"La France contre les robots" : Georges Bernanos (2)

Deuxième lecture de cet ouvrage de Georges Bernanos.

On trouve souvent dans les réseaux sociaux comme oeuvre prophétique le fameux livre de George Orwell "1984"

On devrait y ajouter celui de Bernanos. 

"La civilisation des machines" est celle que nous vivons. 

 

 

L

Quand la société impose à l’homme des sacrifices supérieurs aux services qu’elle lui rend, on a le droit de dire qu’elle cesse d’être humaine, qu’elle n’est plus faite pour l’homme, mais contre l’homme. Dans ces conditions, s’il arrive qu’elle se maintienne, ce ne peut être qu’aux dépens des citoyens ou de leur liberté ! Imbéciles, ne voyez-vous pas que la civilisation des machines exige en effet de vous une discipline chaque jour plus stricte ? Elle l’exige au nom du Progrès, c’est-à-dire au nom d’une conception nouvelle de la vie, imposée aux esprits par son énorme machinerie de propagande et de publicité. Imbéciles ! Comprenez donc que la civilisation des machines est elle-même une machine, dont tous les mouvements doivent être de plus en plus parfaitement synchronisés ! Une récolte exceptionnelle de café au Brésil influe aussitôt sur le cours d’une autre marchandise en Chine, ou en Australie; le temps n’est certainement pas loin où la plus légère augmentation de salaires au Japon déchaînera des grèves à Detroit ou à Chicago, et finalement mettra une fois encore le feu au monde. Imbéciles ! Avez-vous jamais imaginé que dans une société où les dépendances naturelles ont pris le caractère rigoureux, implacable, des rapports mathématiques, vous pourrez aller et venir, acheter ou vendre, travailler ou ne pas travailler, avec la même tranquille bonhomie que vos ancêtres ? Politique d’abord ! disait Maurras. La Civilisation des Machines a aussi sa devise : « Technique d’abord ! Technique partout ! » Imbéciles ! Vous vous dites que la technique ne contrôlera, au pis aller, que votre activité matérielle, et comme vous attendez pour demain la « Semaine de Cinq Heures » et la Foire aux attractions ouverte jour et nuit, cette hypothèse n’a pas de quoi troubler beaucoup votre quiétude. Prenez garde, imbécile ! Parmi toutes les Techniques, il y a une technique de la discipline et elle ne saurait se satisfaire de l’ancienne obéissance – obtenue vaille que vaille par des procédés empiriques, et dont on aurait dû dire quelle était moins la discipline qu’une indiscipline modérée.

La Technique prétendra tôt ou tard former des collaborateurs acquis corps et âme à son Principe, c’est-à-dire qui accepteront sans discussion inutile sa conception de l’ordre, la vie, ses Raisons de Vivre, Dans un monde tout entier voué à l’Efficience, au Rendement, n’importe-t-il pas que chaque citoyen, dès sa naissance, soit consacré aux mêmes dieux ?

La Technique ne peut être discutée, les solutions qu’elle impose étant par définition les plus pratiques. Une solution pratique n’est pas esthétique ou morale. Imbéciles ! La Technique ne se reconnaît-elle pas déjà le droit, par exemple, d’orienter les jeunes enfants vers telle ou, telle profession ? N’attendez pas qu’elle se contente toujours de les orienter, elle les désignera.

Ainsi, à l’idée morale, et même surnaturelle, de la vocation s’oppose peu à peu celle d’une simple disposition physique et Mentale, facilement contrôlable par les Techniciens. Croyez-vous, imbéciles, qu’un tel système, et si rigoureux, puisse subsister par le simple consentement ? Pour l’accepter comme il veut qu’on l’accepte, il faut y croire, il faut y conformer entièrement non seulement ses actes, mais sa conscience.

Le système n’admet pas de mécontents. Le rendement d’un mécontent — les statistiques le prouvent — est inférieur de 30 % au rendement normal, et de 5o ou 6o % au rendement d’un citoyen qui ne se contente pas de trouver sa situation supportable – en attendant le Paradis — mais qui la tient pour la meilleure possible. Dès lors, le premier venu comprend très bien quelle sorte de collaborateur le technicien est tenu logiquement de former. Il n’y a rien de plus mélancolique que d’entendre les imbéciles donner encore au mot de Démocratie son ancien sens. Imbéciles !

