L'apprentissage de l'écriture

Les causes sont multiples, mais les spécialistes sont formels : l'apprentissage de l'écriture est devenu plus difficile au fil des ans, et de plus en plus d'enfants affichent des difficultés crayon en main. 

Une élève de CM2 écrit une dictée, en juin 2007.
Une élève de CM2 écrit une dictée, en juin 2007. (MYCHELE DANIAU / AFP)

"Quand j'ai débuté ma carrière, j'avais quatre ou cinq élèves qui présentaient une mauvaise tenue du crayonAujourd'hui, la proportion s'est inversée : j'ai quatre ou cinq élèves qui le tiennent correctement. On en est là." Sylvie de Sury, directrice d'école à Mourenx (Pyrénées-Atlantiques), se fait du souci pour l'écriture manuscrite. Une inquiétude d'autant plus forte que son témoignage est loin d'être isolé. Les spécialistes observent en effet des difficultés croissantes dans l'apprentissage de l'écriture.

Les enfants seront-ils bientôt incapables d'écrire avec un stylo ou un crayon ? Franceinfo se penche sur ce phénomène, encore peu étudié, mais qui pourrait être au menu des Assises de la maternelle qui se tiennent mardi 27 et mercredi 28 mars.

Les écrans et tablettes pointés du doigt

Ecriture trop rapide et brouillonne, ou trop lente et épuisante, lettres irrégulières ou raides, mauvaise tenue du crayon ou position du corps inappropriée… Les difficultés des enfants s'expriment de multiples manières. Et la multiplication des tablettes et des écrans n'y est pas étrangère. "L’écriture est aujourd'hui quelque chose de difficile pour les enfants, d'autant plus dans un contexte d'immédiateté, analyse le psychomotricien Yves Le Roux. Ce geste lent leur semble de plus en plus fastidieux, alors qu'ils sont habitués à des outils qui répondent au doigt et à l’œil. Le rapport au temps a changé."

Sylvie de Sury regrette ainsi que la profusion d'écrans dévore le temps consacré aux jeux d'éveil, comme le coloriage, le pliage ou le découpage. Faute d'activités manuelles, les enfants souffriraient même de maladresse et de difficultés d'attention. "Les 'nouveaux enfants', comme je les nomme parfois, nous questionnent. Ils ont du mal à réaliser un pompon, par exemple. Je pense que c’est multifactoriel, mais il va falloir se pencher sur ces enfants très vite", pointe-t-elle. 

Ils ont moins d'occasions d'utiliser leurs mains, car les écrans sont très présents dans beaucoup de familles. Mais quand un enfant est devant un écran, ce sont les zones cérébrales de l'image qui sont sollicitées. A l'inverse, exercer ses mains demande un effort.Sylvie de Sury, directrice d'écoleà franceinfo

Outre-Manche, plusieurs spécialistes soupçonnent même l'utilisation massive de tablettes d'être à l'origine de dysfonctionnements du geste graphique, rapporte le Guardian (en anglais)"Le problème, c'est que l'articulation de l'index va s'atrophier et l'index va pouvoir se plier à l'enversdécrypte Danièle Dumont, docteure en sciences du langage et enseignante en pédagogie de l'écriture. On ne va plus pouvoir bloquer le crayon avec l'index, car il plie dans l'autre sens."

Le pouce risque également de devenir hyperlaxe en cas d'utilisation abusive des écrans tactiles. "Extrêmement élastique, il bouge [alors] dans tous les sens et n'arrive plus à se plier normalement pour pouvoir tenir un crayon", ajoute-t-elle. Faute d'étude clinique, cette explication reste toutefois pour l'heure une hypothèse. "Il faudrait mener une étude avec un groupe test d'enfants bien éduqués à l'écriture et un autre tout autant bien éduqué, mais accro aux tablettes", souligne le psychomotricien Nicolas Renouard.

Un apprentissage de l'écriture trop précoce ?

