KUNDALINI (17)

 

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Elle se leva. Il fallait qu’elle le retrouve. Elle écarquilla les yeux pour se stabiliser. Elle s’engagea sur les premières marches de l’escalier en réalisant à quel point la lumière avait déjà baissé. Rayons solaires de fin du jour. Combien de temps avait-elle dormi ?

« Sat ? »

Elle l’appela avant même d’avoir atteint le sol. Elle chercha dans toutes les directions et c’est là qu’elle aperçut l’installation. L’odeur de fumée. Un fin liseré qui montait dans le ciel. Elle s’engagea sur un chemin de pierres plates.

Il était là. Il portait une bûche et s’approchait d’une vaste cuve en bois, ouverte et munie d’une petite échelle. Elle le vit ouvrir la porte d’un rectangle métallique. Une cheminée. Un four à bois.

Il tourna la tête vers elle.

« Ah, Maud, vous êtes réveillée. Venez, j’ai préparé un bain. »

Un bassin. Une piscine ronde, chauffée au bois.

Son ingéniosité la fascinait. Il semblait capable de construire tout ce qui lui passait par la tête.

« Vous êtes vraiment quelqu’un de surprenant, Sat. Vous avez même une piscine !

-Pas une piscine, Maud, juste un bain chaud dans lequel on peut vraiment s’étendre.

-On pourrait quand même y inviter une dizaine de personnes !

-C’est déjà arrivé, Maud.

-Et tout le monde tout nu, j’imagine, lança-t-elle, en riant.

-Oui, bien évidemment, pourquoi donc se priver de ce bonheur ? Ça vous dit ?

-Bien entendu ! »

Elle se déshabilla pendant qu’il montait à l’échelle. Elle le rejoignit.

Un banc immergé courait sur tout l’arrondi du bassin. Suffisamment large pour y étendre les jambes. Elle s’installa face à Sat.

« Quelle température ?

-Vingt et un degrés.

-Quel délice. J’avais justement besoin de ça.

-Vous avez bien dormi ?

-Oui, très profondément. Je m’en veux de vous avoir abandonné comme ça. C’est vraiment impoli.

-Non, Maud, pas de ça, par pitié. Vous êtes ici chez vous. Je vous demande juste de vivre comme si je n’étais pas là. Faites ce que vous voulez, sans vous soucier de moi. »

Elle se souvint de la réponse qui lui était venue.

Elle aurait voulu lui parler.

Et elle eut peur.

D’elle-même.

Ce rêve était une hallucination, une bêtise de son inconscient, des souvenirs mélangés de films ou de livres, des scénarios sans intérêt et elle était ridicule de s’en inquiéter.

« Eh bien, pour l’instant, je choisis de rester là, Sat et de profiter. »

Il la regarda avec un immense sourire.

La lumière crépusculaire peignait l’ambre de son visage. Des reflets irisés.   

Il était beau. Réellement beau. Intégralement. Et elle sentait dans son ventre des bouffées de chaleur.  

« Comment avez-vous construit ce bassin ?

-C’est une cuve à raisin que j’ai récupérée auprès d’un vigneron que j’avais soigné. Une tendinite que personne ne parvenait à éliminer et qui l’handicapait fortement. On a fait un socle en pierre avec un espace vide pour l’appel d’air de l’insert. Il y a un tube métallique au fond du bassin. La chaleur du feu suffit à la belle saison. Mais ça m’est arrivé de me baigner en hiver avec une eau à dix degrés. C’est revigorant ! J’ai rajouté ce banc circulaire en plusieurs tronçons et j’ai l’intention de couvrir le bassin avec un toit ouvrant.

-Magnifique.

-J’ai préparé un repas avec des légumes du jardin. Si vous avez faim.

-Pas vraiment pour l’instant. Mais j’y ferai honneur avec plaisir. »

Elle ne pouvait garder en elle une phrase si forte.

« Sat, pour reprendre ce que vous venez de dire. Je voulais… Enfin, c’est difficile à dire…

-C’est difficile pour votre mental. Alors, laissez votre cœur s’exprimer. Il n’y a rien de plus simple.

-Je ne peux pas vivre comme si vous n’étiez pas là. »

Un sursaut en elle.

Faire. Elle voulait dire : faire. Et c’est le mot vivre qui s’était imposé. Et elle savait bien qu’il n’avait pas la même portée.

Le sourire de Sat. Un immense soulagement. Il accueillait la tournure sans se sentir envahi. Elle avait eu peur de briser le rêve en cours.

