Dialogues de parents.

Jusqu

 

Dès qu’ils furent sur la route, Cloarec fit part de ses craintes à son ami.

« Moi, je te dis qu’il est capable de faire une connerie avec son fusil. Il faudra faire attention quand on les retrouvera. Il est assez fou pour tirer, même avec les gosses autour. Il ne peut pas encaisser le coup que l’instit a fait, c’est comme s’il n’y avait que lui de concerné. Il en a fait une histoire d’honneur et ça, à la fin, c’est toujours des conneries. »

 Miossec roulait comme le demeuré qu’il était. Cloarec avait un mal de chien à suivre.

« J’espère qu’il n’a pas pris sa bouteille de rouge, sinon il va finir dans un arbre, s’inquiéta Le Renard. Fais gaffe, hein ? C’est pas la peine de se tuer pour ce malade, moi aussi, je veux retrouver Rémi et Fabrice mais je veux y arriver en entier et pas sur un brancard. Tu crois que l’instit, il leur a fait du mal aux gosses ?

- Sûrement pas. Tu vois Jean, je vais te dire franchement, si ma femme n’avait pas insisté pour que j’aille chercher Marine, j’aurais pas bougé, je crains rien du tout. Marine, elle est vachement heureuse d’avoir eu cet instit et tu peux pas savoir comme elle a changé pendant l’année. Et tout en bien. Elle a grandi dans sa tête, incroyable ! Elle était déjà vachement mûre pour son âge, c’est Florence qui disait ça, mais alors maintenant on dirait presque une petite femme. Tu peux pas imaginer les discussions qu’on a avec elle, parfois, j’ai du mal à suivre. Ce qui m’emmerde le plus c’est que c’est pas moi qui l’ai emmenée en vacances. Tu vois, la ferme, j’en ai plein le cul ! Quand je pense qu’on n’a même pas le temps de s’occuper de nos enfants, ils grandissent et on ne voit rien. On compte les litres de lait, les tonnes de patates, les hectares de maïs et on ne voit pas nos enfants, ça me fait chier, tu vois, vraiment ça me fait chier. L’instit, j’ai presque envie de le remercier. Bien sûr, j’aurais préféré qu’il m’en parle de son idée et j’aurais accepté tout de suite mais on n’a jamais pris le temps d’aller discuter avec lui. On a vraiment dû passer pour des tarés, on est vraiment trop cons ! Je l’ai même suspecté d’être un pédophile ! Tu vois un peu. C’est Miossec qui m’avait filé cette idée à la con alors que Marine, elle a jamais été aussi heureuse. Quand je l’ai questionnée un peu pour voir comment ça se passait dans la classe, j’ai bien vu que tout ce qu’il faisait, c’était pour leur bien. Si ça avait été un tordu, Marine, elle me l’aurait dit. Je lui ai fait comprendre ce qui me faisait peur et je peux t’assurer que ça ne lui a pas plu du tout que je puisse douter de son maître. C’est elle qui m’a dit que c’était pas parce qu’il était différent des autres qu’il était dangereux. Elle m’a même dit que c’était les autres instits qui étaient dangereux parce qu’ils n’aimaient pas les enfants comme lui il les aime ! J’étais pas fier, tu vois et j’ai arrêté de dire des conneries. Non, j’y crois pas du tout qu’il pourrait leur faire du mal. Tu te rends compte des risques qu’il prend pour emmener nos gamins en vacances ! Et nous, on n’a même pas été foutu de voir que ce mec-là, il fallait juste qu’on l’écoute un peu. Faut croire que le boulot, ça te bouche toute la tête comme un paquet de merde dans le cul. Ce gars, moi je pense que c’est quelqu’un de bien et ce qui est sûr c’est qu’il aime les enfants. Nos enfants ! Alors, je peux pas lui en vouloir. Tu comprends ? Lui, au moins, il s’en occupe. Moi, par contre, ça me fout la honte. Tu vois, après cette histoire, j’ai décidé que je m’occuperai davantage de mes filles. J’ai déjà loupé beaucoup de choses avec Marine, il faut pas que je fasse la même connerie avec Morgane. Je suis déjà bien content que Marine continue à me parler. Peut-être même qu’elle m’aime encore. Et pourtant j’ai pas fait grand-chose pour elle. T’as vu tout ce que l’instit a fait découvrir à nos gamins. C’est la honte pour nous. C’est la honte.

- Ouais, moi aussi, ça me fait ça. C’est vrai que Rémi et Fabrice, ils ont sacrément changé. Tu vois Fabrice, tu le connais un peu. Il était vachement timide, il manquait de confiance. J’avais beau me dire qu’en grandissant ça s’arrangerait et ben que dalle, il s’améliorait pas le gamin. Et là, en un an, c’est dingue comme il a changé. Il parle avec un adulte, même s’il le connaît pas, il prend des initiatives, il rigole vachement plus qu’avant, tu vois, plein de trucs comme ça. Il est beaucoup plus heureux. Et c’est vrai que c’est pas grâce à moi. Le séjour au camping à Camaret, ça l’a transformé. Et Rémi, je t’en parle pas, je le reconnais plus, d’ailleurs, j’ai l’impression que lui non plus me reconnaît plus. Tu vois ce que je veux dire, comme si je l’intéressais moins qu’avant et ça me fout vachement la trouille…T’as raison, c’est vraiment nul que ça soit pas avec nous qu’ils aient vécu tout ça. D’ailleurs, ma femme, elle me l’a dit y a pas longtemps. –Quand t’as le temps, au lieu d’aller à la chasse avec tes copains, tu ferais mieux de passer la journée avec tes deux garçons. L’instituteur, il s’en occupe mieux que toi. Je me demande même lequel de vous deux aime le plus les garçons.- Ça m’a fait mal quand elle m’a dit ça, on s’est même engueulé. Je lui ai dit que je bossais pour qu’ils manquent de rien et que je pouvais bien  passer un peu de temps avec les copains. C’était vraiment des conneries. Et puis, après avec le boulot, j’y ai plus pensé.

