Goutte d'eau (3)

sapin-sous-la-neige.jpgPartie 3


C’est la lumière du soleil qui m’a sortie de ma torpeur, un voile blanchâtre qui ourlait l’horizon. J’avais entendu parler des marées montantes et de cette force irrépressible qui s’emparait en certains lieux du corps océanique. J’avais sous les yeux une marée lumineuse et je bénissais les Grands Sages de cette offrande. Lever du soleil.

Un disque ardent comme une tête de nouveau-né. J’avais assisté à des naissances de baleineaux, de phoques, d’otaries, de cachalots. J’avais toujours été bouleversée par ces apparitions et je tentais d’imaginer ce lien entre l’enfant et sa mère. J’avais réalisé un jour que je baignais moi aussi dans le corps de ma mère puis j’avais compris bien plus tard que nous constituions tous, unis, ce corps. C’était peut-être ça finalement cette idée qui m’était venue. J’étais moi aussi une mer infime et l’Océan une goutte immense. L’apparence nous amenait à créer des personnages mais nous abandonnions trop souvent l’observation en nous de ces identifications premières.

Que serait l’Océan sans l’innombrable masse de molécules assemblées ? Rien. Il n’existerait pas.

Que serions-nous sans l’Océan ? Des molécules dispersées. L’individu esseulé avait-il donc davantage d’importance, possédait-il un pouvoir bien supérieur que ce qui lui était enseigné ? Ne nous étions-nous pas égarés à croire que l’union faisait la force ? Ces idées continuelles qui m’habitaient depuis si longtemps avaient-elles conduit les Grands Sages à m’envoyer vers la surface ?

Je m’étais attendu à voyager et à saisir les paysages comme autant de merveilles et je comprenais soudainement, posée en équilibre, au bout d’une branche fragile, que mes voyages intérieurs dépassaient en profondeur toutes les explorations envisagées.

Un premier rayon vint me câliner et je sentis rapidement l’agitation de mes molécules.

Les nuages avaient disparu, poussés vers d’autres rivages, le ciel était lavé de tout, déshabillé comme au premier jour du monde.

Cette chute de neige n’était qu’un avant-goût d’un hiver qui se construisait, échafaudait des tempêtes lointaines, juste une incursion d’éclaireurs pour baliser la route.

Je vis goûter autour de moi des congénères, ils tombaient des faîtes déjà réchauffés. Je n’eus pas à attendre longtemps pour les rejoindre. Le tapis moelleux distillé par les nuages pendant des heures ruisselaient en surface. La chaleur de l’astre gonflait avec une vitesse étonnante et nous comprîmes toutes que le voyage reprenait.

Des rigoles s’étaient dessinées dans la pente, un vide qui aurait pu se révéler inquiétant si je n’avais connu la fosse des Mariannes. Je m’amusais à dévaler dans les ruisselets tout en observant les paysages offerts. La vitesse m’amusait considérablement. J’avais déjà été enthousiasmée par la simple chute de mon berceau de nuit, quelques mètres trop rapidement parcourus pour que je puisse apprécier pleinement cette sensation. Personne n’a idée de la lassitude ressentie lorsque des millénaires de pesanteur vous condamnent à la lenteur des grands fonds. J’aurais aimé connaître le déferlement des pluies d’ouragans. Une autre fois peut-être. Je devais rester en contact avec mon bonheur présent plutôt que d’en imaginer d’autres.

Les tapis de flocons tassés par la nuit se fissuraient et j’entrais pour la première fois en contact avec l’herbe. Ce fut vraiment étrange.   

Un foisonnement de tiges dressées, courbées par le poids de l’eau, agitées par des vents rebelles, des forêts miniatures où je devinais des traces d’animaux, des empreintes scellées dans la terre.

La terre.         

Son parfum. La terre et l’eau. Comme des fragrances d’amour, comme deux partenaires qui s’étreignent. Je découvrais la puissance émotionnelle de l’élan amoureux, de l’union, de l’osmose. La terre n’avait pas plus d’odeur que l’eau mais les deux réunies diffusaient des phéromones d’une portée inimaginable. Tout être vivant enlacé par ces effluves ne pouvait échapper aux désirs d’étreintes. L’élan vital avait donc été jusqu’à créer des parfums d’amour pour inviter les êtres vivants à l’étreinte. C’était beau à pleurer.

Je continuais à dévaler les pentes, alternance de parterres verdoyants et de champs de pierres, je serpentais dans un labyrinthe fantastique. J’aperçus dans le creux d’un vallon un lac aux eaux limpides, un miroir où le ciel venait se contempler, une immobilité absolue encadrée par des blocs titanesques. Je ne regrettais pas de l’avoir évité bien que la plénitude qui émanait du lieu semblait presque irréelle. Une autre fois peut-être. Ce monde proposait tant d’expériences, tant de projets à accomplir.

Les ruissellements me conduisirent à un entrelacs de failles creusées par des déluges anciens.

