La force humaine

Plogoff...

Dan Ar Bras et Alan Stivel sur des scènes improvisées.

La force d'un Peuple qui convergeait vers la Pointe du raz. Feunteun an aod, là où l'Etat français et EDF avaient décidé de construire une centrale nucléaire. 

Des milliers de personnes, aimant cette terre, vénérant leurs racines, unifiées dans des chants bretons...

C'est la première fois que j'ai ressenti de l'amour pour l'Humanité, là où j'ai pris conscience de la force humaine. 

De ces fragiles individus isolés naissaient une marée humaine. 

Je n'ai jamais oublié cette émotion là. 

J'attends ce jour béni où elle reviendra...


JUSQU'AU BOUT

Jusqu

                                                                    IX

 

Les vacances de février débutèrent le samedi 1 mars ! Mystère des calendriers scolaires.

Aucune nouvelle d’Anne.

Il décida d’aller se balader sur la presqu’île de Camaret. Il prit son matériel d’escalade et fixa son VTT sur le porte vélo. Il voulait repérer des promenades à effectuer avec les enfants et remercier le maire pour son accueil.

En écoutant France Inter, il s’aperçut que, depuis une dizaine de jours, il s’était complètement coupé du monde. Aucune information ne lui était parvenue. Il n’avait éprouvé aucun manque.

« …manifestation anti nucléaire à Plogoff… »

Ces quelques mots captèrent son attention.

« …Depuis une semaine, les CRS s’opposent aux manifestants sur le site de construction de la future centrale. La violence est encore montée d’un cran et on craint… »

À Châteaulin, il prit la direction de Douarnenez et abandonna l’idée de la presqu’île de Camaret.

« Si enfin les gens se révoltent en masse contre une autorité destructrice, je dois en être. »

 

Depuis 1976, on parlait de cette centrale en Bretagne. Il avait lu quelques articles sur les premières manifestations. Aux informations régionales, il avait vu ces milliers de personnes, allongées dans les rues de Brest à la lecture du plan « Orsec Rad » qui serait déclenché en cas d’accident.

En 1978, il avait failli participer à une marche sur le site mais, ce jour-là, il avait fait du vélo. Aujourd’hui, il n’était plus le même. Il savait faire la part des choses entre l’indispensable et le secondaire.

Une étrange excitation.

 

Il dépassa Audierne. Dernier poste avancé. L’impression de franchir une frontière. Une enclave étroite pointée sur l’Océan. Etrange paysage momifié sous le joug d’une menace. Ici, le vent imposait sa loi. Les arbustes dépouillés, les maisons trapues, les arbres tordus, les tapis d’herbes rases, les visages tannés. Comme une appartenance. Les marques de la lutte, fierté de la résistance.

 

 

 

Des inscriptions hostiles à la centrale fleurirent sur la route, sur les poteaux EDF, les châteaux d’eau et quelques bâtiments.

Il croisa deux véhicules blindés.

En passant le pont du Loch, il ralentit et contempla l’océan. Un rideau de brume flottait au-dessus de l’anse. Les rochers gris, les vagues sombres et sans écume, la terre aride, juste habillée d’une herbe rase, les nuages lourds retenant leurs menaces et le vent d’est, glacé et piquant. Il fallait avoir les pieds plantés dans la terre pour rester vivre ici. Plantés avec ceux des ancêtres.

« Un jour, mon fils, cette terre accueillera mes os. Ne vends jamais les os de ton père. »

Il pensa à cette phrase d’un sage indien, inquiet de l’invasion de l’homme blanc. Les Bretons tentaient encore de l’appliquer.

A deux kilomètres de Plogoff, il fut arrêté par un barrage. Cinq cars bleus, grillagés, vingt ou trente camions de troupes. Devant les véhicules, un cordon de gendarmes, alignés, casqués, boucliers et matraques à la main. Des centaines de voitures garées sur les bas côtés, dans les champs, sur les chemins. Il fit demi-tour et rangea le fourgon.

Par les sentiers côtiers, entraînés par les flots de manifestants, il rejoignit la pointe de Feunten Aod.

Saisissement total. Communion indicible, comme une aimantation infaillible, une force tellurique, un courant irrésistible.  

Et lui, engagé dans son combat solitaire, sentit gonfler dans ses entrailles l’énergie puissante de cette masse. Un bonheur immense, une révélation sublime.

Il passa de groupe en groupe, recueillit en quelques minutes les informations qui lui manquaient : un nouveau contingent de CRS arrivait, ils devaient « nettoyer » le site, les manifestants avaient construit une bergerie sur place, on pouvait acheter des parcelles de terrain pour cent francs, la multiplication des propriétaires compliquait l’expropriation, le comité de défense s’opposait farouchement au gouvernement et à EDF qui, sous couvert d’une fausse enquête d’utilité publique, s’octroyaient le droit de saisir les terrains.

Tout le Cap Sizun s’était levé. La Bretagne se dressait contre Paris. Ceux du Larzac et de Creys Malville soutenaient la lutte.

Il s’en voulut de ne pas être venu plus tôt.

De violents combats la nuit dernière. Les CRS et l’armée avaient chargé les barrages avec des tanks. Les manifestants avaient dressé des barricades de voitures enflammées, ils avaient vidé des citernes d’huile de vidange sur la route, scié les poteaux EDF, entassé des pierres et des gravats.

Des combats jusqu’au matin. De nombreux blessés. La violence des soldats. La détermination farouche de la résistance.

Des paroles enflammées, la solidarité, la fierté du défi, les générations portées par le même idéal. Des artistes chantaient sur des scènes improvisées. Les chants folkloriques comme des racines entremêlées. Les anciens parlaient Bretons et les autres s’en voulaient de n’y rien comprendre. Un groupe de « poilus » arriva : drapeau breton porté bien haut, médailles au veston, casquette vissée sur le crâne.

Quelques mots d’ordre fusèrent dans les micros et la foule se mit en marche vers la route. 

Le « Bro Goz Ma Zadou » l’hymne breton, comme un étendard.

 

Se laisser porter par la masse, marée montante à l’assaut du pouvoir. Tellement d’amour. Un choc, une bourrasque en lui, sa solitude évanouie, les hommes luttaient, les hommes résistaient, tous ensemble, portés par le même idéal, ne pas se soumettre.

Il s’était trompé, il n’était pas seul.

 

Face à la foule se dressèrent les rangs serrés des soldats : uniformes verts, bottes de cuir, boucliers portant des inscriptions « bretons têtes de cons, bougnouls de Plogoff », matraques, fusils à grenades  chaînes de mousquetons, menottes…

Les anciens de 14-18 avancèrent jusqu’à les toucher.

Les casqués frappèrent leurs boucliers avec leurs matraques en scandant un chant de combat.

Les insultes fusèrent.

Un porte-voix braillait l’ordre de dispersion.

 

Il s’efforça d’arriver au premier rang.

Derrière les visières, des gueules tendues à l’extrême. Ça puait l’alcool.

Les CRS commencèrent à pousser avec leurs boucliers.

L’un d’entre eux souleva sa visière et cracha sur une petite vieille. Un « poilu » lui sauta à la gorge et ce fut l’hallali.

Coups de matraque, de pieds, de boucliers, la furie, les cris.

Ceux de 14 et leurs femmes furent piétinés.

Les grenades lacrymogènes, tirées au ras des têtes, crachèrent leur poison. Dispersion, débandade, bousculades.

 

 

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