L'instant présent.

 
Noirceur des cimes 4

NOIRCEUR DES CIMES



"Que reste-t-il de l’individu lorsque celui-ci se libère d’une conscience intentionnelle, lorsque son attention n’est pas tournée vers une perception extérieure à lui-même ? Que reste-t-il lorsqu’il n’y a plus rien de connu?
L’interrogation la tourmente. Depuis des jours et des nuits, elle n’est plus la Sandra universitaire, ni la citadine, elle n’écrit plus, ne reçoit aucun regard associé à un de ses rôles sinon celui de la femme qui attend, les soins qu’elle apporte à son corps se sont considérablement réduits, elle a perdu quasiment tout ce qui constituait l’établissement de la reconnaissance sociale, tous les éléments sur lesquels elle a construit son image, les liens à autrui ne sont plus les apports constructifs de sa propre citadelle, cette purge forcée l’a vidée insensiblement des poisons accumulés pendant des années et elle réalise à quel point ce regard inquiet vers la radio muette n’est qu’un arrachement d’elle-même, une emprise maladive, une extériorité chronique qui la maintient dans un espace où elle n’est rien d’autre qu’un témoin d’elle-même. Cette conscience réfléchie qui réalise qu’elle a besoin d’un support pour prendre forme, n’est pas la conscience de soi. Elle n’est qu’une version fabriquée par une intention. Elle sait qu’elle a goûté à autre chose lorsqu’elle marchait. Que les horizons dégagés par l’absence de projet la plongeaient en elle-même, que la connaissance de soi devenait possible sitôt que s’évanouissait la conscience établie. A travers l’identification à ses rôles, à ses personnages, à ses jugements, à ses perceptions fabriquées, à ses visions réfléchies, à ses volontés de reconnaissance, à ses vigilances anthropophages.
Mourir à soi-même pour renaître. Elle sait qu’elle n’a jamais été aussi proche d’une compréhension totale de l’expression. Cet égo qu’elle a cru être elle-même devient ce qu’il est, un patchwork infini de pensées qui s’est persuadé lui-même que le tissu est plus important que l’entité qu’il couvre, que l’enveloppe a plus d’importance que le courrier qu’elle transporte. Mais cette présence qu’elle devine désormais sous les oripeaux qui se déchirent, elle voudrait pouvoir la saisir, l’étreindre et ne plus jamais l’égarer, ne plus jamais l’étouffer, la laisser à l’air libre.
Elle sait désormais ce qui va constituer le reste de son existence. Elle se corrige en réalisant qu’elle ne répond pas à une volonté propre mais à la vie elle-même. Les volontés ne sont jamais que des détournements de l’égo.
« Laisse la vie te vivre comme elle l’entend ».
Elle se répète la phrase avec un sourire délicat, un regard tendre, un sentiment d’amour inconditionnel.
L’abandon du moi est la source du Soi. "




Je repensais à ces instants intemporels, dans la falaise, lorsque Nathalie et moi, nous tentions de sauver notre peau. (Blog, texte "Délivrance")

Je grimpais sur des prises infimes qui se révélaient sous mes yeux, je trouvais intuitivement le geste à accomplir, comment maintenir l'équilibre, où enlever la terre pour trouver un bout de roche, gratter pour dénicher une racine...Je n'avais aucune pensée durable, juste des flashs instinctifs. Une force phénoménale, aucune intention autre que de rester ancré au-dessus du vide. L'instant présent.



J'essaie de préserver cette énergie fabuleuse, de la retrouver dans les actes quotidiens, de m'impliquer totalement dans tout ce que je fais, un repas, ranger le garage, corriger les cahiers de mes élèves, aimer Nathalie, chérir mes enfants, contempler la nature. Chaque acte.

Il m'était difficile autrefois d'y parvenir concernant les pensées. Comme si le mental possédait une vie propre, une autonomie que je ne parvenais pas à contrôler, comme s'il ne s'agissait que d'un moi indépendant, insoumis et non ce Soi unifié qui m'a tellement bouleversé...Cette sensation nauséeuse de n'être intérieurement qu'un tourbillon anarchique de pensées ingérables, je m'efforçais de m'en libérer.

Il a suffi que j'accepte de cesser de lutter, que j'accepte leurs présences importunes pour qu'elles s'estompent. Il ne s'agissait pas de lutter mais de rompre les résistances, de baisser la garde. Il n'y avait pas d'autre danger que celui que j'imaginais. La peur entraînant l'apparition de nouvelles peurs...Etrange phénomène. A vouloir maîtriser, je perdais le fil essentiel.

Dans la falaise, il n'y avait pas de place pour la peur. Juste la nécessité de l'action.

Si je cesse d'avoir peur de mes pensées insoumises, elles s'effacent comme par épuisement, comme si le désintérêt pour leur présence les liquéfiait. De la même façon que je n'avais pas peur de tomber lorsque je me déplaçais parce que l'action était si intense que l'imagination était figée, en laissant passer en moi les pensées fugitives, je n'ai pas besoin de créer une pensée défensive...Et en regardant s'effriter cette défense, laisser la peur s'installer. Etrange phénomène.

Je suis là, je m'installe dans l'action, j'écris, mes pensées me tiennent au-dessus du vide, il n'y a rien d'autre que cette nécessité d'écrire, rien d'autre n'a d'importance, c'est une situation de survie et si une pensée rebelle s'interpose, je la regarde passer comme un éclair fugace, je ne la scrute pas, je ne me fixe pas sur elle, je n'ai aucune colère contre elle, elle ne me dérange pas, elle n'est qu'un battement de paupières, un papillon éphémère qui volète et disparaît dans la brume épaisse des pensées éteintes.




Je suis là.
 

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