Coronavirus et décroissance

Cette France majoritaire qui vit déjà en décroissance (et prépare la résilience ?)

 

January 3, 2020

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Cyrus Farhangi

Il peut être estimé qu'une bonne majorité des Français vit déjà en "décroissance" (c'est en quelque sorte ce que signifie le "déclassement social", "galérer de plus en plus pour boucler les fins de mois", "avoir de plus en plus de mal à faire le plein", "commencer à se priver de loisirs" etc...). Le but de cet article est de vous rapporter des témoignages de toutes sortes et de toutes classes sociales vivant déjà en décroissance depuis une décennie (voire plus). Cela met quelque peu en perspective le débat sur "faut-il faire de la croissance ou de la décroissance ?" (on peut de toute façon douter que l'une ou l'autre puisse se décréter, mais passons), puisque la décroissance serait déjà majoritairement là, et qu'elle semble hélas en grande partie subie. C'est un constat, et je ne suis pas responsable des chiffres officiels qui permettront de l'étayer (et je pense franchement que personne ne l'est). Croyez moi, je préférerais largement que tout le monde soit de plus en plus riche et qu'on détruise de moins en moins la planète. Or c'est exactement l'inverse qui se produit.

Le but de ces témoignages est de :

1) Donner, par induction, une idée de ce que ressentent les gens et de ce que signifie de "vivre avec X€ / mois dans telle situation" ou "Y€ / mois dans telle autre situation".

2) La nature ayant horreur du vide lorsque l'Etat et/ou les entreprises abandonnent les gens, montrer que de nouveaux modèles se créent (mais ce sera le focus d'un prochain article, car ce n'était pas le but annoncé de mon appel à témoignages). La "résilience" n'a potentiellement pas attendu les séances de brainstorming de nous (et moi) "têtes pensantes" dernières rescapées du déclassement social. Elle est déjà pratiquée ici et là et des modèles apparaissent spontanément lorsque les individus sont de plus en plus livrés à eux-mêmes. J'en ai un petit aperçu en Ariège (sans nullement idéaliser la vie là-bas, qui est dure, et le serait encore davantage sans le RSA), département qui n'a jamais véritablement connu la "croissance" des métropoles, ni même celle des anciens territoires industriels.

Avant d'en venir aux témoignages, puisque le déclassement social n'est apparemment qu'un "ressenti démenti par les chiffres officiels" (je comprends de mieux en mieux pourquoi ce discours, que j'ai tenu par le passé, peut être profondément agaçant), voici justement quelques chiffres officiels. Sautez directement après le point 4 si vous n'en avez rien à secouer et voulez passer directement aux témoignages.

1) La croissance de l'économie ramollit décennie après décennie... jusqu'à être quasi-nulle depuis 2008. Nous sommes en haut de cycle économique (du moins à en croire les annonces d'une prochaine crise), et le PIB par habitant est quasiment au même niveau qu’en 2008, le précédent haut de cycle. D'après mes calculs sur des données World Bank du PIB par habitant : +5% sur la décennie 2008-2018 en PIB constant à Parité de Pouvoir d'achat, +9% en PIB courant. Autant dire de l'ordre de +0,7% par an (en moyenne, sachant qu'en principe, les pauvres et les classes moyennes ne sont pas au-dessus de la moyenne).

Et encore, d'après des analystes comme Christophe Nijdam (merci encore Christophe, votre Thinkerview fut vraiment un révélateur important) : "pour sauver le système en 2008, on a planté les germes d'une crise peut-être encore plus grave".

2) Les graphiques de cet article suggèrent la même chose. D'après Eurostat, notre PIB réel par habitant a à peine augmenté depuis 2008. D'après la Banque mondiale, notre PIB courant en dollars par habitant a baissé. Seul le PIB courant (donc non corrigé de l'inflation) en dollars PPA a augmenté. Cet indicateur constitue l'un des derniers refuges des partisans du "meuuuuh non tout va bien, ce n'est que du ressenti" (alright dude, whatever floats your boat). Ces mêmes partisans qui dans les années 2000 mettaient par exemple en avant la hausse du "pouvoir d'achat" (un indicateur contestable, dont la moyenne rassurait néanmoins ceux, comme moi, qui ne voulaient pas voir cette France qui s'appauvrissait déjà).

3) Justement, le "pouvoir d'achat" est au point mort depuis 10 ans. Cet article de l'INSEE affirme "Cette disparité entre les ménages est d’autant plus importante que la croissance du pouvoir d’achat par unité de consommation a fortement ralenti depuis la crise : +0,1 % par an en moyenne entre 2007 et 2017 au lieu de +1,9 % par an en moyenne entre 1997 et 2017."

+0,1% par an, autant dire zéro. C'est une moyenne, et cela m'étonnerait que la majorité des Français soit au-dessus (sauf à penser par exemple que les 70% du bas auraient fait de la croissance, et que les 30% du haut auraient fait de la décroissance).

De surcroît, le pouvoir d'achat est une mesure imparfaite (l'article de l'INSEE l'explique très bien lui-même), mais ses imperfections ne plaident guère dans le sens de la prospérité. L'indicateur n'intègre pas, par exemple, le fait que les "dépenses contraintes" (carburant, logement) augmentent plus vite que l'inflation, et plus vite pour les pauvres que pour les riches (cela est développé dans les points 8 et 10 de cet article). Par ailleurs, l'indicateur du pouvoir d'achat n'intègre pas le fait que les produits de luxe deviennent des nécessités, un exemple notable de la dernière décennie étant le smartphone pour toute la famille.