- Ah ouais, toujours ce boulot, ça, tu vois, c’est une excuse de merde. On se dit ça juste parce qu’on est trop con pour réfléchir un peu. Marine, un soir, elle m’a lu une phrase que l’instit leur a donnée en classe. La vache, ça m’a marqué. Attends que je la retrouve…Ah oui, ça dit à peu près ça -On rencontre beaucoup d’hommes qui parlent de liberté mais ils passent leur vie à se fabriquer des chaînes.- J’y ai même pas compris quand Marine elle m’a lu ça, c’est elle qui m’a expliqué que ça voulait dire qu’on travaillait pour avoir du pognon et s’acheter plein de trucs mais qu’en fait, au lieu d’être libre, on était prisonnier de tout ce qu’on désirait, tu vois le truc ? En fait, on croit qu’on va bien parce qu’on gagne du fric mais en vrai on voit pas nos gosses grandir parce qu’on en veut toujours plus. Enfin, c’est pas simple mais c’est quelque chose comme ça. J’ai passé des heures à réfléchir à ce truc. Parfois, j’étais sur mon tracteur et je pensais à ça. Non, mais tu vois la situation, le demeuré de paysan, le cul sur son tracteur, qui réfléchit à la vie qu’il mène parce que sa fille lui a lu une phrase, un vrai truc de fou !

- Ouais je vois bien… Enfin, je vois surtout que c’est pas facile de tout réussir. Son boulot, élever des gosses, aimer sa femme, pas foutre sa santé en l’air, s’occuper des gens qu’on aime, le boulot, les machines, les bêtes et les gosses et les impôts et puis comme ça pendant des années et ça passe à toute vitesse… T’as l’impression de tout faire comme il faut toi ?

- Sûrement pas pour mes deux filles et sans doute pas non plus pour ma femme. Tu vois l’instit, il le sait sûrement pas mais il m’aura fait comprendre ça. Enfin, c’est Marine qui l’aura fait mais je sais que c’est lui aussi. Tu vois par exemple, il a prêté des livres à Marine et elle m’a demandé d’en lire certains. Tu vois le problème ! J’ai jamais rien lu que le Ouest France et L’équipe. Je te dis pas comme ça m’a emmerdé au début puis finalement j’ai découvert que j’aimais ça. C’est dingue hein ? Saint-Exupéry par exemple, c’est vachement bien ce qu’il a écrit ce gars-là. Jack London, j’aime bien aussi. Avec les chiens au Canada dans la neige et les chercheurs d’or, ça fait comme les westerns. J’aime bien, ça fait voyager des trucs comme ça. Et puis, j’aime bien le nom du mec, ça sonne bien ! Jack London ! Ça a de la gueule hein ? Et il y en a plein d’autres des écrivains ! Mais alors moi, les noms, je les retiens pas. Alors Marine, elle me fait des fiches avec le titre du livre et le nom de l’écrivain, elle dit qu’il faut que je m’en souvienne, c’est un boulot dis donc ! Mais bon, j’essaie quand même, c’est tellement bien ce qu’ils ont écrit tous ces gars !

- Oh la vache ! je connais rien de tout ça moi. J’ai bien vu que Rémi et Fabrice, ils lisaient vachement mais ça m’a pas intéressé. Je sais même pas ce qu’ils lisent.

- Et tu sais que c’est l’instit qui a prêté ses propres livres aux enfants. Tu te rends compte ? Il leur fait vachement confiance. D’ailleurs Marine, ça l’a embêtée quand elle a vu le temps que je mettais à lire. Elle a voulu ramener le bouquin pour les autres gamins de la classe mais moi, je voulais connaître la fin. C’était Terre des hommes, de Saint-Exupéry. Celui-là je l’adore ! Le mec avec son copain, il avait posé son avion dans le désert, ils étaient en panne, ils étaient en train de crever de soif. Et c’est une histoire vraie ! Moi, je voulais savoir la fin alors je suis allé dans une librairie à Loudéac et j’ai acheté le bouquin. Tu me vois dans une librairie ! Je te dis pas tous les bouquins qu’il y avait sur les étagères, c’est dingue, j’y ai pas cru et en plus, c’est pas deux fois le même ! Que des bouquins différents. Incroyable je te dis ! Il a fallu que je demande à la patronne sinon je serais mort de vieillesse avant de trouver celui que je voulais! Et le soir quand Marine, elle m’a vu avec le bouquin dans la banquette, elle m’a fait une de ces bises sur la joue ! Un truc, tu vois, c’était plein d’amour, tu peux pas savoir le bien que ça m’a fait. C’est elle qui m’a lu le passage quand ils ont trouvé une orange dans la cabine de l’avion, c’est tout ce qui leur restait. Je peux te dire que maintenant une orange, je la vois plus de la même façon, c’est incroyable, ces écrivains comme ils savent bien raconter, t’as l’impression que c’est eux qui t’ouvrent les yeux. Comme si avant, t’avais que de la merde dedans, comme si t’avais jamais vu la vie. Tu vois, tu crois que tu sais ce que tu fais, que tu sais où tu vas mais en fait, tu sais rien, que dalle. Y a que ces mecs-là qui peuvent te montrer ce qui est vraiment important. Y a des soirs, tu vois, tu gardes ça pour toi hein, et ben j’en aurais pleuré. Ouais, je te jure. Y a un marin aussi, Montessier ou Moitessier, je sais plus bien, Marine, elle a ramené le bouquin, quand il a fait son tour du monde sur son bateau, il était tout seul, il a découvert des trucs en lui, c’était fou. Avec l’océan, c’était une sacrée histoire d’amour. Nous aussi, on pourrait vivre ça avec la terre mais on la regarde pas comme il faut. Ouais, je sais ce que tu penses, me regarde pas comme ça, tu te dis que j’ai un peu reçu, et que je déconne mais moi aujourd’hui, je dis que c’était avant que je déconnais. Maintenant, je commence à y voir un peu plus clair. C’est con que ça m’ait pris autant de temps. Il faudra que j’arrive à le dire à l’instit, ça m’emmerderait qu’il parte comme ça, sans qu’on ait le temps de parler. On s’est rencontré une fois dans la librairie à Loudéac et je suis resté comme un vrai con. J’ai rien trouvé à dire…J’espère que j’y arriverai maintenant. Je suis pas habitué à parler comme ça moi. Les sentiments et tous ces trucs là, ça me dépasse un peu. Enfin, avec les bouquins j’ai fait des progrès… Et la musique, ah bon dieu la musique ! J’y connaissais rien non plus et l’instit leur a prêté des cassettes. Y a une musique de film, « le mépris » ça s’appelle, j’écoute ça sans arrêt à la maison. Attends, je te jure, tu peux pas écouter ça sans que ça te prenne aux tripes, t’as l’impression que les violons ils sont entrain de t’ouvrir le bide ! Et j’aime bien la tête du mec qu’a fait ça, tu vois que c’est la tête d’un mec bien. Y a la rue dans son nom. Tiens, cherche la cassette, elle est là. Regarde comment il s’appelle… Georges Delerue, ah ouais, c’est ça ! Alors lui, c’est un champion ! Et Marine, elle nous a fait écouter d’autres trucs, des musiques incroyables. Ma femme, presque à chaque fois, elle pleure comme une chasse d’eau qui fuit et puis tu vois l’instit, il leur passe de tout, c’est ça qu’est bien. Du Mozart, du jazz, de la chanson française, Alan Stivell. Tu vois même celui-là, il est Breton et ben pourtant je connaissais rien. La symphonie celtique, si tu connais pas ça, tu sais pas ce que tu perds. Tu vois ça nous change de Rika Zaraï et des nullités qu’on entend à la télé. La télé, j’en ai plus rien à foutre maintenant, c’est vraiment de la merde en boîte. Ils nous prennent pour des cons parce qu’on est des cons ! C’est de notre faute tout ça. On a qu’à les envoyer chier ! C’est tout ce qu’ils méritent. Maintenant, le soir on parle des bouquins. En ce moment, Marine, elle lit un bouquin de Tolkien. Ouais, je te jure c’est son nom au mec ! C’est tellement bizarre comme nom que je m’en souviens, ça a l’air vachement bien. J’ai hâte qu’elle me le passe. Parfois, dans la journée, j’ai envie de m’arrêter de bosser pour aller lire !

