Confinement : Amazon et librairies.

"Amazon n’est absolument pas limité par les nouvelles mesures, et c’est un vrai problème", déplore Frédéric Siméon

"Amazon n’est absolument pas limité par les nouvelles mesures, et c’est un vrai problème", déplore Frédéric Siméon - Valentino BELLONI / Hans Lucas

CULTURE

Pandémie

Les libraires face au confinement : "Si Amazon récupère notre chiffre d'affaires, ce sera une catastrophe"

Propos recueillis par Copélia Mainardi

  • ​Frédéric Siméon, libraire indépendant, est contraint comme ses confrères de fermer boutique. Il commente les annonces du gouvernement, leurs conséquences, et la menace monopolistique d'Amazon dans un contexte chaotique qui est aussi l'occasion de lire et relire notre bibliothèque, d'inventer de nouveaux livres et d'une lenteur nouvelle.

Marianne : Comment avez-vous vécu les premières annonces gouvernementales qui remontent à samedi dernier ?

Frédéric Siméon : Il était au départ difficile de savoir si seuls les bars et restaurants étaient concernés par les mesures ou si celles-ci touchaient la totalité des commerces. Nous avons passé vingt-quatre heures à « naviguer à vue », à échanger sur les réseaux de libraires pour déterminer au mieux l’état des lieux et la marche à suivre. Le dimanche, nous avons fermé « La Flibuste », notre librairie, mais en maintenant un service de « drive » ; les clients ont pu venir chercher des livres commandés sur internet au préalable. Puis nous avons progressivement décidé de fermer complètement, au fur et à mesure de ce qui nous parvenait ; le SLF - Syndicat des Libraires de France - a notamment communiqué de manière claire que même le « drive » ou la livraison restaient des services dangereux pour la transmission du virus et présentaient un risque sanitaire.

Que pensez-vous de ces mesures ? Sont-elles conséquentes ou trop radicales ?

Notre colère ne porte pas sur les mesures annoncées mais sur la manière dont elles ont été transmises, notamment le moment choisi pour les communiquer. Une annonce un samedi soir à 20h30, d’une mesure applicable immédiatement, a rendu les choses très difficiles pour les commerces fragiles que nous sommes. Le milieu des libraires s’attendait de toute façon à une fermeture très prochaine, mais nous avons eu tellement de monde vendredi et samedi dernier - samedi les ventes étaient presque aussi hautes qu’en période de Noël - que nous avons misé sur cette dernière semaine qui devait permettre aux gens de finir de s’approvisionner.

Nous avons donc recommandé les stocks écoulés, - notamment dans le secteur jeunesse, dévalisé - : tout ceci en vain. Si nous avions su ne serait-ce que jeudi, en même temps que pour les universités et écoles, qu’une fermeture générale était prévue ce week-end, nous aurions pu nous organiser en intelligence, et des précautions auraient été prises chez les clients comme chez les commerçants. Ces mesures radicales sont bien évidemment justifiables dans le fond mais nous contestons ce côté « deux poids deux mesures », ces annonces en différé ; appliquer les consignes de sécurité en fermant boutique me paraît parfaitement nécessaire mais j’ai du mal à comprendre pourquoi une telle chose n’a pas été plus anticipée et annoncée de manière plus directe et cohérente.

Auriez-vous souhaité voir les librairies requalifiées en « commerce de première nécessité » et ainsi rester ouvertes ? Vendre des livres en temps de confinement, est-ce une activité d’utilité publique ?

Très honnêtement, je ne crois pas. Contenir la crise sanitaire passe avant tout, et c’est ce que nous avons tenté de communiquer aux gens, en leur expliquant qu’ils pourraient toujours relire les mêmes livres, créer leurs histoires, inventer de nouveaux récits… Le contexte impose une fermeture totale et c’est normal ; la question porte à présent sur les accompagnements mis en place derrière, pour nous qui ne sommes pas des grosses surfaces. Si la Fnac ferme, ces salariés passeront tous automatiquement en chômage partiel, ce qui n’est pas notre cas, en tant qu’indépendants. Ou bien il aurait fallu penser un système de livraison pour compenser mais ceci aurait nécessité une organisation très en amont, pour assurer un sérieux et des mesures sanitaires sécurisées, ce qui n’a pas été le cas.

