De l'Anthropocène au Pyrocène : les méga feux

 

 

Entretien — Climat

Mégafeux : « Nous ne vivons pas seulement dans l’Anthropocène mais dans le Pyrocène »

 

Mégafeux : «<small class="fine d-inline"> </small>Nous ne vivons pas seulement dans l'Anthropocène mais dans le Pyrocène<small class="fine d-inline"> </small>»

Pour Joëlle Zask, auteure de « Quand la forêt brûle », les feux géants qui se multiplient dans le monde ne sont pas des phénomènes naturels. C’est bien le réchauffement climatique qui nourrit ces incendies et maintenant que ces derniers sont rentrés dans les villes, « on ne peut plus en faire abstraction ».

Joëlle Zask enseigne au département de philosophie de l’université Aix-Marseille. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages, dont Quand la forêt brûle (Premier Parallèle, 2019).

Joëlle Zask.

Reporterre — Que vous évoquent les incendies qui ravagent en ce moment l’Australie ?

Joëlle Zask — Ces incendies vont au-delà même de tout ce que j’avais pu imaginer et décrire dans mon livre. C’est d’une gravité extrême. Le désastre est devant nous : plus les zones brûlées s’étendent et plus les feux deviennent intenses, moins la réversibilité de la situation semble envisageable. On parle de 500 millions d’animaux carbonisés. Des milliers de personnes sont obligées de se réfugier sur les plages pour éviter le brasier. On voit un pays littéralement partir en fumée. Cela crée un choc psychologique. Nous entrons dans une époque où les conséquences du réchauffement climatique sont particulièrement palpables. Le feu détruit non pas la planète, mais les conditions d’existence des êtres humains et de nombreux animaux sur Terre.

Un autre aspect me révolte : l’attitude négationniste du Premier ministre Scott Morrison. Le gouvernement, qui a longtemps été climato-sceptique, refuse d’arrêter la production de charbon. Ces feux ne sont pourtant pas un phénomène naturel. Le croire est criminel.

Du feu près du lac Conjola (Nouvelle-Galles du Sud), en Austalie.

L’activité humaine est-elle ici en cause ?

Indéniablement. Ces incendies sont nourris par le réchauffement climatique. L’augmentation des températures fait baisser le taux d’humidité, la végétation sèche et devient extrêmement inflammable. Les forêts sont aussi de plus en plus attaquées par des insectes ravageurs et des pathologies qui croissent avec la chaleur. En Californie, une région qui a connu aussi de nombreux incendies ces dernières années, un arbre sur dix est victime d’agents pathogènes, de virus ou de champignons. Les forêts sont malades, les écosystèmes fragilisés et donc plus vulnérables à des incendies. Avec la sécheresse et le réchauffement climatique, la saison des feux s’allonge. En Australie, il reste encore trois mois d’été. On n’est donc qu’au début de la catastrophe.

Cette année a aussi été marquée par des feux en Amazonie, en Sibérie, au Portugal. On a l’impression que la forêt brûle partout. Est-ce inédit ?

Non, cela fait plus de dix ans que le phénomène des feux s’est aggravé et que les incendies sont devenus hors norme. C’est notre perception qui a changé récemment. On a commencé à en parler, à les voir, à les conscientiser. On revient de loin. Quand j’ai commencé la rédaction de mon livre [Quand la forêt brûle], il y a trois ans, la vulgate disait que les incendies étaient bons pour la forêt, qu’ils la régénéraient.

Les positions ont évolué depuis que les feux sont rentrés dans les villes, quand les habitants de Singapour ont commencé à suffoquer à cause des incendies en Indonésie ou que les gens de Sao Paulo étouffaient du fait de l’Amazonie en feu. En Australie, c’est parce que le brasier menaçait Melbourne et Sydney que les médias et les politiques ont commencé à s’emparer de la question. On ne peut plus en faire abstraction, l’incendie vient défier notre société urbaine, frapper à ses portes. Ses fumées entraînent de nombreuses maladies respiratoires et condamnent des dizaines de milliers de personnes à une mort prématurée. Canberra, en Australie, est désormais la ville la plus polluée du monde, avec un taux de pollution de l’air plus de 20 fois supérieur au maximum autorisé. Les gens s’empoisonnent. Désormais, on le sait. Avant le territoire des indigènes ou des ruraux brûlait en silence, sans susciter l’indignation. Ça prouve que pour se mobiliser contre le réchauffement climatique, il faut le vivre dans sa chair, ses tripes. C’est ce que découvrent aujourd’hui des populations urbaines partout sur la planète.

Le 31 décembre 2019, en Nouvelle-Galles du Sud (Australie).



Quels liens faites-vous entre ces multiples incendies à travers le monde ?

Dans mon livre, je les ai rassemblé autour du terme de « méga feux ». Ces dernières années, le régime du feu a évolué. Les incendies sont devenus, selon les commentateurs, « extrêmes », « very large », « inextinguibles ». On parle de « monstre » en Australie, de « bête » en Californie. Ils sont incontrôlables. Quel que soit le nombre de personnes qu’on met sur le terrain, on ne peut plus les éteindre. On n’arrive même plus à protéger les logements. On fait simplement fuir les gens. La stratégie militaire qui déclare « la guerre au feu », à grand renfort de techno science, est impuissante.