- Non, je te crois pas !

- Si je te jure. Moi aussi, au début, ça m’a fait drôle, j’ai même cru que j’étais malade ! Mais c’est plutôt parce qu’on s’arrête jamais qu’on est des malades ! Alors quand je vois l’autre fou devant, avec son fusil dans le coffre, je me dis qu’on a intérêt à faire gaffe. L’instit, même s’il a fait une connerie en partant comme ça, il mérite pas qu’on l’emmerde. Pour une fois qu’on tombe sur un mec bien. Tu te rends compte tout ce qu’il a fait changer en un an...J’étais en train de perdre ma grande fille et j’aurais sans doute fait pareil avec Morgane et puis voilà qu’on se parle maintenant. Et pas du boulot en classe ou du métier qu’elle veut faire plus tard. Tout ça, c’est que dalle, ça n’a aucune importance, c’est pas ça qui compte. Non, on se parle de la vie, tu vois, je sais même pas comment te l’expliquer tellement ça me dépasse encore. C’est que quand je suis avec Marine que ça vient. C’est comme si tous les mots, ils étaient coincés quelque part et puis d’un coup ça ressort. Et même avec ma Florence ça va beaucoup mieux. Tu vois, on parlait de la ferme, des impôts, du prix du lait. Vraiment on était con ! Tu sais ce qu’elle m’a dit la semaine dernière ? -Alain je t’aime- Tu te rends compte, ça faisait des années que c’était pas arrivé, je sais pas comment c’est pour toi mais chez moi c’était pas terrible. Pourtant, on s’entend bien mais c’est comme si on passait à côté de quelque chose et qu’on savait pas quoi et ben, maintenant, je sais ce que c’est. C’est l’amour. Et te fous pas de ma gueule, je sais que ça a l’air con mais je te jure que c’est ce qu’il y a de plus beau.

- Je me fous pas de ta gueule Alain. Je me dis même que t’as de la chance, ça me touche vachement que tu me parles comme ça, c’est vrai je te jure, ça me fait vachement plaisir et je me dis que t’as de la chance…J’ai vraiment hâte de retrouver mes deux garçons et de les serrer dans mes bras et qu’on rentre à la maison. Je comprends mieux tout ce que je sentais depuis quelques temps. Toi, t’as déjà compris beaucoup plus de choses que moi et ça va m’aider tout ce que tu viens de me dire…Merci Alain. Merci de m’avoir expliqué tout ça, moi j’aurais jamais osé et je sais que c’est une connerie, c’est toi qui as raison…Dis, tu me prêteras des bouquins ?