« Un lapiaz », me dit une compagne expérimentée. Nous sommes, toutes unies, un redoutable creuseur de failles. »

Je n’eus pas le temps de comprendre l’allusion que nous plongions toutes ensembles dans un gouffre immense. Je découvris vraiment ce que signifiait la vitesse. J’en fus retournée dans tous les sens et tombais dans une nuit totale. La sensation d’effondrement alors que vous n’y voyez goutte est absolument terrifiante et je ne pus retenir un cri d’effroi. Je n’étais pas seule au vu de la puissance du grondement lorsque la cascade s’immergea dans un bouillonnement ardent au cœur du réseau souterrain.

Nuit noire.

Même la faille par laquelle nous avions basculé ne parvenait à nous éclairer. Nous avons suivi, impuissantes, un courant puissant généré par la pente. J’ai heurté, je ne sais combien de roches figées, aussi lisses que des peaux d’otaries, j’ai erré comme une âme en peine dans des rigoles sinistres, le vacarme ne cessait pas, tous ces cris emplissaient l’espace et rebondissaient en échos infinis.

Puis, le flot s’est calmé.

Un lac. Je devinais une eau apaisée, quelques murmures encore, comme des cauchemars finis qui résonnent et puis, peu à peu, le silence s’est fait. Un silence de fosses marines. Une totale absence de vie. Aucun animal, aucune présence, rien pour éveiller les sens et enluminer la pesanteur d’une vie figée.

J’ai eu peur. Et j’ai maudit le sort. Découvrir la lumière, goûter aux espaces les plus éblouissants, se réjouir à chaque instant de la beauté du monde jusqu’à en oublier cent mille ans d’errance puis tomber soudainement dans des noirceurs inimaginables, un piège affreux, si douloureux que la mort semble la seule issue. Je n’aurais jamais envisagé un tel acharnement. La vie n’était-elle donc qu’un piège indéfiniment prolongé, une alternance de bonheurs fugaces, juste une bouffée d’air pour s’interdire de mourir ? Y avait-il une intelligence suprême capable d’une telle abomination ?    

Je ne comprenais pas.

J’ai mis longtemps à retrouver une paix fragile, un semblant de calme. Je me suis accrochée à cette plénitude naissante et c’est là que j’ai fini par deviner ce courant infime, ce filament étroit qui glissait comme une risée enfantine. J’aurais aimé me positionner au milieu de cet espoir, ne jamais le quitter, il était mon seul horizon, ma seule opportunité de liberté. J’ai maudit le sort, encore une fois. Je n’étais qu’une goutte d’eau et j’ai rêvé de nageoires.

Le désespoir le plus profond m’a saisie lorsque j’ai senti que je ne bougeais plus. Posée dans un recoin, appuyée contre une roche froide et dure.

C’était fini. J’allais me morfondre pour cent mille ans au cœur de la terre dans un antre clos. J’aurais pu continuer à suivre les méandres, j’aurais peut-être atteint une sortie, j’aurais retrouvé le jour. Tous mes espoirs s’effondraient.

« Tu n’as pas connu les déserts, ma belle, annonça une douce voix. Là, tu aurais eu raison de te plaindre réellement, là, tu aurais appris la patience la plus insondable. Couverte de sable, au cœur d’une nappe enfouie sous des siècles de roches pulvérisées, anéanties par des vents insatiables. Ou retranchée dans l’eau saumâtre d’un oasis en sursis. Crois-moi. Tu fais de ces noirceurs un enfer mais c’est le regard que tu leur portes qui te fait souffrir. Tu falsifies la réalité. Apprends donc à te libérer de tes jugements quand ils ne sont que des interdictions à vivre et à aimer.

-Aimer quoi ? » demandai-je en colère.

J’en avais assez de ces Grands Sages qui me poursuivaient. De leurs leçons et de leurs tranquillités d’esprit.

« Ta colère t’empêche de comprendre. On te l’a déjà dit pourtant. Tu ne peux rien savoir si tu ne comprends pas qui tu es. Et si tu ne sais pas qui tu es, qui donc pourrait savoir quelque chose puisqu’il n’y aurait personne ? Observe ta colère et une fois observée, observe l’esprit qui observe. Tu verras ta colère s’évanouir et là, tu pourras apprendre.

-Je n’ai rien compris, répliquai-je.

-Évidemment puisque tu es en colère. 

-Avec vous, ça a toujours l’air facile mais moi, je ne suis pas un Grand Sage.

-Mais moi non plus. C’est toi qui as décidé de nous voir comme des Grands Sages. C’est encore ta façon de concevoir la réalité mais ta réalité n’est pas le réel. Ta réalité n’est qu’une interprétation. Ce qui est réel, c’est que tout ce qui vit est empli de sagesse puisque l’énergie vitale a eu la sagesse de le concevoir. Comprends-tu ? La vie en toi est la Sagesse ultime. C’est elle qui vit, c’est elle qui est réelle. Toi, tu es une réalité que tu imagines. Jusqu’à en oublier la Sagesse de ce qui est réel.

-La Sagesse de la vie ?

-Te voilà plus calme, tu commences à comprendre. C’est bien.

-Et qu’est-ce que je dois faire maintenant ? »

Silence. Plus rien. Aucune réponse.

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