Jarwal et Jackmor

 

 

 

Le lever du soleil sur les montagnes...

Une telle douceur.

Et Jarwal qui court dans les montagnes de Colombie.

 


 

Tome 3

Les hommes de Jackmor travaillaient sans relâche. La brèche dans le mur végétal s’élargissait inexorablement mais la résistance des troncs les sidérait. Ils devaient affûter les lames des haches régulièrement comme s’ils avaient cogné pendant des heures sur des roches.

Jackmor restait en retrait et aucun de ses hommes n’osait même le regarder. Tous sentaient bien que le regard sombre de leur chef interdisait la moindre parole. Une colère immense qu’ils devinaient dans la raideur de son visage émacié, les mâchoires serrées, les muscles bandés de ses bras.

 

Il regrettait tellement cette invulnérabilité. Même s’il décidait de sauter dans le vide, du haut du ravin, de tomber dans le flot intraitable du torrent, de se laisser couler, de heurter des milliers de roches pendant des jours et des nuits de dérive dans le courant puissant, même s’il rêvait désormais de cette libération de la mort, il ne pouvait rien y faire. Il était irrémédiablement condamné à errer sans fin dans cette enveloppe indestructible, sans plus jamais accéder à d’autres connaissances. C’est ainsi que la Création l’avait décidé. La Mort était une bénédiction puisque l’existence puisait dans cette fin à venir le désir d’éveil, le goût du savoir, l’évolution et le progrès, la transformation jusqu’à la métamorphose. Il avait choisi de se priver de la Mort et il avait quitté aussitôt le chemin de la Vie. Une erreur effroyable qu’il ne pouvait plus réparer. Cette brûlure dans son âme, comme une pénitence éternelle, une souffrance infligée dont il ne pouvait plus s’extraire. Une condamnation alors qu’il avait souhaité se libérer de la sentence de la Mort.

Il devait retrouver Jarwal. Il était certainement le seul à pouvoir rompre cette chaîne. Et il lui était simultanément insupportable d’envisager combattre le lutin en espérant que celui-ci l’emporte. Deux désirs antagonistes qui luttaient en lui.

Il se leva pourtant et rejoignit la troupe. Il arracha une hache des mains d’un des soldats. Tous les hommes se figèrent et reculèrent d’un même mouvement. Une telle violence diffusée, ils sentaient des odeurs âcres, comme si leur chef diffusait des relents de cadavres, que la Faucheuse virevoltait follement autour de lui et cherchait à l’envoûter.

Jackmor arma son geste et frappa le tronc avec une violence inimaginable, des éclats de bois jaillirent, les coups s’enchaînèrent avec une vitesse stupéfiante, le fût vibrant jusqu’à la cime. Jackmor ahanait à chaque frappe, un cri de rage, comme un combat contre un ennemi bien différent que ces arbres inertes.

Les hommes reculèrent encore de quelques pas. L’impression d’être aspirés par cette haine qui irradiait de leur chef. Certains éprouvaient une pitié qui les gênait, d’autres une simple terreur, d’autres encore la certitude que cet être incompréhensible n’était pas des leurs, qu’il venait d’ailleurs, d’une autre dimension, que la magie en était la source et qu’ils devaient se méfier de lui pour ne pas être emportés dans un monde inhumain.

Il ne fallut pas bien longtemps pour que le tronc s’écroule.

Jackmor n’eut aucun regard pour les hommes qui s’enfuirent à toutes jambes lorsque l’arbre bascula. Il se cala contre la falaise en résistant difficilement à l’envie de se placer dans l’axe de la chute. Sachant très bien que le choc ne suffirait pas à le libérer. Rien d’extérieur ne pouvait l’anéantir et rien, intérieurement, ne lui était offert pour pallier à cette geôle d'une vie sans fin.

Il attaqua aussitôt le tronc suivant. Avec une rage folle.

 

Il devait retrouver Jarwal.

 

 

Les renforts autour du camp des Kogis s’érigèrent toute la journée. Des trous furent creusés et garnis de pieux, des lacis de branches épineuses furent assemblés autour de l’enceinte, des murailles végétales dont les pointes étaient dures comme de la pierre, aucun animal n’aurait pu les franchir sans s’y déchirer la peau, des murets de pierres plates offraient de multiples refuges et cachaient des réserves de lances, des bois durcis au feu, des machettes et des pics en fer, ceux qui servaient à l’extraction de cet or convoité. Tout ce qui pouvait servir à la lutte était rassemblé.

