KUNDALINI. (10)

 

 

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De nouveaux arrivants occupaient désormais le bungalow voisin.

Un homme la salua et elle répondit avec un pincement au ventre. Elle ne voulait pas de liens, pas de contacts, pas de discussions. Elle espérait juste passer la soirée avec Sat. En elle. Dans le silence de sa solitude.

 

Elle prit une douche et se couvrit de lait apaisant. Elle massa consciencieusement son corps, étalant un film régénérant et parfumé.

Les mains de Sat. Elle aimerait tant les sentir sur sa peau. Impossible de s’extraire de ce désir, impossible de ne plus le voir, impossible de ne pas entendre la douceur profonde de sa voix, cette impression qu’il agissait sur elle comme un étouffoir des douleurs. Il était là, devant elle, debout, avec ce sourire étrange et ces grands yeux dénudés. Ce frémissement en elle, comme une brise chargée de parfums électriques, des couleurs joyeuses qui ruisselaient dans ses fibres. Elle n’en avait aucune connaissance, aucun souvenir ancien, aucune expérience.

Et elle n’osait y mettre de mots. Car ceux qui lui venaient à l’esprit lui paraissaient absurdes.

Et pourtant…

 

Elle perçut chez les voisins une agitation qui l’inquiéta. Des voix et des rires…

Elle sentit immédiatement gonfler l’énervement.

Elle essaya de lire, de méditer, de faire quelques exercices de yoga…

Les voix dehors et la voix de Sat en elle.

Impossible de faire tomber cette pression, comme si une boule d’énergie inconnue cherchait une issue et parcourait son corps sans relâche. Elle devinait la chaleur lorsqu’elle passait entre ses cuisses et que son sexe frémissait comme des feuilles au vent.

 

 

Elle sortit sur la terrasse.

Ces voix qu’elle entendait, elle ne les supportait plus. Elle aurait voulu leur dire de se taire, tous, de rentrer chez eux, elle aurait voulu qu’ils réalisent qu’elle explosait. Intérieurement.

Elle comprit qu’un autre couple s’était joint aux voisins. Parties de cartes sous les étoiles. Éclats de rires et discussions de comptoirs.

 

Elle ne pourrait pas tenir.

Elle entra et enfila ses chaussures de marche. Un justaucorps, un collant de course, une lampe frontale.

Elle n’arriverait jamais à dormir, elle le savait. Pas dans cet état. Sortir, aller marcher, bouger, ouvrir son corps à la paix de la nuit.

 

Elle passa devant les voisins sans les regarder.

Laurent serait sûrement allé leur dire de se taire.

Elle en était incapable.

Et elle s’en voulait d’imaginer ce que Laurent aurait fait.

 

Elle s’éloigna sur la route et descendit jusqu’à la piste forestière qui s’engageait sous les bois. Une fois sous le couvert partiel des arbres, elle alluma sa lampe et entreprit d’engager une petite foulée.

Se concentrer sur le souffle, sur la longueur des foulées, les appuis, l’alternance des bras pour l’ouverture de la cage thoracique, l’observation des inégalités du sol…

Elle avait depuis longtemps aimé courir la nuit, dans le faisceau étroit de sa lampe, les impressions de vitesse dans cet environnement sombre, l’absence de repères, comme si tout était avalé par la nuit.

Un profond bonheur de sentir son corps qui répondait sans difficultés à ses exigences, cette idée étrange qu’elle vivait à l’intérieur d’une enveloppe qui lui servait de moyen d’exploration, qu’une entité intérieure observait ce cocon précieux et l’aimait, que cette entité intérieure se devait de prendre soin de son véhicule, comme si une âme observait avec bienveillance sa chrysalide.

L’âme…Encore elle. Jamais, ce mot n’avait occupé autant d’espace en elle. Pourquoi le mot chrysalide s’était-il imposé ? Une chrysalide protège une future éclosion. Elle tenta de se souvenir de ses cours d’école. Chenille, chrysalide dans son cocon. Papillon. Oui, ça devait être quelque chose comme ça.

