Jarwal, toujours lui.

Je viens de relire quelques pages du tome 4.

Je ne me souvenais plus vraiment de ce que j'ai écrit. Ni de quand ça date. 

Une étrange impression. Cette conscience incertaine de ne pas avoir été là et que ces instants d'écriture ne sont pas inscrits dans ma mémoire.

L'amour, la préservation de la Terre, les âmes, la force des êtres unis...Un jour, il faudra que je prenne le temps de lister les thèmes récurrents de mes romans. 

 

 

 Les Sages les invitèrent à se regrouper au cœur du village, devant la hutte centrale où se tenaient les débats du clan.

Les travailleurs présents cessèrent leurs ouvrages, les enfants accoururent et les enlacèrent, des myriades de sourires, des florilèges de paroles aimantes.

« Vous reviendrez nous voir ? demanda une petite lutine.

-Quand j’aurai mille ans, j’irai dans votre monde, je serai un Sage, annonça un jeune lutin.

-C’est vrai que dans votre monde, les villes sont plus grandes que la forêt ?

-Et qu’il y a des gens qui tuent les autres ?

-Et que les animaux disparaissent ?

-C’est vrai que vous coupez les fleurs pour les faire mourir dans vos maisons ? Vous ne les entendez pas pleurer ? »

Un florilège de questions qui les étourdit, comme un condensé de folies humaines énoncé par des esprits effarés.

Ils réalisèrent tous ensembles que les images associés à leur monde témoignaient d’un désastre consommé. Comme une honte en eux.

Jarwal mit un terme aux embrassades.

« Allons-y les enfants. »

Derniers signes de la main, derniers regards vers la communauté et la forêt environnante.

Ils se glissèrent sous les frondaisons.

Les chants des oiseaux, les cris des singes, la luxuriance de la végétation, les herbivores qu’ils côtoyaient et caressaient doucement lorsqu’ils se trouvaient sur le sentier, la douceur de leurs yeux curieux, l’éblouissant foisonnement de cette vie magnifiée, l’incroyable sensation de liberté et de paix, comme si l’acceptation inconditionnelle du retour programmé dans le flux vital, de cette mort comme un renouvellement nécessaire, établissait en chaque être vivant un abandon de toute peur, juste une bénédiction quotidienne ; ils n’oublieraient rien. Être heureux d’être là et s’efforcer de ne rien changer à ce bonheur, n’ajouter aucun désir, ne fabriquer aucun manque, ne créer aucune douleur.

Les cinq enfants devinèrent en eux le travail immense. C’était ça que la Vie proposait dans leur Monde. Comprendre le bonheur et le préserver.

« Je dois vous dire quelque chose les enfants, » annonça Jarwal.

Ils s’approchèrent au plus près du lutin. Gwendoline marchait à ses côtés lorsque le sentier était assez large et Jarwal la laissait le devancer dans les étroitesses de la végétation.

« Nous arrivons à la plage, continua-t-il. On sera mieux devant l’Océan. »

Ils sentirent tous cette impatience dans la voix du lutin, comme une masse qui l’écrasait et qu’il devait déposer.

Ils sortirent du couvert des arbres et se figèrent devant l’étendue. Une plage de sable blond, plus fin que de la farine, aussi lisse qu’un drap tendu, et l’immensité du bleu, uni à l’horizon avec un ciel étiré par les vents marins, des filaments cotonneux zébrant l’azur et les peuples mouvants des vaguelettes frangées d’écume, la douceur de la lumière comme un regard aimant.

Rien, pas un mot, juste les yeux qui s’enivrent, les parfums qui embaument, le goût salé du vent marin sur leurs lèvres, la brise du large qui effleurait leur peau, un instant sacré.

Gwendoline s’approcha de Lou et lui prit la main. Elles se regardèrent en souriant.

« Tu es une belle âme, mon enfant, murmura la lutine. Tu ne le sais pas encore mais laisse la vie te l’apprendre, elle te donnera ce dont tu as besoin. »

Lou ne répondit rien. Elle baissa les yeux et pencha la tête, ce geste que Rémi adorait, quand les mots qui tournaient en elle semblaient tous peser du même côté.

« Il n’y a rien d’impensable, ajouta Gwendoline. Il n’y a que ce que tu ne comprends pas encore. Juste par manque d’expérience. Le tort des humains est de s’interdire d’explorer ce qui n’entre pas dans leurs habitudes. Explore, belle enfant, explore. »

L’assemblée suivit Kiak qui descendit de quelques pas sur le sable et s’assit à l’ombre protecteur d’un palmier gigantesque.