- Ouais, bien sûr, tu viendras à la maison, je te montrerai tout ce que j’ai acheté. La librairie de Loudéac, maintenant je m’y retrouve sans problème et je connais bien la patronne, c’est elle qui me conseille aussi. On s’entend bien, elle est sympa. Et tout ce qu’elle connaît ! La vache c’est impressionnant ! Et puis, je vois qu’elle aime bien Marine, ça me fait plaisir. Quand je vois ma fille, comme ça, dans les bouquins je me dis que l’instit, il lui a vraiment montré un trésor incroyable, tu vois ce que je veux dire, un trésor qu’arrête pas de s’agrandir ! C’est pas un coffre qui est fermé avec des vieilles choses pourries dedans. Non, là, le coffre, il est ouvert et ça n’arrête pas de tomber dedans, des belles choses et toutes celles qui sont là depuis des années et des années, elles vieillissent pas. C’est fou hein ? Putain, tu te rends compte comme je parle bien maintenant, ça, c’est une vraie image d’écrivain que je viens de dire. Faudra que je la répète à Marine, ça va lui plaire. Tu sais, tu vas pas me croire mais samedi dernier on y est resté trois heures dans la librairie et on est parti parce que ça fermait sinon on n’aurait pas bougé ! Et Morgane aussi, elle veut ses bouquins ! On était tous les trois sur le trottoir avec chacun notre sac et nos bouquins dedans. C’était vachement beau et puis Marine, elle a pris mon sac pour me donner la main. Je vais te dire, j’étais vachement fier comme ça sur le trottoir avec ma jolie grande fille qui me donnait la main et Morgane qui trottinait comme un poulain devant nous avec ses petites gambettes. J’ai rigolé comme ça pour rien. Enfin non, c’était pas pour rien, c’était du bonheur…Oh ! tu dis plus rien ?

- Non je t’écoute. C’est vachement beau ce que tu racontes, je te voyais pas comme ça et je me dis que je suis vraiment con. J’ai rien vu moi. Rémi, bon sang c’est un petit gars formidable et j’ai l’impression que je l’ai pas vu depuis des années. Parfois, je me dis comme ça, fais gaffe à lui, écoute- le, prends ton temps. Tu vois, je m’inquiète toujours pour Fabrice parce qu’il est vachement renfermé, enfin plus maintenant, et du coup je voyais pas Rémi. Je me disais toujours qu’il grandissait sans problème, qu’il avait moins besoin d’un coup de main que son petit frère. C’est con hein ? Comme si un gamin pouvait se passer de l’amour de son père ! »

Il tourna la tête vers la vitre, une boule dans la gorge, les yeux piquants.

« T’inquiète pas, c’est jamais trop tard. Regarde ce voyage comme il nous fait du bien, ça sera plus jamais pareil après. C’est ça qui est important. Ne pas laisser passer les bonnes occasions quand elles se présentent. Même si on en a loupé un bon paquet depuis des années, ce qui compte maintenant, c’est qu’on a les yeux ouverts. 

- Bon dieu, j’ai vraiment envie de les serrer dans mes bras mes garçons et je vais leur dire que je les aime. Oh oui ! je vais leur dire ça et je sais que j’aurai pas l’air d’un con.

- Oh non ! ça c’est sûr t’auras pas l’air d’un con, celui qui est con, c’est Miossec, le pauvre David, il me fait peine ce gamin, il a l’air tellement triste. Olivier, il a l’air de s’en sortir un peu mieux mais le petit il  souffre vachement, ça c’est sûr et ce grand con de Miossec, il voit rien et il ne verra jamais rien…Tiens, allez, on va s’écouter la musique de Delerue. Tu sais, ce mec là, ça se voit sur sa figure qu’il en sait plus que nous. J’explique pas pourquoi, c’est comme ça. Et quand t‘entends sa musique, tu sais que c’est vrai. Quand tu inventes des musiques comme ça, c’est que dedans, tu as senti des choses que les autres, ils ont pas encore trouvées, c’est comme si c’était l’amour mis en musique. Tu vois, quand j’entends ça, c’est comme si je revoyais Marine ou Morgane, tout bébé, dans leurs petits lits, toutes fragiles, j’ai envie de les prendre dans mes bras, de sentir leurs petits corps, de les embrasser, de leur dire des gentils mots, tout plein d’amour, de les protéger, de sentir le parfum de leur peau. Maintenant, je vais les réveiller le matin, je peux plus m’en passer, je leur fais des petits câlins tout doucement, je leur parle gentiment, tu vois, je faisais jamais fait ça avant. Je rentrais, j’ouvrais les volets, je gueulais, allez debout là-dedans ! et je me barrais au boulot à toute vitesse comme si ma vie en dépendait. Mais le plus important de toute ma vie, il était là, devant moi, dans les petits lits bien chauds, et j’y voyais rien, je sentais rien. Je crois que mes deux filles, je les regardais jamais dans les yeux, je les regardais, c’est tout mais je ne les voyais pas vraiment. C’est dur à expliquer tout ça. Les mots, ça peut pas tout dire. Les émotions, c’est bien plus fort. Y a que les écrivains qui savent en parler. Moi je suis qu’un paysan, alors tu vois, c’est pas facile.

- Et ben moi, je peux te dire que t’en parles vachement bien, ça me serre les tripes tout ce que tu dis. Je suis vachement content d’être venu avec toi. Ouais, bon dieu de bon dieu, moi aussi cet instit faut que je le remercie. C’est une sacrée baffe qu’il nous a mise et il était temps qu’on se la prenne. Bon allez mets-nous cette musique. »

 

 

Miossec ne disait rien. Quintin avait bien essayé de lancer quelques discussions mais il s’était fait rabrouer sèchement. Miossec voulait seulement qu’il lui indique les directions, qu’il lise les panneaux, qu’il étudie la carte routière. Quintin se taisait. Et puis, il ne voyait vraiment plus de quoi parler. Il avait épuisé tous les sujets, sans succès. La météo, les plantations, le prix des engrais, les dindes malades, les impôts, les subventions, son tracteur en panne, les assurances pour l’incendie chez Miossec, sa Peugeot volée…

A chaque fois, Miossec l’avait envoyé promener.

Il se disait que le voyage allait être long.

Alors, il avait essayé de compter combien il allait gagner avec les patates cette année. Au prix où était la tonne, ça paierait peut-être une nouvelle bagnole. La Mercedes, ça c’était une belle bagnole. Il se verrait bien rouler là-dedans, ça en jetterait dans le pays. Ou la CX Citroën, ça aussi ça avait de la gueule et c’était encore plus long que la Mercedes. Mais Miossec, il apprécierait peut-être pas. C’était risqué, ça le fâcherait. Non, il fallait une voiture plus courte…Il trouverait bien, c’était pas ça qui manquait les bagnoles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dès qu’ils furent sur la route, Cloarec fit part de ses craintes à son ami.

