L'hérésie du gazon

J'ai vu mes parents prendre soin de leur gazon pendant des années, y arracher la moindre "mauvaise herbe", utiliser des produits chimiques, se pâmer devant la splendeur de la pelouse. Où rien de nourricier ne poussait. 

1500 m² de terrain et pas un seul légume. De la pelouse et des fleurs. Au moins, il y avait des abeilles. 

Et ma mère achetait les légumes au super marché. Et moi, j'allais chercher des pommes dans les vergers abandonnés. Et je cuisais des châtaignes sur les feux de bois. Oui, j'aurais pu prendre la décision de faire mon potager dans un coin. Mais je n'avais aucunement conscience de la beauté de la chose.

Aujourd'hui, lorsque je vois ce nombre incalculable de jardins arborant fièrement des pelouses taillées au millimètre, je me dis qu'on est encore loin de cette prise de conscience. Et pourtant, je sais que ça avance, je sais que de plus en plus de personnes s'y mettent, que la séance de jardinage fait partie du planning du week end.

Je m'efforce parfois de regarder attentivement les belles choses. Et de détourner les yeux de tout le reste.

 

L’histoire du gazon, symptôme de nos contradictions face à la nature

 

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LE JOURNAL DE L'HISTOIRE par Anaïs Kien

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Une pelouse verte parfaitement tondue serait le symbole du contrôle de la nature par la loi du marché. Peut-on encore domestiquer son environnement à sa guise, sans remords, alors que la conscience écologique grandit dans nos sociétés ?

"Défendre sa nation, c’est défendre son gazon" dans les Etats-Unis d'après-guerre.

"Défendre sa nation, c’est défendre son gazon" dans les Etats-Unis d'après-guerre.• Crédits : Found Image Holdings/Corbis - Getty

Alors que l‘on s’interroge sur notre rapport à la nature, et sur la nécessité de le changer radicalement, ou pas, François Jarrige publiait il y a quelques temps un article sur l’histoire de l’invention de la pelouse, ces étendues précieuses et si recherchées dans les villes quand le printemps s’installe, ces carrés verts tant convoités qui cristallisent nos contradictions face à ce que qui devrait être fait et ce qui se fait vraiment.    

La pelouse, c’est une nature sous contrôle et un marché. Cette pelouse, façon moquette, d’où rien ne doit dépasser, pas même un pissenlit qui briserait son harmonie, on en compte plus d’un million d’hectares en France, un chiffre en inflation constante ces dernières années. Mais les Français n’auraient pas encore suffisamment développé cette "culture de la pelouse" au goût des professionnels de ce marché qui rêvent du modèle américain où l’on trouve 65 millions d’hectares de pelouse cultivée.  

Dans certaines villes un gazon mal entretenu est forcément lié à la "moralité douteuse" de son propriétaire. Le carré d’herbe soigné est devenu symbole d’hygiène, d’ordre et de propreté. Aux États-Unis on a même pu entendre dans les années d’après-guerre : "défendre sa nation, c’est défendre son gazon". 

Cette projection du portrait moral et patriote des jardiniers amateurs sur la surface immaculée de leur pelouse remonte à l’époque moderne quand les jardins de la Renaissance sont remplacés par leur successeurs baroques, soutenus par un bouleversement de la conception que l’on se fait de la place de l’homme dans son environnement : jusque-là l’homme était une partie de l’univers, il en devient le centre. Une conception renforcée par la démocratisation du jardinage non productif comme loisir et la mode des jardins à l’anglaise, accompagnées d’un discours commercial qui investit toujours plus les vertus morales et édifiantes liées à la culture de son propre jardin.

La domestication des zones herbeuses

On cultive son jardin comme on vit, d’autant plus à l’heure du développement croissant des villes réputées malsaines par l’éloignement qu’elles imposent avec la nature des campagnes. 

La culture du jardinage en ville n’invente pas pour autant la jungle urbaine si l’on en croit la symétrie et les lignes artificielles parvenues à leur paroxysme dans les jardins de Versailles conçus par Le Nôtre au XVIIe siècle. Un très "savant mélange de rêve bucolique et de fierté de la conquête technologique de la nature", bien loin de l’évocation de la vitalité des herbes folles et des massifs sauvages, considérés comme une invasion barbare, et les barbares on s’en méfie. En matière de pelouse, ils se nomment trèfle, pâquerettes, orties ou chardon.  

La domestication des zones herbeuses est "une construction historique" et selon François Jarrige « un vaste business qui engouffre chaque année des quantités astronomiques d’eau, de pesticides et d’essence ». Une fois dit ça, la nature semble s’éloigner à grand pas.    

On termine la lecture de cet article avec l’impression que la dictature de la pelouse nous gouverne, avec ses exigences polluantes et son terrorisme moral, et peut-être aussi avec la conviction que pour reprendre en main notre destin environnementale, il nous reste à poser nos fesses sans modération sur ce gazon maudit pour y remettre un peu de désordre et pour envisager d’en changer l’avenir à défaut de pouvoir en changer l’histoire.

Liens :

"Éloge du pissenlit" par François Jarrige, Alternatives-agriculturelles.fr, 01/12/2016.

 

 

 

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