Rémi s’approcha de Lou. Elle lui prit la main et l’invita à s’asseoir. Elle lui sourit sans bouger les lèvres, sans le moindre mouvement du visage, elle lui sourit du plus profond de ses yeux et ce fut comme un univers de douceur qui coula en lui.

Il ne savait pas à quel point le bonheur est un pourvoyeur de larmes, il n’aurait jamais imaginé que des âmes puissent à ce point s’enlacer, il laissa ses yeux s’embuer et le sourire intérieur s’illumina, il sentit qu’il n’était plus là, qu’il ne restait de lui qu’une légèreté indicible, une absence de tout et le comblement du néant.

Jarwal ramassa une poignée de sable et s’appliqua à le laisser couler lentement, d’une main à l’autre.

Silence.

Tian regarda furtivement Kiak et fut fasciné par l’impassibilité de son visage et simultanément par l’incroyable bonté qui en émanait.

« Je devais vous prévenir que je ne reviendrai pas tout de suite dans votre monde les enfants. Je sais que vous l’espérez mais je veux rester ici, avec Gwendoline. »

Léo eut envie d’intervenir immédiatement et de proposer que Gwendoline l’accompagne.

« Je ne retournerai jamais là-bas, intervint la lutine, coupant court à ses pensées. Ce que j’y ai vécu ne me quittera jamais. »

Un silence lourd de paroles contenues, cette certitude que Gwendoline n’en dirait pas davantage, que la douleur dans ses yeux criait des infortunes voraces, des pensées insoumises qu’elle devait s’efforcer de taire pour ne pas entacher les jours de paix.

« Je ne te l’imposerai jamais, mon amour, » reprit Jarwal.

Des serments qu’aucun des cinq enfants n’auraient osé contester. Assis, côte à côte, les deux amoureux se tenaient la main mais bien plus qu’un simple geste habituel et un contact plaisant, ces doigts enlacés unifiaient des âmes serties dans le même écrin.

Rémi s’imagina assis auprès de Lou dans cinquante ans.

« Je vous promets, les enfants, que je convaincrai Jarwal de ne pas vous laisser attendre trop longtemps, » ajouta Gwendoline.

Un sourire qui illumina son regard, l’impression de voir ruisseler en poussières liquides des marées de larmes abandonnées, comme des flots néfastes qui ne devaient pas la noyer.

« On saura être patient, Jarwal, intervint Rémi. Rien n’est plus important pour nous cinq que de vous savoir réunis.

-Oui, je confirme, lança Léo, joyeusement. Et c’est bien pour ça que nous sommes venus jusqu’ici. Même si je ne comprends pas où on est, finit-il en riant.

-Tout est dit, enchaîna Marine. Il nous était insupportable après le compte-rendu de Léontine, de penser que vous risquiez tous les deux de ne pas pourvoir profiter de ce bonheur retrouvé. Il n’est pas question pour nous de vous en priver. »

Des sourires échangés, des regards qui coulaient en eux comme des rayons solaires, des chaleurs qui ne s’éteindraient jamais.

« Je ne tarderai pas certainement, reprit le lutin car je dois reprendre ma mission. D’autres compagnons sont des âmes en attente dans le Livre.

-Et de notre côté, nous continuerons la recherche de nouveaux Messagers, enchaîna Marine. Je suis convaincue maintenant que nous devons tout faire pour partager cette expérience extraordinaire et propager tous les savoirs que tu nous transmets, Jarwal. »

Le préparatif au voyage.

Ils en connaissaient le rituel.

Le cercle unifié, main dans la main.

À quelques mètres, Jarwal et Gwendoline observaient leurs amis en souriant.

« Nous nous reverrons les enfants. Je vous aime, lança le lutin.

-Nous aussi, » répondirent les enfants en chœur.

Le bourdonnement de Léontine, les mains serrées de chacun et chacune, l’énergie qui coule en eux et fusionne, les enlace et les emporte, fragmentation des corps, comme une eau qui bout et s’évapore.

Rémi aperçut dans les dernières secondes le regard éperdu de Lou, une tension intérieure qui la raidissait.

Montée verticale. Disparition.

Le voyage des âmes.

Fulgurance du transfert, des vitesses inconnues dans les cieux animés d’entités curieuses, des âmes suspendues qui les effleuraient.