Mais les tablettes ne sont pas les seules à être mises en cause. Les spécialistes s'interrogent également sur la formation des enseignants, notamment au niveau de la maternelle. "L'école apprend aux élèves à faire des lettres, des dessins – parfois trop tôt, d'ailleurs, souligne Nicolas Renouard. En revanche, on ne leur apprend pas le geste de l'écriture, la position du corps, la gestion du tonus…"

La position dite "fonctionnelle" est connue : une pince formée par le pouce et l'index, avec un appui sur la dernière articulation du majeur. "Mais le bout du pouce est rarement utilisé, déplore Sylvie de Sury. Trop souvent, le crayon est placé à l’intérieur de l’articulation entre les deux phalanges du pouce."Ce dernier peut bouger mais le crayon est bloqué, car la rotation est alors limitée. Parfois, l'index recouvre le pouce ou est entièrement replié sur le crayon. Difficile alors d'écrire avec précision et sans peine.

 

Voici la bonne manière de tenir un stylo, ici présentée par le propriétaire d\'un magasin de Taipei (Taïwan) à un client, le 24 mars 2017.
Voici la bonne manière de tenir un stylo, ici présentée par le propriétaire d'un magasin de Taipei (Taïwan) à un client, le 24 mars 2017. (CRYSTAL CHIANG / DPA / AFP)

 

Un élève de grande section doit pouvoir écrire son prénom, voire quelques mots, précise le programme de l'Education nationale. Mais l’écriture est une mécanique complexe, qui part de l'épaule et s'achève par de fins mouvements des doigts, explique le psychomotricien Yves Le Roux. Il ne faut surtout pas brûler les étapes avant de pouvoir travailler le geste de la main. "En petite section, on valorise la précision du geste graphique ('ne pas dépasser en coloriant') à un âge où l’enfant n’est pas encore apte, détaille-t-il. Il va donc compenser pour sécuriser le geste, par exemple avec l'annulaire. Mais ce geste sera limité à terme."

 

A l'inverse, il faudrait un enseignement de la prise du crayon de la manière la plus fonctionnelle en grande section-CP et accompagner ceux qui en ont besoin. Cela ne se fait pas aujourd’hui.Yves Le Roux, psychomotricienà franceinfo

"Les élèves vont directement à l'écriture sans être suffisamment préparés, estime également Laurence Vaivre-Douret, professeure des universités en psychologie et neuropsychologie du développement à l'université Paris-Descartes, Sorbonne Paris Cité et Institut Universitaire de France. Avant cela, il faut leur faire suffisamment travailler le corps, pour les amener progressivement à la motricité des doigts." Selon elle, l'accompagnement musical des gestes et les manipulations sont peu à peu délaissés en maternelle, au profit de travaux plus cognitifs, comme la reconnaissance des lettres et leur imitation. "Il faudrait d'abord privilégier les grands tracés au tableau qui partent de l’épaule, plutôt que la feuille, juge-t-elle. La psychomotricité était davantage enseignée auparavant. Aujourd'hui, l'écriture idéale de l'adulte est plaquée trop tôt."

Le système français serait-il trop exigeant dès les petites classes, au risque de crisper les enfants ? Selon Jean-Luc Velay, chargé de recherches au CNRS, l'aptitude à mobiliser la "pince" s'épanouit à partir de 5 ou 6 ans, à l'âge du CP. "Il y a un culte de l'écriture dans notre pays et on demande aux élèves de produire de l'écrit très tôt, dès le début de la moyenne section. Dans les pays nordiques et certains pays anglo-saxons, la maternelle n'est pas aussi formalisée et les enfants débutent leur éducation plutôt en primaire." Même avis pour le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, qui préside les Assises de la maternelle. "Ces pays retardent la mise à l'épreuve de l'enfant et prônent l'acquisition de la confiance en soi. A cet âge-là [en maternelle], il faut surtout développer la maturation cérébrale neuromusculaire."

Un mauvais suivi et un relâchement des parents

L'école ne peut toutefois assurer seule cette mission et le jeu manuel est indispensable à la maison. Problème : "Certains parents sont aujourd'hui moins attentifs et il y a de moins en moins de travaux pratiques à la maison. C'est un cercle vicieux, déplore Laurence Vaivre-Douret. Parfois, ils ne voient même pas que leurs enfants ont un trouble en primaire. C'est nous qui le dépistons !" En 2009, la Haute Autorité de santé avait pourtant établi qu'entre 600 000 et 840 000 élèves souffraient de de trouble d'apprentissage, dont la dyspraxie, un trouble développemental de la coordination qui empêche l'automatisation de certains gestes, fait partie. "Les enfants au-delà de 10 ans ont aujourd’hui des problèmes massifs avec l'écriture", acquiesce Laurence Vaivre-Douret, tout en estimant que nombre de cas n'ont pas de lien avec un handicap.