« Je… suis très heureux que vous vous sentiez bien ici, Maud et avec moi. »

Il avait failli ne pas finir sa phrase, ne pas révéler la partie personnelle, ne pas avouer son trouble.

 

Elle avait fermé les yeux. Le besoin d'envelopper son bonheur. Le corps en apesanteur.

Elle écouta le silence. 

Un oiseau lointain chantait au ciel des vocalises. Une mélodie répétitive, comme une prière.

Sans se l'expliquer, elle éprouva le besoin de remercier mais ne trouva pas de destinataire. 

Elle se trouva ridicule, juste quelques secondes, comme si tout cela relevait d'un enfantillage puis elle se corrigea. Les retenues éducatives bridaient les bonheurs les plus simples. Mais là, à l'instant, rien ne l'obligeait à perpétuer ce désastre. 

Elle sentit son visage se réjouir, un sourire intérieur, une chaleur bienheureuse, l'évaporation des pensées.

Les yeux fermés, le coeur ouvert.

Remercier la vie. Simplement. Sans chercher à l’identifier autrement que dans les ressentis les plus profonds, ce bien-être qui n’a plus besoin d’être expliqué, cet abandon de toutes les paroles, de toutes les justifications, de tous les rappels à l’humain.

Combien de temps ? 

Une vague de frissons courut dans son dos. Les limitations corporelles comme un rappel à soi. 

"J'ai un peu froid, Sat.

-On passe à table si vous voulez et je vous parlerai de la suite de la soirée.

-Oui… Volontiers. Je vous suis. »

La suite de la soirée… Elle avait déjà tellement de questions à lui poser. Qu’avait-il donc projeté ? Elle descendit l’échelle et il l’accueillit avec un drap de bain ouvert. Elle s’y glissa.

« Merci, Sat. »

Il s’engagea sur le chemin de dalles. Nu. Elle le suivit et le reflet des gouttes sur son dos l’émerveilla. Comme une peinture sacrée, un Ange descendu sur Terre.

Il entra dans la maison et se dirigea vers le coin repas. La table était mise.

« Vos affaires sont là, Maud. »

Il avait attrapé une serviette suspendue à une porte et elle le regarda s’essuyer. Cette liberté intégrale devant l’autre, cette aisance dans son corps. Elle en enviait la douceur. Elle en espérait la beauté. Qu’elle s’accorde enfin cette vie en elle.

Elle enfila juste un chemisier.

  

Ils mangèrent en parlant. Des légumes crus du jardin.

« C’est délicieux, Sat. Et je sais que je mange des aliments sains. Depuis le départ de Laurent, j’ai éliminé tout ce qui ne me convenait pas. Laurent n’était pas très regardant sur la qualité et il achetait parfois des aliments dont je ne voulais pas. La viande rouge par exemple.

-Je ne mange jamais de viande, ni rouge, ni blanche, ni rien. Je ne mange rien qui n’ait été doué de conscience.

-C’est ce que je fais désormais.

-Végétarienne, sportive, naturiste, trois étiquettes auxquelles j’adhère totalement. »

Elle sourit.

« Pourquoi dites-vous étiquettes ? C’est un peu péjoratif, non ?

-Oui, bien entendu. C’est ironique surtout. Puisque c’est le fonctionnement même de notre société : les étiquettes. Il faut pouvoir nommer les choses. Toutes les choses. Dresser des listes, établir des classements, des hiérarchies, des reconnaissances. Ah, cette fameuse reconnaissance. « Tu fais partie de mon groupe, toi ? Oui, ah, bon, c’est bien, ça me rassure. »

Il avait un ton moqueur qui l’amusa.

« Alors, je sais bien que c’est inévitable mais il faut juste en observer les effets. Imaginons que nous vivions seul, quelque part. Nous n’aurions aucune étiquette. Nous ne serions pas naturistes, nous serions nus, c’est tout. Nous ne serions pas végétariens, nous mangerions des légumes, nous ne serions pas sportifs, nous aimerions juste vivre pleinement. C’est l’autre qui a besoin de signes distinctifs, sur moi. Et j’ai besoin des signes distinctifs que je peux attribuer à l’autre. Ou qui sont déjà en place. En appliquant ce fonctionnement, on s’en oublie soi-même. Et c’est là tout le problème. Que ces signes existent et soient utiles, je ne le nie pas. Mais je conteste le fait que beaucoup d’individus ne se sentent exister qu’au regard de ces catégories, de ces signes de reconnaissance. C’est un système étroit, limitatif, carcéral. Vous n’êtes pas Maud, vous n’êtes pas professeur de yoga, vous n’êtes pas naturiste. Tout ça, ce sont des éléments rapportés et si vous ne les observez plus comme de simples vêtements mais que vous les considérez comme votre peau, votre chair, vos organes, la vie en vous, alors vous n’existez plus.