Les corps se reconstituèrent dans le marais.

Restauration inversée, les visages en apesanteur et le tronc qui se forme, les membres qui croissent et les pieds qui s’ancrent sur la terre.

Rémi sentit ruisseler en lui la conscience des choses, comme une éponge qui absorberait les phénomènes environnants, une matière qui viendrait englober une âme incarnée. Cette pensée soudaine que la vie possédait une imagination sans limite et qu’il était insignifiant de la limiter aux apparences. L’essentiel était enfoui sous des images.

Il se tourna lorsque la maîtrise de son corps lui fut rendue et le vide à ses côtés faillit le terrasser.

Lou n’était pas là.

Il regarda, paniqué ses trois compagnons.

Il chercha aux alentours et cria, comme éventré, une lame déchirant ses chairs, un sabre tranchant le fil de sa vie.

« Lou !! »

Le cri prolongé glaça d’effroi les compagnons reconstitués, cette voix brisée qui trancha le silence, un éclair de terreur qui zébra leur conscience retrouvée.

« Léontine !! Où est Lou ? Léontine !! »

Rémi était sorti de la zone marécageuse et explorait en tous sens.

« Lou !! »

Entre les roseaux, dans les fourrés, derrière les troncs, il courait éperdument, comme s’il fuyait la mort, comme s’il cherchait sa vie.

« Léontine, où es-tu ?

-Je suis là, Marine. »

La mouche bleue se posa sur son épaule.

« Lou ne nous a pas suivie. Elle est toujours là-haut. »

La voix en eux, sombre et désemparée.

La stupéfaction des compagnons.

Léo jeta un regard épouvanté vers le ciel et sentit son cœur se fendre. Il regarda son frère qui revenait vers le groupe. Le visage décomposé.

« Léontine, il faut qu’on aille la chercher ! cria-t-il. Et c’était comme si sa vie ne tenait qu’à un fil, comme s’il allait tomber en morceaux sur le sol.

Léo vit les bras de son frère qui tremblaient.

« Pourquoi l’as-tu laissé faire ? lança le garçon, en colère.

-Je n’y suis pour rien Rémi. L’âme ne connaît pas l’obéissance, je n’ai aucun pouvoir sur celle de Lou, ni sur aucune d’entre vous. Je ne suis qu’un guide, pas un tyran. Lou a sûrement une bonne raison pour ne pas être restée avec nous. »

La douceur de la voix calma le garçon.

« Line ! s’exclama-t-il, soudainement.

-Qui ça ? demanda Tian.

-La sœur de Lou. »

Lui revint en mémoire le récit de leur amie. Sa sœur disparue, l’accident de voiture.

Les pensées qui s’entrechoquent. Une rencontre inattendue, des retrouvailles.

« Rappelez-vous ce qu’a dit le vieux sage de l’autre monde quand il est venue vers Lou. 

« Oui, c’est elle, chère enfant, » se souvint Marine. Elle n’avait pas compris.

Personne n’avait traduit le mystère.

« Lou a retrouvé l’âme de sa sœur ? C’est ça Léontine ?

-Sans doute Rémi, on peut l’envisager en tout cas.

-Qu’est-ce qu’on va faire ? C’est une catastrophe Léontine. Qu’est-ce qu’on va dire à ses parents ? Il faut la récupérer.

-Je vais y retourner Rémi. En attendant, vous prenez le chemin les enfants, il faut que vous avanciez, vous n’avez pas beaucoup de temps. Je vous retrouverai plus bas. Je la ramènerai. »

La mouche bleue disparut dans un battement de paupières laissant les enfants figés par le drame.

Lou n’était pas revenue.

L’impensable rencontre.

Ils s’engagèrent sur le chemin dans un silence de tombes. Que pourraient-ils raconter ? Ils ne pouvaient pas mentir mais la vérité apparaîtrait comme un mensonge.

Ils espéraient tous que Léontine la retrouve et la persuade de revenir. Revenir sur Terre. Rien que l’expression hurlait à tue-tête l’impensable vérité.

Lou errait dans les cieux avec une âme aimée.

Ils approchèrent du village et le feu dans leurs entrailles les consumait sans pitié.