« Moi, je te dis qu’il est capable de faire une connerie avec son fusil. Il faudra faire attention quand on les retrouvera. Il est assez fou pour tirer, même avec les gosses autour. Il ne peut pas encaisser le coup que l’instit a fait, c’est comme s’il n’y avait que lui de concerné. Il en a fait une histoire d’honneur et ça, à la fin, c’est toujours des conneries. »

 Miossec roulait comme le demeuré qu’il était. Cloarec avait un mal de chien à suivre.

« J’espère qu’il n’a pas pris sa bouteille de rouge, sinon il va finir dans un arbre, s’inquiéta Le Renard. Fais gaffe, hein ? C’est pas la peine de se tuer pour ce malade, moi aussi, je veux retrouver Rémi et Fabrice mais je veux y arriver en entier et pas sur un brancard. Tu crois que l’instit, il leur a fait du mal aux gosses ?

- Sûrement pas. Tu vois Jean, je vais te dire franchement, si ma femme n’avait pas insisté pour que j’aille chercher Marine, j’aurais pas bougé, je crains rien du tout. Marine, elle est vachement heureuse d’avoir eu cet instit et tu peux pas savoir comme elle a changé pendant l’année. Et tout en bien. Elle a grandi dans sa tête, incroyable ! Elle était déjà vachement mûre pour son âge, c’est Florence qui disait ça, mais alors maintenant on dirait presque une petite femme. Tu peux pas imaginer les discussions qu’on a avec elle, parfois, j’ai du mal à suivre. Ce qui m’emmerde le plus c’est que c’est pas moi qui l’ai emmenée en vacances. Tu vois, la ferme, j’en ai plein le cul ! Quand je pense qu’on n’a même pas le temps de s’occuper de nos enfants, ils grandissent et on ne voit rien. On compte les litres de lait, les tonnes de patates, les hectares de maïs et on ne voit pas nos enfants, ça me fait chier, tu vois, vraiment ça me fait chier. L’instit, j’ai presque envie de le remercier. Bien sûr, j’aurais préféré qu’il m’en parle de son idée et j’aurais accepté tout de suite mais on n’a jamais pris le temps d’aller discuter avec lui. On a vraiment dû passer pour des tarés, on est vraiment trop cons ! Je l’ai même suspecté d’être un pédophile ! Tu vois un peu. C’est Miossec qui m’avait filé cette idée à la con alors que Marine, elle a jamais été aussi heureuse. Quand je l’ai questionnée un peu pour voir comment ça se passait dans la classe, j’ai bien vu que tout ce qu’il faisait, c’était pour leur bien. Si ça avait été un tordu, Marine, elle me l’aurait dit. Je lui ai fait comprendre ce qui me faisait peur et je peux t’assurer que ça ne lui a pas plu du tout que je puisse douter de son maître. C’est elle qui m’a dit que c’était pas parce qu’il était différent des autres qu’il était dangereux. Elle m’a même dit que c’était les autres instits qui étaient dangereux parce qu’ils n’aimaient pas les enfants comme lui il les aime ! J’étais pas fier, tu vois et j’ai arrêté de dire des conneries. Non, j’y crois pas du tout qu’il pourrait leur faire du mal. Tu te rends compte des risques qu’il prend pour emmener nos gamins en vacances ! Et nous, on n’a même pas été foutu de voir que ce mec-là, il fallait juste qu’on l’écoute un peu. Faut croire que le boulot, ça te bouche toute la tête comme un paquet de merde dans le cul. Ce gars, moi je pense que c’est quelqu’un de bien et ce qui est sûr c’est qu’il aime les enfants. Nos enfants ! Alors, je peux pas lui en vouloir. Tu comprends ? Lui, au moins, il s’en occupe. Moi, par contre, ça me fout la honte. Tu vois, après cette histoire, j’ai décidé que je m’occuperai davantage de mes filles. J’ai déjà loupé beaucoup de choses avec Marine, il faut pas que je fasse la même connerie avec Morgane. Je suis déjà bien content que Marine continue à me parler. Peut-être même qu’elle m’aime encore. Et pourtant j’ai pas fait grand-chose pour elle. T’as vu tout ce que l’instit a fait découvrir à nos gamins. C’est la honte pour nous. C’est la honte.

- Ouais, moi aussi, ça me fait ça. C’est vrai que Rémi et Fabrice, ils ont sacrément changé. Tu vois Fabrice, tu le connais un peu. Il était vachement timide, il manquait de confiance. J’avais beau me dire qu’en grandissant ça s’arrangerait et ben que dalle, il s’améliorait pas le gamin. Et là, en un an, c’est dingue comme il a changé. Il parle avec un adulte, même s’il le connaît pas, il prend des initiatives, il rigole vachement plus qu’avant, tu vois, plein de trucs comme ça. Il est beaucoup plus heureux. Et c’est vrai que c’est pas grâce à moi. Le séjour au camping à Camaret, ça l’a transformé. Et Rémi, je t’en parle pas, je le reconnais plus, d’ailleurs, j’ai l’impression que lui non plus me reconnaît plus. Tu vois ce que je veux dire, comme si je l’intéressais moins qu’avant et ça me fout vachement la trouille…T’as raison, c’est vraiment nul que ça soit pas avec nous qu’ils aient vécu tout ça. D’ailleurs, ma femme, elle me l’a dit y a pas longtemps. –Quand t’as le temps, au lieu d’aller à la chasse avec tes copains, tu ferais mieux de passer la journée avec tes deux garçons. L’instituteur, il s’en occupe mieux que toi. Je me demande même lequel de vous deux aime le plus les garçons.- Ça m’a fait mal quand elle m’a dit ça, on s’est même engueulé. Je lui ai dit que je bossais pour qu’ils manquent de rien et que je pouvais bien  passer un peu de temps avec les copains. C’était vraiment des conneries. Et puis, après avec le boulot, j’y ai plus pensé.

