JUSQU'AU BOUT : Ni Dieu, ni maître

 

 

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Les jours suivants, il fut frappé par la célérité avec laquelle tout s’enchaîna. Comme un dénouement en accéléré. Une barque dans un courant puissant, sans rame, sans gouvernail, juste emportée dans une direction inconnue. Il avait descendu l’embarcation jusqu’à l’eau, croyant dès lors être maître du parcours à venir. Incroyable cette prétention humaine. Il se promit d’être plus vigilant, plus honnête avec lui-même. Il sentait bien, lorsque la clairvoyance l’envahissait, que rien ne lui appartenait vraiment. La vie n’était qu’une succession de réactions en chaîne et comme une boule de flipper constamment renvoyée aux quatre coins du jeu, l’individu, pour ne pas sombrer dans la folie se persuadait que le chemin était choisi. Espérant simplement que le maître de la partie aurait suffisamment de classe et d’adresse pour que les coups s’éternisent. Que ce maître s’assoupisse un instant et c’était la catastrophe. Tilt, game over et le tour était passé. Au suivant. Quelle dérision ! Naître dans un beau jeu, bien décoré, offrant de multiples épreuves, vibrer follement à chaque accélération, s’efforcer de toute son énergie à éviter la sortie, voilà les seuls bonheurs de cette existence. Il trouva qu’il avait eu la chance d’être tombé dans une belle partie, que son parcours jusqu’ici lui avait offert quelques satisfactions, puis la grande découverte, le grand amour et qu’il lui restait à sortir le grand jeu, usant pleinement de ses expériences pour atteindre le jackpot ! Il n’en était pas loin. Tout s’accélérait. Il faudrait rester lucide. Le meneur de jeu ne supporterait aucune faiblesse. Mais est-ce qu’il y avait réellement un meneur de jeu ? Ce n’était pas lui en tout cas, trop de paramètres lui échappaient. Alors qui ? Dieu ? Il n’y croyait pas. Celui-là n’avait été inventé que pour combler l’absence d’explication et permettre surtout aux instigateurs du mensonge de s’enrichir. Il suffisait de regarder le Vatican. Le hasard alors ? Oui, peut-être, juste le hasard. À chaque décision, plusieurs directions se dessinaient et selon la météo, l’humeur du moment, les rencontres sur le chemin, autant de circonstances incontrôlées, l’une ou l’autre de ces possibilités seraient mises en avant et les autres délaissées. Cette solution appellerait d’autres dénouements, d’autres options à venir et dans ce perpétuel imbroglio, l’individu s’efforcerait de se rassurer en affirmant jour après jour, que telle décision était la bonne ! Vaste supercherie. Rien ne nous appartenait et rien n’était écrit. Dieu n’y était pour rien et l’homme non plus. L’homme peut-être un peu plus, tout de même. Parfois, ne prenait-il pas certaines décisions, totalement inattendues, bousculant l’ordre logique des choses en cours, des décisions laissant les proches ou même la communauté entière totalement abasourdis ? Il chercha un exemple et pensa à Bernard Moitessier dans la course en solitaire autour du monde, qui décide de continuer, alors qu’il était en tête, et de ne pas rentrer au port, « pour sauver son âme ». Ça, c’était grand ! Il ne devait cette décision à personne d’autre que lui. Il n’y avait pas eu de hasard. C’était un acte pleinement volontaire, au-delà de la raison, quelque chose qu’il avait construit en réaction à une vie en société qu’il rejetait, à des valeurs qu’il ne reconnaissait pas. Oui, mais alors, il n’avait fait que réagir à une situation qui ne lui convenait pas. Tous ses actes avaient été déterminés par une mise en scène extrêmement compliquée dans laquelle il avait essayé de glisser une petite part de volonté, sa décision n’était pas neutre, elle lui avait été imposée, ses actes avaient été déterminés par la lutte qu’il avait engagée contre des concepts qu’il haïssait.

C’était effrayant.

Il se sentit comme une plume aux vents. Les réflexions s’enchaînaient à une vitesse étourdissante.

Notre vie ne nous appartenait pas et elle n’appartenait d’ailleurs à personne, l’essentiel, finalement, étant d’en être conscient et de gérer ce drame du mieux possible. Ni dieu, ni maître, ni rien du tout. Qu’une boule de flipper lancée, par hasard, dans une partie que personne ne contrôle, et où chaque péripétie entraînera d’autres péripéties, nullement choisies, justes subies, et dont la boule essayera de se sortir du mieux possible ou plutôt, avec le moins de mal possible, et avec parfois le sentiment prétentieux d’avoir pris une décision supérieure, d’avoir atteint le plus haut degré de conscience. Non, c’était affreux, un cauchemar. Il devait essayer de contrôler le jeu ! Au moins une fois, dans une circonstance, juste une, quelles qu’en soient les conséquences, mais qu’il puisse se dire, avant la fin, « ça c’est à moi. » Même s’il ne s’agissait que d’une réaction contre un système, qu’une révolte contre la dictature permanente des jours qui défilent hors de toute maîtrise, il devait au moins une fois montrer son opposition. Ce serait certainement dérisoire par rapport à toutes les années de soumission mais ce serait enfin un acte relativement personnel.

Il songea à sa rencontre avec Birgitt et Yolanda. Tout était du hasard. Depuis son départ de l’école, le passage au lac Charpal, l’arrivée dans les Landes. Pourquoi là et pas un peu plus loin ? Seul l’instant où il était parvenu à leur adresser la parole, à leur donner envie de s’arrêter, avait marqué le sceau de sa volonté. Quelques secondes. Il lui avait fallu pratiquement un an de dérives pour y parvenir."

 

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