Marine avait l’impression que son crâne allait imploser, ce tourbillon de pensées en elle la broyait, elle était incapable de se libérer de l’épouvantable culpabilité d’avoir invité Lou à se joindre à eux. Aucune réflexion ne parvenait à échéance, chaque raisonnement se perdait immanquablement dans les affres brûlants de la honte, de l’horrible certitude d’avoir condamné son amie, de l’avoir ôté à la vie, elle l’imaginait condamnée à errer sans fin dans la masse éthérée des âmes en attente. Avait-elle choisi cette rupture, avait-elle été retenue par l’âme de sa sœur défunte, hurlait-elle dans les cieux, appelait-elle à l’aide, était-elle enchaînée aux nuages, cherchait-elle follement une issue de secours, des âmes rieuses dansaient-elles autour d’elle dans une ronde endiablée ?

« C’est impossible, on ne peut pas arriver comme ça et dire qu’on ne sait pas où est Lou. »

Rémi brisa le silence et sa voix éperdue les brisa tout autant. Léo n’avait jamais vu cette détresse dans les yeux de son frère. C’était comme si la mort coulait déjà en lui et affolait chaque fibre.

« Qu’est-ce que tu proposes, Rémi ?

-On s’assoit Tian et on attend jusqu’à la nuit si c’est nécessaire. Et on prie. 

-Prier ? interrogea Léo. Mais prier qui ? Je n’ai jamais fait ça. Et si c’est à Dieu que tu penses, je n’en ai aucune image et je ne connais rien du bonhomme. Je ne vois pas pourquoi il m’écouterait.

-Les hommes qui prient un Dieu ont juste inventé une image parce qu’ils ne savent pas donner une image à l’amour, intervint Tian. C’est l’amour que tu pries car il est le fondement de tout. Et c’est notre amour de tous pour Lou qui doit guider nos pensées. Rémi a raison.»

Ils s’étaient arrêtés et tournaient en boucle dans leurs esprits torturés les paroles de Tian.

« Il faut juste projeter vers les cieux la force de notre amour pour Lou afin que son amour pour sa sœur ne la retienne plus. Je ne sais pas si elle a choisi de rester là-haut ou si quelque chose de plus fort qu’elle la retient mais nous devons nous unir pour briser ce sortilège, quel qu’il soit. »

Marine n’avait rien dit. Elle grimpa sur le talus et désigna un espace d’herbe au-delà d’une futaie. Ils quittèrent le sentier et se glissèrent sous les arbres.

Le parterre verdoyant était à l’abri des regards.

« Vous voulez prier chacun dans votre coin ou bien on se donne la main ? demanda Rémi.

-Je pense que nous devons être unis comme quand on fait le voyage de l’eau. Nos prières auront peut-être plus de force.

-Si c’est le cas Marine, ça veut dire que nos quatre prières séparées deviendront une cinquième prière en se rejoignant. Et je pense effectivement que c’est le cas.

-L’unité est plus puissante que des milliers de chiffres solitaires.

-Oui, Léo, c’est comme ça que je vois les choses et l’amour est nécessairement une unité des individualités. »

En cercle, les mains dans les mains.

Rémi ferma les yeux et tous l’imitèrent.

Ce besoin d’entrer en soi pour trouver les paroles.

Combien de temps ? Ils n’auraient su le dire.

Chacun dans le secret des pensées volages et de l’intention, dans l’assaut des peurs intérieures et de la concentration retrouvée.

Sauver Lou et abandonner toutes les autres pensées.

Marine s’imagina voler vers l’horizon des cieux, comme une flèche infatigable et simultanément, elle se vit jeter des regards incontrôlés vers les nuages, comme si son esprit lui échappait par intermittences, que des parasites perturbaient la communication. Elle s’en voulait d’avoir osé se penser coupable. Comme si son cas personnel était plus important que la disparition de Lou. Elle s’en voulait de tout ce qu’elle découvrait en elle. Alors elle s’oublia volontairement et pria de tout son amour.

Léo avait mal pour son frère et ça le déchirait. Vraiment. Il n’avait jamais vu Rémi dans un tel état. Son regard tout à l’heure, quand il cherchait Lou. Il ne pensait pas que son grand frère puisse avoir si peur pour quelqu’un d’autre. Comme si sa propre vie en dépendait.

C’était ça l’amour, peut-être.

Rémi sentit fondre peu à peu les pensées insoumises, comme si la puissance de son amour pour Lou parvenait à consumer les images inutiles, les ruptures dans le fil de sa volonté. Le rayonnement qui l’envahit le surprit, une chaleur qui monta de son ventre et s’étendit lentement dans son dos, il sentit la chaleur jusqu’au bout de ses doigts et les larmes jaillirent comme un flot libéré.