Comment diable pouvez-vous espérer que la Technique tolère un régime où le technicien serait désigné par le moyen du vote, c’est-à-dire non pas selon son expérience technique garantie par des diplômes, mais selon le degré de sympathie qu’il est capable d’inspirer à l’électeur ? La Société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre. Quelle place le politicien roublard, comme d’ailleurs l’électeur idéaliste, peuvent-ils avoir là-dedans ? Imbéciles ! Pensez-vous que la marche de tous ces rouages – économiques, étroitement dépendants les uns des autres et tournant à la vitesse de l’éclair va dépendre demain du bon plaisir des braves gens rassemblés dans les comices pour acclamer tel ou tel programme électoral ? Imaginez-vous que la Technique d’orientation professionnelle, après avoir désigné pour quelque emploi subalterne un citoyen jugé particulièrement mal doué, supportera que le vote de ce malheureux décide, en dernier ressort, de l’adoption ou du rejet d’une mesure proposée par la Technique elle-même ? Imbéciles !

Chaque progrès de la Technique vous éloigne un peu plus de la démocratie rêvée jadis par les ouvriers idéalistes du Faubourg Saint-Antoine. Il ne faut vraiment pas comprendre grand chose aux faits politiques de ces dernières années pour refuser encore d’admettre que le Monde moderne a déjà résolu, au seul avantage de la Technique, le problème de la Démocratie.

Les Etats totalitaires, enfants terribles et trop précoces de la Civilisation des Machines, ont tenté de résoudre ce problème brutalement, d’un seul coup. Les autres nations brûlaient de les imiter, mais leur évolution vers la dictature s’est trouvée un peu ralentie du fait que, contraintes après Munich d’entrer en guerre contre l’hitlérisme et le fascisme, elles ont dû, bon gré mal gré, faire de l’idée démocratique le principal, ou plus exactement l’unique élément de leur propagande. Pour qui sait voir, il n’en est pas moins évident que le Réalisme des démocraties ne se définit nullement lui-même par des déclarations retentissantes et vaines comme, par exemple, celle de la Charte de l’Atlantique, déjà tombée dans l’oubli.

Depuis la guerre de 1914, c’est-a-dire depuis leurs premières expériences, avec Lloyd George et Clemenceau, des facilités de la dictature, les Grandes Démocraties ont visiblement perdu toute confiance dans l’efficacité des anciennes méthodes démocratiques de travail et de gouvernement. On peut être sûr que c’est parmi leurs anciens adversaires, dont elles apprécient l’esprit de discipline, qu’elles recruteront bientôt leurs principaux collaborateurs ; elles n’ont que faire des idéalistes, car l’Etat Technique n’aura demain qu’un seul ennemi : « l’homme qui ne fait pas comme tout le monde » ou encore : « l’homme qui a du temps à perdre » — ou plus simplement si vous voulez : « l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique ».

 

« Ceux qui voient dans la civilisation des Machines une étape normale de l’Humanité en marche vers son inéluctable destin devraient tout de même réfléchir au caractère suspect d’une civilisation qui semble bien n’avoir été sérieusement prévue ni désirée, qui s’est développée avec une rapidité si effrayante qu’elle fait moins penser à la croissance d’un être vivant qu’à l’évolution d’un cancer.

Pour le répéter une fois de plus, l’hypothèse est-elle définitivement à rejeter d’une crise profonde, d’une déviation, d’une perversion de l’énergie humaine ? »

«  La Civilisation des Machines est la civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité.

Les imbéciles y dominent donc par le nombre, ils y sont le nombre.

J’ai déjà dit, je dirai encore, je le répéterai aussi longtemps que le bourreau n’aura pas noué sous mon menton la cravate de chanvre : un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble.

La Force fait tôt ou tard surgir des révoltés, elle engendre l’esprit de Révolte, elle fait des héros et des Martyrs.

La tyrannie abjecte du Nombre est une infection lente qui n’a jamais provoqué de fièvre.