Comment gérer la menace que représente Amazon ? L’union de certaines librairies, via des plateformes en ligne comme lalibraire.com par exemple, peut-elle offrir une solution intéressante ?

C’est ce sur quoi nous avons vraiment tenté de communiquer ces derniers jours ; Amazon n’est absolument pas limité par les nouvelles mesures, et c’est un vrai problème. S’ils récupèrent notre chiffre d’affaires, en plus d’une concurrence déjà intolérable et scandaleuse en temps normal, ce sera une catastrophe… Et pas seulement pour les librairies : c’est toute la chaîne du livre qui se verra durablement affectée. Amazon, qui fonctionne par algorithmes, impose une forme de normalisation culturelle qui pénalise durement les petites maisons d’édition, qui se voient mises au ban puisque leur travail est habituellement relayé surtout par des plus petites structures. Et les plateformes de librairies en ligne, si elles sont une initiative très louable, ne représentent pas une alternative suffisamment efficace ; toutes les librairies ne sont pas dessus. Les petites librairies indépendantes comme la nôtre ne peuvent pas proposer des services de paiement en ligne et d’expédition ; les clients devraient payer des frais de port, ce qui augmenterait considérablement les prix, et les services d’expédition nécessiteraient une logistique trop coûteuse à gérer.

Economiquement, quelles sont vos principales inquiétudes pour les semaines à venir ?

La charge la plus lourde est celle des frais fixes - le loyer, l’électricité, l’assurance… Autant de choses sur lesquelles il est impossible d’obtenir compensation. Pour les commandes de livres annulées, des négociations sont en cours au niveau de la branche pour repousser les échéances et/ou organiser des retours de livres invendus - ce qui devra attendre la réouverture, puisqu’aujourd’hui les retours sont tous bloqués. La perte en termes de chiffre d’affaires va être conséquente. Nous étions actuellement à 20.000 hors taxes et aurions donc pu espérer 40.000 à la fin du mois de mars, c’est autant voire plus qui sera perdu en avril ; on s’attend donc à un trou de 50 ou 60.000 euros en fonction de la durée du confinement, et personne n’est préparé à faire face à un tel manque à gagner. Même si des négociations sont en cours à différents niveaux au ministère de la culture, ce chiffre d’affaires est perdu et irrécupérable. Et pourtant, il y a toujours pire en matière de précarité et nous ne sommes pas les plus à plaindre. « La Flibuste » est une petite structure indépendante composée de quatre personnes seulement, qui se doit de trouver ses propres solutions : deux d’entre nous peuvent encore bénéficier d’aides de Pôle Emploi pendant quelques mois, un de nos salariés en CDD pourra être mis en chômage partiel… mais le troisième co-gérant, qui ne peut toucher aucune compensation, devra être payé par nos soins.

Que préconisez-vous désormais ?

« N’allez surtout pas sur Amazon, économisez, et quand on pourra rouvrir, venez acheter 3 fois plus de livres qu’avant ! ». Et c’est plutôt bien reçu. Il faut aussi relire les livres sur l’éloge de la paresse, de la lenteur… Et sortir de l’actualité : on vit toujours dans l’urgence et dans le présent immédiat, mais pour la littérature, ça n’a pas de sens. Soyez patients, se procurer la dernière nouveauté n’est pas indispensable, et quand nos portes ouvriront à nouveau, vous serez ravis de rattraper votre retard ! Je ne peux pas dire grand-chose de plus : si certains veulent malgré tout continuer à acheter, qu’ils le fassent chez des réseaux de libraires indépendants bien sûr, mais à mon sens, ça ne sert pas à grand-chose à l’heure actuelle, et mieux vaut se dire qu’un mois ou deux sans nouveaux livres, ça n’est pas dramatique. Des siècles plus tard, les classiques n’ont toujours pas disparu : dans deux mois, les livres seront toujours là… et les libraires aussi, je l’espère !

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