Une digue s’était rompue et l’amour coulait sur ses joues comme au plus profond de son être, un soleil en lui qui l’inondait, une pluie de particules caloriques, une myriade d’étoiles, des galaxies pétillantes. Comme si soudainement, cet amour en lui coulait de l’Univers.

Il devina les mots libérés s’élancer vers les cieux, une ligne de vie tendue vers l’azur, le lien indéfectible de l’amour par-delà les distances les plus inconcevables. Il n’aurait jamais pu imaginer à quel point Lou était en elle, comme un cœur scindé en deux et qui bat pour une entité unifié, deux individus englobés par une aura de tendresse, il aurait voulu crier de toutes ses forces et que son cri franchisse l’infini de l’Univers, il aurait voulu monter au ciel et chercher dans la multitude des âmes en attente celle de son aimée, l’arracher au néant d’une vie égarée.

Pas elle. L’impensable, l’inacceptable, comme si lui était retirée de son être, une part inconnue, quelque chose qu’il n’avait jamais identifiée, jamais ressentie.

Ils ouvrirent les yeux simultanément, comme des volets repoussés par une bourrasque intérieure.

« Vous avez entendu ? cria Rémi.

-Oui, c’est Léontine, elle a dit de descendre vers le lavoir, » répondit Marine. 

Rémi s’était déjà levé et tentait de calmer les tremblements de son corps, de retrouver un semblant de forces dans ses jambes flageolantes.

« C’est loin ce lavoir ? interrogea Tian.

-Non, pas tellement, à dix minutes en descendant vers le village, » répondit Marine qui se dirigeait déjà vers la route.

Ils n’auraient pas pu se contenter de marcher. Une fureur dans leurs esprits, cet espoir immense qui nourrit les défis les plus fous. Ils coururent tous les quatre côte à côte, le souffle haletant, leurs cuisses emportées par la pente dans un déferlement de foulées immenses.

« Lou ! »

Elle était là, cent mètres devant eux, à la sortie d’un virage, elle montait tête baissée, les épaules en avant, une course effrénée, épuisante.

Elle leva les yeux.

« Rémi ! »

Les deux appels en écho, les deux voix qui lancent à tue-tête les cris du cœur.

Ils devinèrent avant de la rejoindre les cheveux mouillés qui tombaient sur ses épaules, les habits ruisselants, son visage où se mêlaient la stupeur et la joie, l’inquiétude et le ravissement, un mélange chaotique d’émotions ultimes.

Elle tomba dans les bras de Rémi. Sans aucune retenue. Il la serra avec la même ardeur.

« Je t’ai entendu, et toi aussi Léo et Marine et toi aussi Tian. Vous étiez là, près de moi et je sentais vos appels qui me tiraient vers vous. C’était comme si vous aviez tourné vers moi un aimant et qu’il m’arrachait à l’espace. »

Elle s’arrêta de parler, elle recula de quelques centimètres et les observa.

« Je ne suis pas folle mes amis, je vous le jure. J’ai retrouvé ma sœur. »

Rémi ne pouvait pas dormir.

Il regardait le plafond sans le voir, les regards intérieurs projetés sur le chemin du lavoir, les yeux de Lou plongeant dans son bonheur de l’avoir retrouvée. Cette impression inexplicable de ne plus pouvoir vivre sans elle et simultanément l’incroyable récit, tous les cinq assis au sommet du talus, dans un cercle de soleil, la nécessité pour Lou de sécher ses habits avant de rentrer.

Line. Une âme retrouvée. L’impensable.

Lou avait raconté le voyage aller vers l’Autre Monde, cette rencontre soudaine, une incompréhension totale, la peur de devenir folle et pourtant cette voix en elle, celle de sa sœur, Line, sa sœur jumelle, sa sœur perdue, la douleur insondable de sa vie, cette voix en elle et la vitesse stupéfiante du voyage à travers les cieux, la nécessité de suivre le groupe, l’impossibilité de s’arrêter.

Elle n’avait rien dit mais le Chaman avait vu en elle. Ils s’en souvenaient désormais.

« Oui, c’est bien elle, chère enfant. »

Ils n’avaient pas compris et Lou n’avait rien expliqué.