- Ah ouais, toujours ce boulot, ça, tu vois, c’est une excuse de merde. On se dit ça juste parce qu’on est trop con pour réfléchir un peu. Marine, un soir, elle m’a lu une phrase que l’instit leur a donnée en classe. La vache, ça m’a marqué. Attends que je la retrouve…Ah oui, ça dit à peu près ça -On rencontre beaucoup d’hommes qui parlent de liberté mais ils passent leur vie à se fabriquer des chaînes.- J’y ai même pas compris quand Marine elle m’a lu ça, c’est elle qui m’a expliqué que ça voulait dire qu’on travaillait pour avoir du pognon et s’acheter plein de trucs mais qu’en fait, au lieu d’être libre, on était prisonnier de tout ce qu’on désirait, tu vois le truc ? En fait, on croit qu’on va bien parce qu’on gagne du fric mais en vrai on voit pas nos gosses grandir parce qu’on en veut toujours plus. Enfin, c’est pas simple mais c’est quelque chose comme ça. J’ai passé des heures à réfléchir à ce truc. Parfois, j’étais sur mon tracteur et je pensais à ça. Non, mais tu vois la situation, le demeuré de paysan, le cul sur son tracteur, qui réfléchit à la vie qu’il mène parce que sa fille lui a lu une phrase, un vrai truc de fou !

- Ouais je vois bien… Enfin, je vois surtout que c’est pas facile de tout réussir. Son boulot, élever des gosses, aimer sa femme, pas foutre sa santé en l’air, s’occuper des gens qu’on aime, le boulot, les machines, les bêtes et les gosses et les impôts et puis comme ça pendant des années et ça passe à toute vitesse… T’as l’impression de tout faire comme il faut toi ?

- Sûrement pas pour mes deux filles et sans doute pas non plus pour ma femme. Tu vois l’instit, il le sait sûrement pas mais il m’aura fait comprendre ça. Enfin, c’est Marine qui l’aura fait mais je sais que c’est lui aussi. Tu vois par exemple, il a prêté des livres à Marine et elle m’a demandé d’en lire certains. Tu vois le problème ! J’ai jamais rien lu que le Ouest France et L’équipe. Je te dis pas comme ça m’a emmerdé au début puis finalement j’ai découvert que j’aimais ça. C’est dingue hein ? Saint-Exupéry par exemple, c’est vachement bien ce qu’il a écrit ce gars-là. Jack London, j’aime bien aussi. Avec les chiens au Canada dans la neige et les chercheurs d’or, ça fait comme les westerns. J’aime bien, ça fait voyager des trucs comme ça. Et puis, j’aime bien le nom du mec, ça sonne bien ! Jack London ! Ça a de la gueule hein ? Et il y en a plein d’autres des écrivains ! Mais alors moi, les noms, je les retiens pas. Alors Marine, elle me fait des fiches avec le titre du livre et le nom de l’écrivain, elle dit qu’il faut que je m’en souvienne, c’est un boulot dis donc ! Mais bon, j’essaie quand même, c’est tellement bien ce qu’ils ont écrit tous ces gars !

- Oh la vache ! je connais rien de tout ça moi. J’ai bien vu que Rémi et Fabrice, ils lisaient vachement mais ça m’a pas intéressé. Je sais même pas ce qu’ils lisent.

- Et tu sais que c’est l’instit qui a prêté ses propres livres aux enfants. Tu te rends compte ? Il leur fait vachement confiance. D’ailleurs Marine, ça l’a embêtée quand elle a vu le temps que je mettais à lire. Elle a voulu ramener le bouquin pour les autres gamins de la classe mais moi, je voulais connaître la fin. C’était Terre des hommes, de Saint-Exupéry. Celui-là je l’adore ! Le mec avec son copain, il avait posé son avion dans le désert, ils étaient en panne, ils étaient en train de crever de soif. Et c’est une histoire vraie ! Moi, je voulais savoir la fin alors je suis allé dans une librairie à Loudéac et j’ai acheté le bouquin. Tu me vois dans une librairie ! Je te dis pas tous les bouquins qu’il y avait sur les étagères, c’est dingue, j’y ai pas cru et en plus, c’est pas deux fois le même ! Que des bouquins différents. Incroyable je te dis ! Il a fallu que je demande à la patronne sinon je serais mort de vieillesse avant de trouver celui que je voulais! Et le soir quand Marine, elle m’a vu avec le bouquin dans la banquette, elle m’a fait une de ces bises sur la joue ! Un truc, tu vois, c’était plein d’amour, tu peux pas savoir le bien que ça m’a fait. C’est elle qui m’a lu le passage quand ils ont trouvé une orange dans la cabine de l’avion, c’est tout ce qui leur restait. Je peux te dire que maintenant une orange, je la vois plus de la même façon, c’est incroyable, ces écrivains comme ils savent bien raconter, t’as l’impression que c’est eux qui t’ouvrent les yeux. Comme si avant, t’avais que de la merde dedans, comme si t’avais jamais vu la vie. Tu vois, tu crois que tu sais ce que tu fais, que tu sais où tu vas mais en fait, tu sais rien, que dalle. Y a que ces mecs-là qui peuvent te montrer ce qui est vraiment important. Y a des soirs, tu vois, tu gardes ça pour toi hein, et ben j’en aurais pleuré. Ouais, je te jure. Y a un marin aussi, Montessier ou Moitessier, je sais plus bien, Marine, elle a ramené le bouquin, quand il a fait son tour du monde sur son bateau, il était tout seul, il a découvert des trucs en lui, c’était fou. Avec l’océan, c’était une sacrée histoire d’amour. Nous aussi, on pourrait vivre ça avec la terre mais on la regarde pas comme il faut. Ouais, je sais ce que tu penses, me regarde pas comme ça, tu te dis que j’ai un peu reçu, et que je déconne mais moi aujourd’hui, je dis que c’était avant que je déconnais. Maintenant, je commence à y voir un peu plus clair. C’est con que ça m’ait pris autant de temps. Il faudra que j’arrive à le dire à l’instit, ça m’emmerderait qu’il parte comme ça, sans qu’on ait le temps de parler. On s’est rencontré une fois dans la librairie à Loudéac et je suis resté comme un vrai con. J’ai rien trouvé à dire…J’espère que j’y arriverai maintenant. Je suis pas habitué à parler comme ça moi. Les sentiments et tous ces trucs là, ça me dépasse un peu. Enfin, avec les bouquins j’ai fait des progrès… Et la musique, ah bon dieu la musique ! J’y connaissais rien non plus et l’instit leur a prêté des cassettes. Y a une musique de film, « le mépris » ça s’appelle, j’écoute ça sans arrêt à la maison. Attends, je te jure, tu peux pas écouter ça sans que ça te prenne aux tripes, t’as l’impression que les violons ils sont entrain de t’ouvrir le bide ! Et j’aime bien la tête du mec qu’a fait ça, tu vois que c’est la tête d’un mec bien. Y a la rue dans son nom. Tiens, cherche la cassette, elle est là. Regarde comment il s’appelle… Georges Delerue, ah ouais, c’est ça ! Alors lui, c’est un champion ! Et Marine, elle nous a fait écouter d’autres trucs, des musiques incroyables. Ma femme, presque à chaque fois, elle pleure comme une chasse d’eau qui fuit et puis tu vois l’instit, il leur passe de tout, c’est ça qu’est bien. Du Mozart, du jazz, de la chanson française, Alan Stivell. Tu vois même celui-là, il est Breton et ben pourtant je connaissais rien. La symphonie celtique, si tu connais pas ça, tu sais pas ce que tu perds. Tu vois ça nous change de Rika Zaraï et des nullités qu’on entend à la télé. La télé, j’en ai plus rien à foutre maintenant, c’est vraiment de la merde en boîte. Ils nous prennent pour des cons parce qu’on est des cons ! C’est de notre faute tout ça. On a qu’à les envoyer chier ! C’est tout ce qu’ils méritent. Maintenant, le soir on parle des bouquins. En ce moment, Marine, elle lit un bouquin de Tolkien. Ouais, je te jure c’est son nom au mec ! C’est tellement bizarre comme nom que je m’en souviens, ça a l’air vachement bien. J’ai hâte qu’elle me le passe. Parfois, dans la journée, j’ai envie de m’arrêter de bosser pour aller lire !