La chercheuse a lancé une étude dans des classes entières, du CP au CM2, dont les résultats sont en cours d'analyse. "Dans nos premiers résultats, on voit que ce que l’on nomme aujourd'hui 'troubles de l’écriture' est un ramasse-tout". Et ces troubles sont mal identifiés. "En France, par exemple, on estime qu'il y a environ 6% d'enfants dyspraxiques", illustre-t-elle, mais ce taux intègre en fait "85% d'enfants dysgraphiques", qui souffrent, pour certains, simplement de troubles développementaux de l'écriture, après avoir mal acquis les prérequis à l'école. Des troubles qui peuvent être corrigés, à condition d'être décelés. 

"Le papier et le crayon vont peu à peu disparaître"

L'apprentissage de l'écriture pourrait être totalement bouleversé dans les prochaines années. En 2016, l'Institut Montaigne, un think tank, militait dans un rapport pour le développement du numérique à l'école, en estimant que ces outils permettaient "une acquisition plus efficace et plus solide des savoirs fondamentaux : parler, lire, écrire et compter". Faut-il dès lors convertir les jeunes enfants au clavier ? Celui-ci pose pourtant de réelles difficultés lors de l'apprentissage de l'écriture : en 2013, Jean-Luc Velay a mené une étude sur deux groupes d'enfants, pendant quatre semaines. Ceux qui apprenaient à écrire à la main mémorisaient davantage les lettres que ceux qui apprenaient à écrire sur le clavier. Mais le chercheur souhaite canaliser les usages du numérique, plutôt que de lutter contre des technologies incontournables à moyen terme.

En 2007, Bill Gates et Steve Jobs ont débattu face à face. Le fondateur de Microsoft, défenseur de l'écriture manuscrite, estimait que l'on pouvait écrire sur une tablette avec un stylet. Le fondateur d'Apple jugeait, lui, cet outil obsolète. "On retrouve ce débat sur l'apprentissage à l'école, analyse Jean-Luc Velay. Certains estiment que l'écriture manuscrite a fait son temps et que l'école doit s'aligner sur les pratiques des adultes." Préparer très tôt les enfants aux outils du marché du travail, quitte à perdre la matérialité de l'écrit ? Cette thèse utilitariste séduit certains parents, dans un contexte économique toujours plus difficile.

Nous sommes à la croisée des chemins. Si, à l'école, on utilise les tablettes avec un stylet pour préserver l'écriture manuscrite, OK. Mais si la question de l'écriture n'est pas pensée, et qu'on laisse les enfants écrire avec des claviers tôt à l'école, le savoir-faire de l'écriture manuscrite va disparaître.Jean-Luc Velay, chargé de recherches au CNRSà franceinfo

Même avec un stylet, "le retour tactile n'est pas le même par rapport au papier, estime Laurence Vaivre-Douret. Un enfant en développement doit sentir lui-même l'écriture. On ne sait pas aujourd'hui si l'on peut bien écrire sur le papier après la tablette." Pour en avoir le cœur net, Jean-Luc Velay va mener un projet pendant quatre ans, dans le cadre d'un cours d'arabe. Les connaissances de trois groupes d'élèves seront comparées : l'un avec le papier et le crayon, l'autre avec des tablettes et des claviers, et le dernier avec des tablettes et des stylets. Selon lui, "le papier et le crayon vont graduellement disparaître". Il s'agit donc de maintenir l'écrit manuscrit sur les tablettes, car sinon, Jean-Luc Velay "ne donne pas deux générations avant la disparition de l'écriture manuscrite".

En attendant, rien de mieux que le coloriage ou le dessin pour développer les capacités sensori-motrices des enfants en bas âge. Qui aurait cru qu'une dictée puisse se préparer avec une bataille de pouces sous le préau ?

 

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