Quelques Anciens furent chargés d’entraîner les hommes au combat. C’est là que Jarwal comprit que les Kogis n’avaient aucune chance. Toutes les protections, toutes les armes, tout ce travail de préparation serait vain. Pour une seule raison : Les Kogis ne portaient pas en eux la folie nécessaire à un combat. Leur maladresse était criante, ce manque d’énergie et de violence nécessaires, cette absence de haine et de convoitise, cette incapacité à voir en l’autre un ennemi à abattre, cet espoir si visible qu’il était encore envisageable d’échapper à ce ruissellement du sang, à cette offense envers la vie, cette trahison au regard de leur amour inconditionnel et constant, cette idée que certains hommes pouvaient être tués au nom des autres. C’était si éloigné de tout ce qu’ils vénéraient.

 

 

Ils n’avaient aucune chance de survivre à un combat.

Et lui ne possédait pas de pouvoirs suffisants pour lutter contre une armée entière avec Jackmor à leur tête.

Il observait Kalén manipuler une lance avec application et mimer un combat illusoire lorsqu’il entendit parler en lui.

Il écarquilla les yeux avec un sursaut de tout le corps, un choc inconnu, comme s’il cherchait à voir en lui et à dénicher l’intrus caché dans un recoin.

 

« Le mal a toujours une faille. »

 

Une phrase clairement énoncée, une voix inconnue, juste un murmure.

 

« Et tes graines peuvent porter la vie au cœur du mal. » 

 

Il reprit difficilement son souffle et écouta attentivement la voix monocorde qui répétait inlassablement son message.

Une révélation soudaine.

Kalén lui avait expliqué le mystère. Izel était revenu. Ou n’était jamais parti. Juste un changement de support, une autre forme de la Création.

 

Il courut vers Kalén et l’entraîna à l’écart du groupe. Une immense euphorie en lui. Izel lui avait donné la solution.

 

« Kalén, je sais comment il est possible de se libérer des Conquistadors.

-Nous allons les combattre, intervint le jeune homme.

-Même si vous êtes résolus à préserver votre liberté et que je reconnais votre courage, il ne faut pas en faire une folie Kalén. Les Conquistadors sont des hommes de guerre et vous, les Kogis, vous êtes des hommes d’amour. Il est impossible de combattre le Mal par le Mal. Il vous faudrait devenir pire encore que ces hommes et même si vous emportiez ce combat, les dégâts spirituels, les traces laissées par cette lutte, cette cassure effroyable dans votre harmonie, ton peuple en subirait les conséquences pendant très longtemps. On n’efface pas le sang même quand la terre l’a bu. Il continuera à couler en chacun de vous et il étouffera pendant des siècles votre amour de la Vie. »

 

Kalén fut troublé par la détermination du lutin.

« Quelle est ton idée Jarwal ? demanda-t-il.

-C’est une parole d’Izel qui m’a donné la solution. Je vais avoir besoin de ton aide. Et de celle d’Izel aussi. »

 

Un sourire sur le visage du jeune homme. Comme un espoir qui se dresse et nourrit la source des forces. 

 

 

Jackmor avait créé une brèche. A lui tout seul, avec une énergie inusable, comme si sa vie en dépendait et qu’il y avait une urgence absolue. Aucun de ses hommes n’aurait pu imaginer que c’est sa mort qu’il espérait et qu’il ne supportait plus aucun délai.

 

La troupe s’était glissée dans l’ouverture et avait repris sa progression à la tombée du jour. Un dernier campement à installer avant de fondre sur les Kogis et d’entamer le dernier combat. Jackmor ne pensait absolument plus à cet or vénéré et n’envisageait rien d’autre que sa disparition, sa libération et la quête d’une autre enveloppe terrestre, une incarnation mortelle, simplement mortelle mais disposant dès lors de l’accumulation possible des connaissances et de ce projet flamboyant de la puissance du savoir. Une exploration bien plus fascinante que cette errance désespérante de l’immortalité figée.

Les Dieux, finalement, n’étaient pas enviables. Ils ne seraient jamais que des entités enfermées dans leur fixité acquise. Ce qu’ils savaient était constant mais en ignorant l’insatisfaction, ils se privaient de toute évolution. Le statut d’humain était bien plus passionnant. La mort était un tremplin à chaque jour.

Il s’était trompé en choisissant l’immortalité des Dieux.

Jarwal devait le libérer. Il était le seul à pourvoir le faire. Son pire ennemi comme un sauveur.

 

 

Kalén et Jarwal s’étaient éloignés du village, ils avaient rejoint une falaise dans les hauteurs, une longue marche silencieuse qui avait rempli Jarwal de bonheur.

