Le chant du cygne.

Le chant du cygne (expression d’origine grecque) désigne la plus belle et dernière chose réalisée par quelqu’un avant de mourir. En art, il s'agit donc de la dernière œuvre remarquable d’un poète ou d’un artiste.

 

Et bien, j'ai découvert qu'en vélo, il arrive un moment où l'épuisement confère à l'individu l'entrée dans une dimension étrange, une sorte de "petite mort."

Je ne sais pas combien de fois j'ai exploré cette dimension mais samedi, c'était assez particulier. C'est là que m'est venue à l'esprit cette expression du chant du cygne.

J'étais à bloc depuis une vingtaine de kilomètres, quarante déjà dans les pattes et j'avais décidé de finir en beauté :) Un final très montant. Une bosse de six kilomètres que j'ai tenté de franchir sans jamais relâcher la pression, la bave aux lèvres, les tympans saturés par la force de mes souffles, la brûlure constante des cuisses. Je savais, avec l'expérience, qu'il ne fallait pas lever la tête, ne jamais regarder en avant, ne jamais subir cette vision destructrice de la pente, rester appliqué sur la poussée des jambes, juste le mètre en cours, le ruban de goudron qui défile sous mes yeux, rester dans l'instant, ne pas espérer la fin de la montée au risque de voir fondre mon énergie, comme avalée par cet espoir néfaste.

J'ai franchi le sommet et j'ai basculé aussitôt dans la pente, grand plateau, cinquante kilomètres à l'heure, l'enchaînement des virages, une euphorie bienheureuse, aucune envie de récupérer mais bien au contraire de continuer à puiser dans le creuset bouillant. Un long faux plat montant et puis une nouvelle bosse de trois kilomètres.

Toujours à fond.

C'est là que j'ai senti qu'il n'y avait plus rien, plus aucune pensée, plus aucune attention forcée, aucune concentration sur le geste mais pour le ressentir, il a fallu que je prenne conscience de mon absence. Un retour éphémère de la pensée et puis son effacement quasi immédiat, comme si cette pensée n'avait plus de raison d'être, qu'elle n'était qu'une intruse inutile, totalement déplacée, une excroissance qui s'était vidée de toute son énergie. Je voyais ruisseler devant moi des filets de sueur, je sentais autour de moi cette odeur particulière du corps, ce parfum âcre, entêtant, lorsque l'effort impose d'aller chercher dans les abysses les forces disponibles, comme si ces forces agglutinées dans les tréfonds possédaient une odeur de cave. Je sais quand cette odeur survient que je ne suis pas loin du point de rupture et que le chant du cygne va survenir. 

Je ne savais pas où j'étais dans la montée, je n'avais plus de lien réel avec le monde environnant. Et les frissons sont apparus, comme une bourrasque, des cascades caloriques déboulant du crâne jusqu'aux orteils, rebondissant dans les recoins, saturant de jouissance chaque cellule. J'ai éclaté de rire et mon rire m'a surpris.

J'ai vu sur le compteur que la vitesse augmentait et j'ai appuyé encore plus fort, j'ai laissé couler de ma gorge les râles et la mélodie des souffles, un leitmotiv câlé sur le mouvement de mes jambes. Rien, aucune douleur, aucune brûlure, une montée verticale dans les gouffres intérieurs. Des flashs de pensées zébrant l'euphorie comme des éclairs disparates, incontrôlés et ne laissant aucun souvenir.

Je suis arrivé au sommet de la bosse. Et tout s'est effondré.

Il restait trois kilomètres. Je les ai parcourus comme un moribond. Comme un voyageur revenant d'un séjour étrange, une terre inconnue et redécouvrant misérablement sa condition humaine.

Mais l'écho du rire est toujours là. Et les frissons. Rien ne meurt quand la pensée n'est plus là.  

 

blog

Ajouter un commentaire