-C’est justement ce que j’ai ressenti quand Laurent m’a quittée. Un vide immense.

-Parce que vous considériez que vous étiez sa femme et que ce statut dépassait tous les autres, et même celui de la vie en vous.

-Je l’aimais aussi. À cette époque-là, tout du moins.

-Vous l’aimiez, lui ou la vie que vous meniez avec lui ? Lui ou l’habitude de lui ?

-Non, je l’aimais lui, vraiment.

-Alors, Maud, vous l’aimez toujours.

-Comment ça ?

-Si vous l’aimiez, c’est que vous souhaitiez son bonheur ?

-Oui, évidemment.

-Est-ce que maintenant, vous souhaitez toujours son bonheur ?

-Oui.

-Alors, vous l’avez vraiment aimé et donc nécessairement vous l’aimez toujours puisque vous souhaitez toujours son bonheur. Mais de l’aimer encore ne veut pas dire que vous devez vivre avec lui. C’est juste que vous souhaitez toujours qu’il soit heureux.

-Donc, tous les gens que je souhaite voir heureux sont des gens que j’aime ?

-Oui.

-Et pourtant, je ne souhaite pas faire l’amour avec eux !

-C’est bien la preuve que la sexualité est un acte sacré puisqu’elle apporte à l’amour une dimension supérieure. Et qu’elle est seule à pouvoir le faire. Il n’y a aucun acte de la vie quotidienne qui puisse propulser les individus aussi haut dans cette dimension sacrée. Vous pouvez aimer des dizaines de personnes mais seule la sexualité sacrée ouvrira la dernière porte, celle du royaume de l’amour total. Celle de l’unité, celle de la conscience ultime, celle de l’abandon et du don, celle de la révélation à soi de la dimension intérieure. Aimer par la sexualité est un aboutissement, pas une étape. Je ne parle pas de l’acte sexuel génital qui n’est bien souvent qu’une perdition énergétique éphémère mais de la sexualité intégrale, celle qui confère à l’échange de regard ou au simple contact de la peau une dimension orgasmique.

-C’est ça que j’ai ressenti tout à l’heure. Enfin, je crois.

-C’est même une certitude, Maud. Il n’est qu’à voir tout ce que ça a déclenché.

-Mais pourquoi ?

-Parce que notre dimension spirituelle est incomplète. C’est comme si vous aviez cherché à assimiler tous les aliments nutritifs existants. Votre organisme n’en est pas capable. Pas tout d’un coup. C’est comme une indigestion.

-Et donc, je vomis.

-Ou d’autres symptômes, comme des démangeaisons, des points douloureux sans explication, des migraines, des vertiges, des rêves étranges, des mots qui viennent on ne sait d’où, des pensées inhabituelles et qui paraissent totalement folles, des intuitions stupéfiantes, des perceptions inexplicables… Il y a beaucoup d’effets possibles. Certains sont même si perturbants que les individus ne veulent plus les revivre.

-Personnellement, ce qui m’effraie désormais, c’est de ne plus jamais le revivre.

-Alors, il faut commencer par poser cette peur. Elle ne sert à rien. C’est comme si vous abandonniez une partie de votre énergie interne à un consommateur, une espèce de dérivation qui pompe insidieusement votre réserve. Et donc, vous allez perdre une partie de votre potentiel. 

-En même temps, si je ne fais rien et que j’attends, j’aurais trop peur de gâcher une occasion supplémentaire.

-Il ne s’agit pas de ne rien faire Maud, mais de faire ce qui est juste et bon. 

-Et ? C’est à dire ?

-Aimer. » 

 

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Commentaires

  • Thierry LEDRU
    • 1. Thierry LEDRU Le 03/11/2017
    Mille mercis Lucile. C'est un très bel hommage à mon écriture ce que vous dites étant donné qu'il fallait absolument pour ce texte que je parvienne à entrer dans la peau du personnage féminin :) Je ne manquerai pas de signaler la parution du roman si cela arrive un jour.
  • Lucile
    • 2. Lucile Le 03/11/2017
    J"ai une furieuse impatience à attendre la publication de ce roman et je l'espère la plus proche possible. J'ai lu tous les extraits et le plus surprenant, c'est cette impression étrange que ce texte est écrit par une femme. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais les descriptions des pensées et des émotions ne relèvent pas, habituellement, de l'espace masculin. C'est en tout cas une écriture qui me réjouit. Merci

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