La philosophie et Mme Sotirakis

A l'époque, la philosophie et Mme Sotirakis, ma professeure, ont été d'un secours indispensable, vital, considérablement plus important que tout ce qui est imaginable. Il ne s'agissait pas d'une philosophie "scolaire" mais de la prise de conscience qu'une vie entière ne peut ignorer ou rester indifférente à ce que Socrate et d'autres ont dit et écrit. Il ne s'agissait pas de travailler en vue du BAC mais pour réaliser que le sens de ma vie dépendait de moi, que j'étais libre dès lors que j'étais conscient de mes limites et qu'il ne dépendait ensuite plus que de moi, grâce à ce travail sur moi-même, que ses limites soient repoussées, sans cesse, avec obstination, comme le fait l'alpiniste qui vise un sommet.

 Deux ans auparavant, mon grand frère avait eu un accident de la route. Déclaré "cliniquement mort", deux mois de coma. J'ai vécu dans sa chambre, alors que je le veillais, des nuits et des jours de pensées, de réflexions, d'interrogations. C'était comme un vacarme inépuisable, une alternance constante entre les moments "d'absence", assis au bord de son lit, des moments de paix intérieure, un silence qui ne pouvait exister qu'en contrepoint du chaos qui m'habitait lorsque je cherchais à comprendre la raison de la souffrance, de la mort, de l'existence de Dieu, du Bien et du Mal, de la futilité du monde adulte. J'ai lu et relu "Citadelle" de Saint-Exupéry et Krishnamurti, encore et encore, j'ai lu "La nausée" de Sartre, " L'homme révolté" de Camus, des milliers de pages puis des milliers d'heures à réfléchir, encore et encore. Ou à ne rien faire, dans un silence intérieur absolu. Je ne savais pas encore à l'époque que je méditais...

C'est lorsque j'ai eu le privilège d'entrer dans la classe de Mme Sotirakis que j'ai compris que moi aussi, je pouvais trouver dans la philosophie la paix intérieure dont j'avais absolument besoin, non pas l'absence de pensées mais la maîtrise du flot. Penser avec raison, penser sans émotions, penser comme on respire. Calmement.


 

LES ÉVEILLLÉS

Extrait :

Il a tellement lu depuis ces jours sans fin. Passer de livre en livre comme un nageur dans l'océan sauverait sa vie en quittant une bouée pour en rejoindre une autre. Et se rapprocher peu à peu de la terre ferme.

Il repense à tous ces ouvrages posés sur les étagères de sa chambre d’adolescent. Il s’endormait parfois le livre ouvert posé sur la poitrine, les mots résonnant dans ses rêves, des flux d’idées parcourant son inconscient, irradié de phrases, assailli de mots désordonnés, il entendait des murmures lui parler d’éveil, d’accomplissement, de quête. La tête ronde de Gurdjieff, sa grosse moustache, ses yeux sombres, une voix caverneuse, « suis ton chemin, tu l’as choisi même si tu ne le sais pas, ne crains rien, » la photo de Saint-Exupéry dans son cockpit, lui aussi était engagé dans un vol de nuit, la nuit de ces jours sombres dont il n'était jamais vraiment sorti, Sartre et ses lunettes rondes dans un café parisien, « l'existence précède l'essence », oui, il n'était rien de vivant tant qu'il ne vivrait pas vraiment, dans l'intégralité de la vie et non des enceintes limitantes, cette photo en noir et blanc de Jack London avec son blouson d’aviateur, celui qui avait peut-être trouvé la mort plus douce que l'existence à moins que la mort se soit trompé de cible, tous ces livres, tous ces mots, ces phrases qu’il apprenait par cœur, qu'il tournait en boucle, qu’il se répétait, la nuit, en vélo, sur la plage, dans les forêts, n'importe où, dès qu'il pouvait se libérer du vacarme envahissant des humains.

Il n’était jamais seul. Cette impression lointaine d’être observé, accompagné.

Ce rêve récurrent d’une lumière qui lui parle, une aura bleutée. Aucune explication.

Ce réveil au milieu de la nuit. Christian dormait.

Silence dans les couloirs.

Il avait subitement aimé cette chambre, cet instant suspendu, l’impression d’être à sa place. C’était son chemin, il devait passer par là. Il s’était levé du fauteuil, il s'était approché, il avait pris la main inerte.

Il avait serré les longs doigts fins. Il avait pleuré. Toute cette force en lui, cette énergie qui enflammait son ventre.

Un instant de bonheur.

Il en avait été gêné.

Ce chemin qu’il aurait choisi.

Comment était-ce possible ?

Christian s'était réveillé. Vraiment réveillé. Pas sous la forme de délires ou de crises de folies mais un réveil conscient. Quelques minutes.

Il lisait dans le fauteuil inclinable quand il avait réalisé soudainement que son frère avait les yeux ouverts. Il s'était approché du lit.

Regards croisés. Il avait su immédiatement que Christian était là. Vraiment là.

La joie et la panique. La délivrance et aussitôt la peur de tout ce qu'il allait devoir expliquer.

Comment dire ce qui ne peut être accepté ? Il n'avait jamais imaginé qu'il serait responsable des premiers mots, que c'est sur lui que tomberait la tâche redoutable d'expliquer le désastre.

Christian s'était très vite assoupi, comme épuisé par l'ouverture des yeux et plus encore par cet effort de conscience.

Il était retourné s'asseoir, le cœur battant, immensément soulagé."

 

 

 

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