- Non, je te crois pas !

- Si je te jure. Moi aussi, au début, ça m’a fait drôle, j’ai même cru que j’étais malade ! Mais c’est plutôt parce qu’on s’arrête jamais qu’on est des malades ! Alors quand je vois l’autre fou devant, avec son fusil dans le coffre, je me dis qu’on a intérêt à faire gaffe. L’instit, même s’il a fait une connerie en partant comme ça, il mérite pas qu’on l’emmerde. Pour une fois qu’on tombe sur un mec bien. Tu te rends compte tout ce qu’il a fait changer en un an...J’étais en train de perdre ma grande fille et j’aurais sans doute fait pareil avec Morgane et puis voilà qu’on se parle maintenant. Et pas du boulot en classe ou du métier qu’elle veut faire plus tard. Tout ça, c’est que dalle, ça n’a aucune importance, c’est pas ça qui compte. Non, on se parle de la vie, tu vois, je sais même pas comment te l’expliquer tellement ça me dépasse encore. C’est que quand je suis avec Marine que ça vient. C’est comme si tous les mots, ils étaient coincés quelque part et puis d’un coup ça ressort. Et même avec ma Florence ça va beaucoup mieux. Tu vois, on parlait de la ferme, des impôts, du prix du lait. Vraiment on était con ! Tu sais ce qu’elle m’a dit la semaine dernière ? -Alain je t’aime- Tu te rends compte, ça faisait des années que c’était pas arrivé, je sais pas comment c’est pour toi mais chez moi c’était pas terrible. Pourtant, on s’entend bien mais c’est comme si on passait à côté de quelque chose et qu’on savait pas quoi et ben, maintenant, je sais ce que c’est. C’est l’amour. Et te fous pas de ma gueule, je sais que ça a l’air con mais je te jure que c’est ce qu’il y a de plus beau.

- Je me fous pas de ta gueule Alain. Je me dis même que t’as de la chance, ça me touche vachement que tu me parles comme ça, c’est vrai je te jure, ça me fait vachement plaisir et je me dis que t’as de la chance…J’ai vraiment hâte de retrouver mes deux garçons et de les serrer dans mes bras et qu’on rentre à la maison. Je comprends mieux tout ce que je sentais depuis quelques temps. Toi, t’as déjà compris beaucoup plus de choses que moi et ça va m’aider tout ce que tu viens de me dire…Merci Alain. Merci de m’avoir expliqué tout ça, moi j’aurais jamais osé et je sais que c’est une connerie, c’est toi qui as raison…Dis, tu me prêteras des bouquins ?