Le Nombre crée une société à son image, une société d’êtres non pas égaux, mais pareils, seulement reconnaissables à leurs empreintes digitales. Il est fou de confier au Nombre la garde de la Liberté.

Il est fou d’opposer le Nombre à l’argent, car l’argent a toujours raison du Nombre, puisqu’il est plus facile et moins coûteux d’acheter en gros qu’au détail.

Or, l’électeur s’achète en gros, les politiciens n’ayant d’autre raison d’être que de toucher une commission sur l’affaire.

Avec une radio, deux ou trois cinémas, et quelques journaux, le premier venu peut ramasser, en un petit nombre de semaines, cent mille partisans, bien encadrés par quelques techniciens, experts en cette sorte d’industrie.

Que pourraient bien rêver de mieux, je vous le demande, les imbéciles des Trusts ?

Mais, je vous le demande aussi, quel régime est plus favorable à l’établissement de la dictature ?

Car les Puissances de l’Argent savent utiliser à merveille le suffrage universel, mais cet instrument ressemble aux autres, il s’use à force de servir.

En exploitant le suffrage universel, elles le dégradent. L’opposition entre le suffrage universel corrompu et les masses finit par prendre le caractère d’une crise aiguë.

Pour se délivrer de l’Argent – ou du moins pour se donner l’illusion de cette délivrance – les masses se choisissent un chef, Marius ou Hitler. Encore ose-t-on à peine écrire ce mot de chef. Le dictateur n’est pas un chef.

C’est une émanation, une création des masses.

C’est la Masse incarnée, la Masse à son plus haut degré de malfaisance, à son plus haut pouvoir de destruction.

Ainsi, le monde ira-t-il, en un rythme toujours accéléré, de la démocratie à la dictature, de la dictature à la démocratie, jusqu’au jour… »

«Rivé à lui-même par l’égoïsme, l’individu n’apparaît plus que comme une quantité négligeable soumise à la loi des grands nombres, on ne saurait prétendre l’employer que par masses, grâce à la connaissance des lois qui le régissent.

Ainsi, le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. »

"Ce n’est pas ma tâche de reconstruire le monde, mais je sais parfaitement comment il s’est détruit. Le monde moderne était tombé entre les mains des techniciens, il a servi de sujet d’expérience aux techniciens.

Les techniciens faisaient les expériences, mais c’étaient les véritables maîtres du monde moderne, les tout-puissants contrôleurs des marchés du blé, du fer, de la houille ou du pétrole, qui, sur toute la surface du globe, finançaient les techniciens de la révolution noire, blanche ou rouge.

Ambitieuse d’organiser la vie, la technique n’a réussi qu’à organiser la plus grande, la plus prodigieuse entreprise de destruction des valeurs spirituelles et des biens matériels que l’Histoire ait jamais connue.

C’est qu’on n’essaie pas impunément de substituer la technique à la vie. La Technique n’est pas la Vie.

Je sais qu’une telle vérité n’est pas encore mûre, qu’un grand nombre de ceux qui liront ces lignes hausseront les épaules, se refuseront à faire l’effort nécessaire pour penser par eux-mêmes, penser librement, avec leur propre cerveau, non pas avec le cerveau mécanique de leur poste de radio.

Ils me croiront ennemi de de la technique et je souhaite seulement que les techniciens se mêlent de ce qui les regarde, alors que leur ridicule prétention ne connaît plus de bornes, qu’ils font ouvertement le projet de dominer non seulement matériellement, mais spirituellement, le monde, de contrôler les forces spirituelles du monde grâce à une philosophie de la technique, une métaphysique de la technique, une « métatechnique », capable de tromper la naïveté des professeurs et qui a bien pu aussi enflammer jadis l’imagination des moujiks dans l’ancienne Russie de Lénine, mais qui doit faire sourire n’importe quel Français, héritier de Montaigne et de Pascal.

Nous savons que, un certain point dépassé, chaque nouvelle usurpation de la technique se paie d’un accroissement du pouvoir de l’État, de la perte d’une liberté.

La vocation spirituelle de mon pays est de dénoncer ce scandale. Nous ne sommes pas nés pour être les esclaves de personne, nous ne commettrons pas le crime de préférer la Technique à la Liberté. »

 

 

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