Les incendies éclatent partout. Même le Groenland a brûlé en 2017. Des plaines enneigées ont pris feu. À l’été 2018, c’était au tour de la Lettonie et de la Suède jusqu’au cercle polaire. On ne peut pas les arrêter. En Sibérie, il a fallu attendre le changement de saison et la pluie pour que les feux s’éteignent. En Corse, on a des saisons du feu qui durent cinq mois. 

Certains scénarios de la Nasa envisagent un embrassement des terres émergées. Quand on regarde le planisphère des feux, on se rend compte que leurs foyers se rapprochent de plus en plus les uns des autres. On estime qu’en 2050, 50 % des municipalités françaises seront exposées aux méga feux. (On le voit cet été 2022)

Comment les méga feux contribuent-ils au dérèglement climatique ?

Ces feux sont d’une telle intensité qu’ils génèrent leur propre climat. Par exemple ils augmentent la vitesse des vents et peuvent même déclencher la foudre. Sans compter que leurs cendres se déposent sur les glaciers et précipitent la fonte des glaces. C’est ce qui se passe en ce moment même en Nouvelle Zélande, les glaciers ont pris une couleur caramel avec la cendre qui provient des feux australiens, et du coup vont moins réfléchir la lumière et fondre plus vite.

Une utilisatrice de Twitter a posté cette photo de neige « caramélisée par la poussière des feux de forêts », près du glacier Franz Josef en Nouvelle-Zélande.

Les méga feux libèrent aussi beaucoup de gaz à effet de serre. Ils doublent l’activité humaine. En 2018, les feux de Sumatra ont généré autant de gaz à effet de serre que l’activité économique des États-Unis tout entier. En 2019, les incendies en Sibérie émettent autant de dioxyde de carbone que 36 millions de voitures. Nous ne vivons pas seulement dans l’Anthropocène mais dans le Pyrocène. Le feu est responsable d’une accélération du réchauffement climatique.
 

On parle beaucoup aujourd’hui d’adaptation au réchauffement climatique. En quoi les méga feux montrent-ils les limites de cette vision ?

Les méga feux sont des voisins infréquentables. Ils balayent tout et créent le désert. On ne peut pas s’adapter à un incendie. En prônant l’adaptation au réchauffement climatique, les politiques révèlent leur impuissance à lutter contre ses causes.

C’est absurde. Il faut imaginer que la surface qui a brûlé en Australie équivaut au quart sud-est de la France, de Marseille à Lyon. Le feu a vidé la population de ce territoire. Aucune adaptation n’est possible. La lutte contre l’incendie n’est pas non plus la solution. Reste alors la prévention.
 

Des personnes évacuées de Mallacoota, en Australie, le 2 janvier 2020.

Quelle est-elle ?

Il faut évidement lutter contre les causes du réchauffement climatique mais aussi remettre en cause les croyances qui irriguent la pensée occidentale : l’idéologie qui voudrait soumettre la nature, la dominer, mais également le préservationnisme - c’est-à-dire l’idée selon laquelle les équilibres naturels et la présence humaine sont incompatibles, que la nature fait bien les choses, qu’il faut s’en retirer, la protéger en la sanctuarisant et en la mettant sous cloche. Au contraire, je pense qu’il faut prôner une sorte de coopération et de partenariat, développer un modèle de soin de la forêt où cette dernière ne serait pas uniquement vue sous l’angle de l’extractivisme.

Concrètement, cela veut dire revenir à des pratiques menées par des peuples indigènes mais aussi par les paysans traditionnels. Monter la garde, débroussailler, habiter le territoire, faire des feux de surface pendant la saison des pluies. Devenir l’auxiliaire de la nature. Faire avec elle plutôt que contre. S’opposer à la nature, c’est la détruire mais c’est aussi détruire nos chances de vie sur la Terre.
 

La gestion industrielle des forêts peut-elle être à l’origine de certains incendies ?

Tout à fait. J’ai été frappée par les feux de forêt, totalement inédits, en Suède, à la fin de l’été 2017. C’était sidérant parce que l’on ne s’attendait pas à ce que des forêts boréales et même arctiques brûlent. Ces incendies ont révélé le fait que la Suède possédait une forêt à 70 % industrielle. Des plantations de pins, des monocultures uniformes qui appauvrissent les sols et affament les rennes qui manquent de lichens. Les méga feux se sont rapidement propagés du fait de l’extrême densité de ces pins et de la vulnérabilité de ces forêts industrielles. On voit la même chose se développer en Espagne ou au Portugal avec les plantations d’eucalyptus particulièrement inflammables. Le feu n’a donc rien d’un phénomène naturel, il est éminemment politique.

Propos recueillis au téléphone par Gaspard d’Allens

Quand la forêt brûle, de Joëlle Zask, Premier Parallèle, août 2019, 208 p., 17 euros.

 

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