LES ÉGARÉS (roman) 10

Il franchit un pont en bois au-dessus d’un torrent. Il s’est levé à cinq heures. Après avoir cherché le sommeil depuis le milieu de la nuit. Tellement de pensées, tellement d’émotions ranimées. Il lui avait suffi d’ouvrir les yeux pour que le flot déboule comme une vague soulevée par des vents hargneux.

Il imagine maintenant dans son esprit le tourbillon opaque ceinturé dans un entonnoir. La marche favorise l’évacuation des pensées. L’une après l’autre, il les voit s’engager dans le tube étroit, s’écouler irrésistiblement dans l’océan apaisé des émotions disséquées.

Plus de refoulement, plus de rejet dans le maelström gigantesque des idées sombres. L’épuration est enclenchée. Il n’a plus à résister. L’impression d’une structure mentale éclatée, une enceinte fissurée par laquelle ruissellent les eaux noires et pestilentielles d’un passé morbide.

Marcher, avancer, monter vers les cimes éthérées du soi libéré. À quel point il a pu se morfondre dans la souffrance. Cette identification qu’il a adorée, dont il s’est servi. Il était le frère compatissant, attentif, dévoué. Vis-à-vis de ses parents, des proches, des amis, il avait pris forme dans le sacrifice. C’était juste son ego. Juste une manipulation malsaine. Cet amour fraternel le servait. Même s’il s’était réellement investi, même si pendant des mois il avait accordé sa vie à celle de Christian, il sait désormais à quel point cette abnégation n’était pas désintéressée. Il devait prendre forme. Le petit garçon discret, effacé, maladif, l’adolescent angoissé, renfermé, cyclothymique, il fallait les tuer, les supprimer, les transformer. Son sacrifice servait de piédestal. Il s’était construit sur cette promesse, sur ce défi, cette lutte éprouvante contre la Mort.

Humilier la Mort.

Quel combat aurait pu lui permettre d’exister avec une telle force ?

Les hernies discales n’avaient-elles pas été le prolongement de cette lutte ? Ce fonctionnement n’était-il pas devenu une dépendance psychologique jusqu’à atteindre son corps, jusqu’à meurtrir ses chairs, la pièce maîtresse du squelette ? N’exister que dans la souffrance … Des défis inconscients. Repousser les limites.

Il en avait longuement parlé avec Hélène. Elle n’avait jamais donné d’explication.

Hélène n’imposait jamais d’interprétations.

Elle suggérait, uniquement.

Elle racontait des histoires anodines ou étranges, des évènements de sa vie, une vie stupéfiante, elle avait huit ans quand elle avait commencé à sentir dans ses mains des chaleurs incroyables, elle avait huit ans quand elle avait commencé à entrevoir les morts, à les entendre, elle avait huit ans quand elle avait commencé à sentir les douleurs dans le corps des autres... Elle avait désormais des dizaines de patients, plus de cent peut-être, certains venant de pays étrangers, elle racontait certain cas, elle glissait dans la discussion une interrogation incisive, une remarque pertinente, toujours au bon moment.

Cette impression qu’elle lisait dans les pensées.

L’évidence ne surgissait qu’après avoir analysé chaque parole. Et bien plus important encore après les avoir validées, ressenties, explorées, vécues.

Il descend au bord du torrent remplir les deux gourdes.

Retour sur le chemin, avancer vers Leslie. Se retrouver lui-même pour que tout soit possible. Il sait que rien n’est plus important. Abandonner l’homme ancien, l’enterrer, réciter l’éloge funèbre et aller voir plus loin.

Avancer.

La récupération psychologique de Christian avait été bien plus délicate encore que celle de son physique. Des jours et des nuits d’angoisse. Et puis quelques sourires, quelques discussions prolongées, le voir marcher dans la maison, sortir dans le jardin, s’asseoir au soleil, se préparer un café. Chaque situation nouvelle devenait un évènement. Il avait repris sa guitare, le dessin, la lecture, il écoutait de la musique. Et puis le plaisir de la cuisine. À force de préparer ses repas préférés, il avait repris du poids.

Combien de temps avait-il fallu attendre avant que le physique ne l’autorise à reprendre le sport ? Il ne s’en souvenait plus. L’impression d’un temps gluant qui coulait lentement, une vie ralentie. Toute la famille récupérait avec lui. Les peurs s’estompaient, les rires les remplaçaient. Timidement. Comme si des pudeurs étranges pesaient sur leurs éclats, comme s’il fallait se montrer prudent avec le bonheur, ne pas trop réclamer, ne pas trop espérer.

L’horreur. Elle était toujours là, tapie dans un coin de la mémoire. Un fardeau invalidant, une vase collante. S’élever trop haut, c’était courir le risque de retomber avec une violence telle que les désillusions seraient fatales.

Première sortie en vélo. Le cuissard de Christian flottait sur ses cuisses. Les premiers coups de pédale, la cheville bloquée qui brûle.

Il s’était mis devant pour lui couper le vent. Des regards attentifs pour s’assurer que son frère suivait. Ils étaient allés voir la mer. Des sourires, une bouffée de bonheur, des larmes retenues.

L’océan, l’horizon, le parfum de l’iode et des algues, le sable étincelant, les rochers entêtés contre les flots patients.

Son grand frère devant lui, face aux vagues, son grand frère, vivant, un revenant, l’envie de crier aux passants.

« Si vous saviez d’où il vient ! Regardez ! Il a vaincu la Mort ! Regardez ! Il l’a fait ! C’est mon frère ! »

Il pleure. Impossible de marcher. Il s’assoit contre un talus. Les jambes molles.

« Il a vaincu la Mort ! »

Non.

Ça n’était qu’un répit.

 

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