  La simplicité apaisante de ce corps en marche, il l’aimait tant. Cette absence de pensées intrusives quand l’énergie est concentrée dans la justesse du pas.

Kalén avait montré la grotte et ils avaient escaladé quelques ressauts rocheux pour l’atteindre. Ils s’étaient glissés à l’intérieur de l’antre, s’enfonçant vers l’obscurité. Le jour tombait et la faible lumière suintant sur les parois humides les obligeait à écarquiller les yeux.

Ils devinèrent simultanément les arabesques rapides de l’animal.

 

Ils s’assirent côte à côte et observèrent sans un geste les volutes aériennes.

L’animal se calma enfin et vint se suspendre au-dessus d’eux, légèrement en avant, de façon à ce qu’ils ne soient pas obligés de basculer la tête en arrière. Elle replia les ailes contre son corps et ils virent ses yeux. Deux fentes étroites irradiant des flux de soleil.

 

« Oui, c’est tout à fait possible Jarwal. Je peux m’en occuper. »

 

La voix était en lui.

Izel lui parlait.

 

«Je porterai les graines et je les lâcherai là où il convient. Tu peux compter sur moi. La Vie sera au cœur du Mal. »

 

Jarwal sortit de la mozilla son petit sac de graines, il en posa quatre sur le sol, devant lui.

La chauve-souris atterrit devant les deux compagnons. Elle logea les graines dans sa bouche et s’envola.  

 

Elle sortit de la grotte et disparut.

 

« Aie confiance en moi, mon fils. Je suis toujours là. »

 

Kalén détourna la tête. Des larmes qu’il ne voulait pas montrer. Izel était toujours là mais pas comme le père qu’il aimait, ce père patient, attentif, respectueux.

Les bras de son père.

Il aurait tant aimé s’y blottir encore.  

 

Ils rejoignirent le village, sans un mot. Jarwal devinait la tristesse de Kalén dans la lourdeur de son pas. Un silence dont le garçon avait besoin. Il souffrait de l’absence de son père et du poids immense de la survie de son peuple. Un héritage trop tôt survenu.

Avant de rentrer dans le cercle des huttes, Jarwal arrêta le garçon par le bras.

 

« Je sais que ton père te manque terriblement Kalén et je le comprends infiniment. Mais il est là, avec nous, auprès de nous. Je ne cherche pas à comprendre comment c’est possible. Mais tu dois ressentir avec ton âme qu’il continuera à te voir grandir et rien n’est plus important pour un père. N’arrête pas ton regard à la tristesse de ton cœur. Regarde plus loin. Izel est fier de tout ce que tu as déjà accompli. Il n’est pas venu en moi parce qu’il n’avait pas confiance en toi mais parce qu’il veut t’aider à préserver ton peuple. C’est lui qui m’a dit que je détenais la solution. »

 

Les yeux tristes de Kalén. Et puis cette esquisse de sourire qui s’éveille, comme une déchirure dans le brouillard qui l’aveuglait.

 

Jarwal expliqua le plan d’Izel. Kalén l’écouta attentivement.

 

Ils rejoignirent la Nuhé. Jarwal se glissa aux côtés de Gwendoline. Il l’embrassa doucement sur le front. Elle dormait paisiblement.

 

Demain Izel entrerait en action.

 

 

Jackmor n’avait pas dormi de la nuit. Tout du moins, c’est l’impression qu’il en avait gardé. Un rêve étrange qui l’avait poursuivi. Un nuage noir, étrangement mobile, une menace qu’il ne savait définir, l’impression d’étouffer et d’être dévoré de l’intérieur.

Les hommes attendaient ses ordres. Ils le suivaient des yeux quand il se levait. Ils l’avaient regardé se pencher au ras du sol et écouter ce que lui seul pouvait entendre. Il était monté sur le chemin comme s’il avait souhaité s’isoler puis il avait rejoint la troupe. Tous devinaient une tension extrême dans ce visage fermé.

Chacun s’était occupé. Des armes à affûter, des habits à raccommoder, des projets à raconter, des histoires à inventer, ranimer le feu pour le repas chaud, repousser les frissons de la nuit, rêver d'un autre plat que ces maudits haricots rouges, des soirées de beuverie dans les tavernes des ports, ils rentreraient bientôt avec des richesses infinies.

 

Il ne reviendrait pas sur sa décision. Il devait disparaître pour tout recommencer. Mais il ignorait pourtant si le lutin avait suffisamment de pouvoir pour le vaincre. Et cette incertitude le torturait plus que tout.    

Bénir son pire ennemi quand il détient peut-être la libération de la mort. Il n’aurait jamais imaginé une telle issue.

 

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