- Ouais, bien sûr, tu viendras à la maison, je te montrerai tout ce que j’ai acheté. La librairie de Loudéac, maintenant je m’y retrouve sans problème et je connais bien la patronne, c’est elle qui me conseille aussi. On s’entend bien, elle est sympa. Et tout ce qu’elle connaît ! La vache c’est impressionnant ! Et puis, je vois qu’elle aime bien Marine, ça me fait plaisir. Quand je vois ma fille, comme ça, dans les bouquins je me dis que l’instit, il lui a vraiment montré un trésor incroyable, tu vois ce que je veux dire, un trésor qu’arrête pas de s’agrandir ! C’est pas un coffre qui est fermé avec des vieilles choses pourries dedans. Non, là, le coffre, il est ouvert et ça n’arrête pas de tomber dedans, des belles choses et toutes celles qui sont là depuis des années et des années, elles vieillissent pas. C’est fou hein ? Putain, tu te rends compte comme je parle bien maintenant, ça, c’est une vraie image d’écrivain que je viens de dire. Faudra que je la répète à Marine, ça va lui plaire. Tu sais, tu vas pas me croire mais samedi dernier on y est resté trois heures dans la librairie et on est parti parce que ça fermait sinon on n’aurait pas bougé ! Et Morgane aussi, elle veut ses bouquins ! On était tous les trois sur le trottoir avec chacun notre sac et nos bouquins dedans. C’était vachement beau et puis Marine, elle a pris mon sac pour me donner la main. Je vais te dire, j’étais vachement fier comme ça sur le trottoir avec ma jolie grande fille qui me donnait la main et Morgane qui trottinait comme un poulain devant nous avec ses petites gambettes. J’ai rigolé comme ça pour rien. Enfin non, c’était pas pour rien, c’était du bonheur…Oh ! tu dis plus rien ?

- Non je t’écoute. C’est vachement beau ce que tu racontes, je te voyais pas comme ça et je me dis que je suis vraiment con. J’ai rien vu moi. Rémi, bon sang c’est un petit gars formidable et j’ai l’impression que je l’ai pas vu depuis des années. Parfois, je me dis comme ça, fais gaffe à lui, écoute- le, prends ton temps. Tu vois, je m’inquiète toujours pour Fabrice parce qu’il est vachement renfermé, enfin plus maintenant, et du coup je voyais pas Rémi. Je me disais toujours qu’il grandissait sans problème, qu’il avait moins besoin d’un coup de main que son petit frère. C’est con hein ? Comme si un gamin pouvait se passer de l’amour de son père ! »

Il tourna la tête vers la vitre, une boule dans la gorge, les yeux piquants.

« T’inquiète pas, c’est jamais trop tard. Regarde ce voyage comme il nous fait du bien, ça sera plus jamais pareil après. C’est ça qui est important. Ne pas laisser passer les bonnes occasions quand elles se présentent. Même si on en a loupé un bon paquet depuis des années, ce qui compte maintenant, c’est qu’on a les yeux ouverts. 

- Bon dieu, j’ai vraiment envie de les serrer dans mes bras mes garçons et je vais leur dire que je les aime. Oh oui ! je vais leur dire ça et je sais que j’aurai pas l’air d’un con.

- Oh non ! ça c’est sûr t’auras pas l’air d’un con, celui qui est con, c’est Miossec, le pauvre David, il me fait peine ce gamin, il a l’air tellement triste. Olivier, il a l’air de s’en sortir un peu mieux mais le petit il  souffre vachement, ça c’est sûr et ce grand con de Miossec, il voit rien et il ne verra jamais rien…Tiens, allez, on va s’écouter la musique de Delerue. Tu sais, ce mec là, ça se voit sur sa figure qu’il en sait plus que nous. J’explique pas pourquoi, c’est comme ça. Et quand t‘entends sa musique, tu sais que c’est vrai. Quand tu inventes des musiques comme ça, c’est que dedans, tu as senti des choses que les autres, ils ont pas encore trouvées, c’est comme si c’était l’amour mis en musique. Tu vois, quand j’entends ça, c’est comme si je revoyais Marine ou Morgane, tout bébé, dans leurs petits lits, toutes fragiles, j’ai envie de les prendre dans mes bras, de sentir leurs petits corps, de les embrasser, de leur dire des gentils mots, tout plein d’amour, de les protéger, de sentir le parfum de leur peau. Maintenant, je vais les réveiller le matin, je peux plus m’en passer, je leur fais des petits câlins tout doucement, je leur parle gentiment, tu vois, je faisais jamais fait ça avant. Je rentrais, j’ouvrais les volets, je gueulais, allez debout là-dedans ! et je me barrais au boulot à toute vitesse comme si ma vie en dépendait. Mais le plus important de toute ma vie, il était là, devant moi, dans les petits lits bien chauds, et j’y voyais rien, je sentais rien. Je crois que mes deux filles, je les regardais jamais dans les yeux, je les regardais, c’est tout mais je ne les voyais pas vraiment. C’est dur à expliquer tout ça. Les mots, ça peut pas tout dire. Les émotions, c’est bien plus fort. Y a que les écrivains qui savent en parler. Moi je suis qu’un paysan, alors tu vois, c’est pas facile.

- Et ben moi, je peux te dire que t’en parles vachement bien, ça me serre les tripes tout ce que tu dis. Je suis vachement content d’être venu avec toi. Ouais, bon dieu de bon dieu, moi aussi cet instit faut que je le remercie. C’est une sacrée baffe qu’il nous a mise et il était temps qu’on se la prenne. Bon allez mets-nous cette musique. »

 

 

Miossec ne disait rien. Quintin avait bien essayé de lancer quelques discussions mais il s’était fait rabrouer sèchement. Miossec voulait seulement qu’il lui indique les directions, qu’il lise les panneaux, qu’il étudie la carte routière. Quintin se taisait. Et puis, il ne voyait vraiment plus de quoi parler. Il avait épuisé tous les sujets, sans succès. La météo, les plantations, le prix des engrais, les dindes malades, les impôts, les subventions, son tracteur en panne, les assurances pour l’incendie chez Miossec, sa Peugeot volée…

A chaque fois, Miossec l’avait envoyé promener.

Il se disait que le voyage allait être long.

Alors, il avait essayé de compter combien il allait gagner avec les patates cette année. Au prix où était la tonne, ça paierait peut-être une nouvelle bagnole. La Mercedes, ça c’était une belle bagnole. Il se verrait bien rouler là-dedans, ça en jetterait dans le pays. Ou la CX Citroën, ça aussi ça avait de la gueule et c’était encore plus long que la Mercedes. Mais Miossec, il apprécierait peut-être pas. C’était risqué, ça le fâcherait. Non, il fallait une voiture plus courte…Il trouverait bien, c’était pas ça qui manquait les bagnoles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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