Elle avait attendu le voyage de retour avec une impatience insoumise, comme un cri retenu en elle, une douleur bienheureuse, une brûlure maintenue, elle était persuadée de la vérité de cette rencontre, elle ne pouvait pas s’être trompée, une telle certitude, cette voix qui résonnait au plus profond.

Line. Son âme. Une vie préservée au-delà de la raison, au-delà de toutes les tristesses accumulées, des paroles réconfortantes de ses parents et de leurs silences abattus.

Sitôt l’envol déclenché, Line était revenue. Lou l’avait suivie. Un voyage dans les confins de l’inconnu, elle avait l’impression d’avoir accompli cent fois le tour de la Terre, elle avait survolé les océans et les chaînes de montagnes, les forêts vierges comme des chevelures hirsutes, elle avait suivi les cours des grands fleuves, elle avait traversé des nuages d’orage et les crépitements de la foudre en attente l’avaient enveloppée, une course folle comme si les âmes retrouvées ne pouvaient pas assouvir leur bonheur autrement que dans l’euphorie de la vitesse, elle avait suivi Line sans un mot et sans jamais se taire, les pensées coulaient en elle sans aucun organe émetteur, un flot continu de paroles dans un silence d’altitude.

Incompréhension.

Elle se souvenait parfaitement avoir enlacé Line, avoir senti le parfum de sa peau, avoir plongé dans le bleu cristallin de ses yeux, elle avait senti la soie de ses cheveux, elle avait entendu ses rires, cette voix jamais disparue, elle avait découvert les gouffres éteints de sa mémoire et la lumière avait jailli.

Rémi avait écouté son récit, n’en avait rien oublié, plongé lui-même dans les yeux brillants de Lou, imaginant les confins du ciel comme il n’avait pu les voir.

L’aimantation.

Lou avait raconté. Encore et encore, un débit de paroles qu’ils ne lui avaient jamais connu, un bonheur étrange, comme s’il s’étendait dans les profondeurs les plus insondables et qu’ils n’en percevaient que les effluves les plus infimes, comme si Lou ne parvenait pas à traduire clairement ce qu’elle avait vécu.

« J’ai senti une force immense, irrésistible. Je savais que c’était vous. »

Il se souvenait parfaitement du regard que Lou lui avait lancé, une douceur infinie comme si elle voulait lui dire secrètement que son amour était bien plus fort encore, qu’elle l’avait ressenti jusqu’au fond de son cœur, dans les fibres les plus infimes, dans le courant de son sang.

« La vitesse s’est réduite puis Line s’est arrêtée. Nous étions suspendus dans un espace immobile, entourées par une lumière violette. Totalement seules. Je ne sais pas où étaient les autres âmes. Il n’y avait plus personne. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’elles ne voulaient pas répondre à cet appel que vous me lanciez, qu’elles savaient que ça n’était pas pour elles, que cet amour ne leur était pas destiné, que ça n’était pas leur tour. Line m’a enlacée, je l’ai vue sourire. Et pourtant, il n’y avait rien de matériel, pas de corps, rien de connu. C’est comme si ma mémoire la reconstituait, comme si la présence de son âme redonnait vie à son enveloppe humaine – « Nous serons toujours réunies. » - Ce sont ses dernières paroles. Puis j’ai plongé sans pouvoir résister et je me suis retrouvée dans le lavoir. »

Léontine avait expliqué que c’était le moyen le plus rapide pour la réintégration. La mouche bleue avait ajouté qu’elle ne pouvait pas intervenir directement et qu’elle avait craint le pire. L’amour de Line et de Lou l’empêchait de se faire entendre, comme une muraille infranchissable et que c’était les prières du groupe qui avaient déclenché le retour.

C’est sur le chemin vers le village, juste avant les premières maisons que Lou avait révélé la raison cachée de ce survol frénétique de la Terre. Elle avait lâché ces dernières paroles comme on lâche un tison brûlant.

« La Terre souffre horriblement de la présence des hommes et tout ça va mal finir. La crise dont on entend parler depuis des années est bien plus qu’une simple crise. C’est une mutation, une transformation qui va engendrer une nouvelle Terre et une nouvelle Humanité. C’est Line qui me l’a expliqué. Ce sont ses mots exacts. Chaque être humain a désormais une mission. Un grand nombre d’âmes en attente sont déterminées. Personne n’a idée de ce qui va survenir.»

Ils n’avaient pas eu le temps d’approfondir. Chacun avait filé chez soi. 

 

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