4) D'après des analystes comme Christophe Nijdam, à défaut de donner du pouvoir d'achat aux gens, on leur a donné du crédit. En effet, le crédit n'est pas intégré au revenu servant à calculer le pouvoir d'achat. On peut néanmoins douter que les ménages modestes aient un accès  significatif au crédit ou, lorsque c'est le cas, que cela soit particulièrement signe de prospérité.

Voici maintenant les 17 témoignages reçus sur Facebook de ceux qui vivaient la décroissance, copiés-collés tels quels (6-7 témoignages FB furent reçus de personnes vivant en croissance, mais pour une démarche scientifique fiez-vous plutôt aux "chiffres officiels").

Certains font état d'une grande perte d'espoir en notre société et en l'avenir, mais aucun ne m'est apparu malveillant, bien au contraire, je suis même étonné d'un tel degré d'apaisement au vu des désastres sociaux et écologiques en cours. Notre communauté d'intérêt semble entretenir un esprit de paix malgré les difficultés senties ou pressenties, ce qui est rassurant. Merci !

"J'étais patron d'une PME dans le bâtiment qui a fait faillite en 2008. Depuis, j'ai jeté l'éponge, j'ai fui ce système qui détruit le vivant, pour préparer l'autonomie et la résilience (alimentaire, mais pas seulement) avec mon voisinage. J'ai encore des dettes à payer, j'y arriverai, je ne dépense quasiment rien à part cela, et je serai totalement libre lorsque ma dette sera payée. Sur la décroissance subie, effectivement c'est bien pire que tu ne sembles le penser Cyrus. Les personnes des classes inférieures subissent déjà de plein fouet la crise depuis longtemps."

"C'est évident pour moi qui fréquente un panel sociologiquement extra-large que la décroissance est déjà là. L'écart se creuse de plus en plus en effet, et les plus modestes déploient, pour certains, des stratégies à la marge pour amortir les chocs. Tu le vois aussi beaucoup plus en milieu "rural" (la majorité du territoire étant rural contrairement à ce que les statistiques prétendent ... qui considèrent que n'est plus rural un environnement au delà de 5000 habitants ... or avec les com-com il n'y aurait donc que de l'urbain ... ce qui est une gageure). Bref, c'est un autre sujet, mais en tous les cas, je peux te dire que les pauvres augmentent en nombre... partout."


"Je crois que pour une grosse majorité les revenus n’augmentent plus depuis longtemps. Je suis médecin (praticien hospitalier) et notre point d’indice n’a pas augmenté depuis 12 ans, et notre pouvoir d’achat perdu 25% en 20 ans. Alors même dans un milieu bourgeois, beaucoup sont plus ou moins décroissants.Je ne roule plus en voiture, je ne prends pas l’avion donc passe mes vacances en France, le plus souvent en bivouac en montagne, et fait les trajets en vélo. Donc oui, même en milieu bourgeois en île de France, pour maintenir une certaine qualité de vie, il a fallu trancher dans les dépenses. Par ailleurs, en tant que médecin légiste (thanatologie et vivants) je vois en consultation des gens de tous milieux sociaux, du SDF migrant toxicomane aux benzodiazepines au cadre très supérieur. Et la majorité des gens que je vois ne sont pas franchement aisés dans leur vie quotidienne, que ce soit des gens CSP+ ou défavorisés. Les seuls gens réellement aisés que je vois en consultation sont soit des boomers, soit des retraités, soit des salariés du tertiaire ne produisant rien de réellement utile. Cela m’attriste profondément sur la société actuelle."

"Pour être né en 1970, et comparé le niveau de vie de mes parents à l'époque, ce qui a augmenté et fait la différence : l'énergie gaz essence, clop, forfaits et téléphone portable et internet, les ados sont plus la cible des marques à la con aussi !Bref si j'habille tout le monde chez Kiabi, que je paye mes clops 1€le packet, que je jette les iPhones et autres, en mettant de l'essence à 60 centimes ! Je peux rivaliser avec les générations passées..."

"Je vois de plus en plus de gens sauter des repas ou acheter des produits de mauvaise qualité qui n'étaient même pas proposés à la vente auparavant. Rien de plus écoeurant que ce poulet à bas prix ou ces galettes des rois toutes sèches vendues actuellement dans les rayons premiers prix (qui n'existaient pas non plus il y a quelques années)."

"En tant que paysan je n'ai que 800 euros de retraite mensuelle.Mais j'ai une épouse qui a 1400. Donc ça va bien.Par contre j'ai un gros atout, je me fiche royalement de ce que possèdent les autres, je ne suis pas du tout envieux. Et quand je vois à la télé des télé-réalités ou des reportages dans le luxe... Ça me dégoûte plus qu'autre chose. En plus quant on voit les résidences de riches personnes on s'aperçoit qu'ils ont souvent des goûts de chiottes. Je plains ces gens. Je pense même que leur avenir est compromis."

"J'ai effectivement l'impression de devenir un cas social au fur et à mesure que le temps passe

 

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