Le départ de Laurent l’avait amenée à dépasser son état de chenille. Ses tourments actuels correspondaient à sa métamorphose dans son cocon. Et de la chrysalide sortirait un papillon.

Aucune certitude scientifique, juste un arrangement de quelques données mais elle s’amusa de l’image.

Quel papillon pouvait-elle devenir ? Était-ce cette énergie transformatrice qui vibrait ainsi en elle ?

 

Elle s’obligea à rompre le manège des interrogations et à vider son esprit dans les souffles et les foulées, les regards appliqués et le jeu de la lumière qui perçait le tunnel de la nuit. Elle sentait dans son dos se refermer les voiles silencieux comme un enveloppement délicieux.

 

Elle courut une heure. 

Lorsqu’elle rejoignit le bungalow, les voisins n’avaient pas bougé. Et les voix résonnaient dans la nuit comme des outrages.

 

Elle passa sans un mot et sentit monter la colère.

Partir ? Aller leur parler ? Se plaindre aux propriétaires ?

Laurent aurait trouvé la meilleure solution. Elle ne voulait pas y penser et ce déni nourrissait les images. Laurent était là, dans ses souvenirs, parce qu’elle lui avait toujours accordé le droit de décider à sa place et ce fonctionnement ancien restait son seul modèle.

Elle tenait sa salle de sport avec bienveillance et rigueur. Aucun écart de conduite n’était toléré et elle avait dû parfois rappeler les règles de vie. Mais c’était son domaine, son espace, son lieu de vie.

Avec Laurent, elle n’avait jamais cherché à établir un autre rôle que l’enfant protégé. Elle était une petite fille dans les bras réconfortants de son tuteur. De son père de substitution…

Un malaise devant l'évidence. Elle avait trouvé en Laurent le prolongement de son enfance. Peut-être en avait-il eu assez, peut-être aurait-il aimé qu'elle le libère de cette mission, peut-être qu'il avait trouvé dans les bras de cet autre homme une simple complicité joyeuse, sans dépendance, sans compromis, sans attente, ni exigence. 

 

Elle sortit de la douche et entra dans la chambre. La pièce avait beau se trouver à l’angle opposé du bungalow voisin, elle percevait les voix graves des hommes et les rires aigus des femmes.

 

Elle ferma les yeux, allongée sur le dos, les mains sur le ventre.

Sat. Il était toujours là. La douceur de ses yeux qui glissait sur elle, la profondeur de ses mots qui ruisselait dans son corps, ce plaisir de le sentir à ses côtés, bienveillant, attentif, perceptif. Elle ne s’était jamais sentie aussi nue et le dévoilement de son corps n’était qu’une étape dérisoire. Indispensable pourtant. Comme l’ouverture vers son âme, un abandon de toutes les convenances corporelles, comme une destruction volontaire des enceintes spirituelles.

Elle savait pourtant qu’elle ne parvenait pas à se défaire des interprétations, des projections, des inquiétudes, des questionnements récurrents, une incapacité à vivre l’instant.

Où était donc passé ce bonheur immédiat, cette joie d’enfant qui contemple la vie dans le vol agité d’un papillon, la reptation d’un ver de terre, la danse envoutante d’un champ de blé ? Dans quelle mélasse de pensées insérées son existence était-elle tombée ?

Comment expliquer que cette intuition féminine qui semble si forte, si incluse et si précieuse puisse être effacée, affaiblie, entamée par des raisonnements qui ne sont que des accumulations de connaissances raisonnables, raisonnées, cartésiennes, cartographiées. Et qui dans le traitement chaotique de toutes les identifications générées par l’histoire personnelle finissent pas devenir des entraves, des faiblesses, des errances, des perditions dont personne ne veut porter la responsabilité.  

D’où venaient ces interrogations qui jaillissaient en elle ?

Comme des brises tièdes qui venaient réchauffer une âme éteinte.

 

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