LE DÉSERT DES BARBARES (5) : de l'amour à la folie

C'est la question essentielle de cette histoire :

Est-ce fou de tuer par amour ou est-ce fou de laisser mourir l'être aimé par refus de tuer ? 

 

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CHAPITRE 26

Théo et Laure avaient vérifié les armes, pris les sacs de survie, fermé toutes les entrées de la ferme puis ils avaient pris la route. Ils avaient rejoint la vallée de l’Isère par une piste forestière. Lorsque les arbres s’ouvraient et laissaient les regards plonger vers la vallée, ils distinguaient des incendies. Des flamboiements épars et simultanément l’absence totale de lumières électriques. Théo s’était arrêté sur un replat, il avait coupé le contact et il avait ouvert la vitre. Laure l’avait imité. Le silence. Aucun bruit, aucun moteur. Cette rumeur de l’activité humaine, ce ronflement permanent qui occupait la vallée habituellement, rien, il n’en restait rien. Théo n’avait jamais entendu ce silence. Même à la suite des plus forts enneigements, il restait toujours dans la vallée un fond sonore. Ce silence n’avait plus rien d’humain. C’était le silence d’un monde sans hommes.

Ils traversèrent la rivière par le pont de Goncelin, le seul encore praticable. Les informations de son ami policier s’avéraient justes.

Ils étaient sidérés par le spectacle des routes. Dans le faisceau des phares, ils apercevaient des carcasses de voitures incendiées, des maisons vandalisées, ils devinaient dans des ombres épaisses les usines calcinées, les hangars éventrés, les dépôts saccagés, des destructions généralisées, comme une armée dévastatrice qui serait passée, la terre brûlée des Barbares.

« Je vais prendre le chemin de halage le long de l’Isère. Je ne veux pas traverser les villages, expliqua Théo.

- Tu ne pourras pas éviter le passage à Theys, répliqua Laure.

- Si, ne t’inquiète pas pour ça. Je connais toutes les pistes.  »

La vallée du Grésivaudan, le versant de Chartreuse, le versant de Belledonne, la rivière de l’Isère entre les deux. Tous les villages de la vallée avaient subi les foudres des hordes sauvages, c’était une certitude. Les villages en altitude avait peut-être réussi à organiser la défense des habitants. Les pistes forestières permettaient de les éviter puis les pistes de ski les conduiraient au sommet des crêtes d’où ils basculeraient sur le versant de la vallée d’Allevard. Le 4X4 n’aurait aucun problème. Récupérer Yves et Lisette et revenir par le même itinéraire. C’est pour eux que le périple risquait d’être plus compliqué. Avec un simple fourgon, ils n’avaient pas d’autre choix que d’utiliser la départementale, traverser Allevard et les villages le long de la montée vers la station. Est-ce qu’ils passeraient ?

Théo garda ses inquiétudes pour lui. Laure ne disait rien. Il sentait sa tension.

Les pistes forestières étaient dégagées. Toutes praticables. Théo connaissait parfaitement la station des sept-Laux. Des heures de VTT, de trail et de ski de randonnée quand il était plus jeune. Le défouloir vital dans ses premières années de flic. Son engagement dans l’aménagement de sa base de survie l’avait éloigné des sommets.

Les phares puissants du 4X4 ouvraient la route. Il avait replacé sur le capot, côté conducteur, un phare halogène orientable. Laure lui avait demandé pour quelle raison, il ne le laissait pas en permanence.

« Parce qu’on me l’aurait volé à ma première descente en ville. Grenoble, c’est pas un coin fréquentable. Les journalistes qui disent que la montagne, c’est dangereux à chaque fois qu’il y a un mort en alpinisme ou à skis, franchement, je leur collerais volontiers des baffes. Qu’ils viennent passer une semaine en ville, ils auront une idée réelle de ce qui est dangereux. Il y a deux ans, j’ai demandé à une connaissance au ministère de l’intérieur de me filer toutes les statistiques sur les faits d’armes et violences. Normalement, ça ne sort pas des bureaux. Les chiffres dont on entend parfois parler sont faux. Ce sont des chiffres politiques. La réalité, personne n’en a idée. »

Au passage du col, Théo arrêta le véhicule.

« Dans dix minutes, on est au parking. J’avais compté une heure de marge. Mais je voudrais écouter ça encore. »

Il coupa le moteur, éteignit les phares.

Il ouvrit la porte et descendit.

Elle le rejoignit et se blottit contre lui, le dos contre son ventre. Il l’enlaça.

La nuit étoilée et les incendies dans la vallée. Des lueurs puissantes vers Grenoble.

Et le silence. Si dense, si intense, si épais qu’il en coulait dans leurs poumons et ralentissait les respirations.

« Le silence. Tu n’imagines pas à quel point, j’ai rêvé de ce silence. Je l’ai même espéré. Mais je ne pensais pas que ça pourrait arriver en aussi peu de temps. L’humanité est une entité fragile, ça fait longtemps que j’en suis convaincu. Elle est fragile parce qu’elle porte en elle une puissance destructrice qu’elle n’imagine même pas. L’humanité s’est étendue depuis des millénaires avec une réussite totale, elle a tout conquis, elle s’est tout attribué mais il y a un élément qu’elle ne maîtrise pas, c’est sa folie. La folie de chaque humain, elle est en nous, en toi, en moi, n’importe qui. Nous la contenons, individuellement. Non pas juste par respect des lois, par peur des sanctions, par peur des représailles mais parce que l’amour de la vie reste le maître. Mais maintenant, que la contamination est lâchée, les premiers fous libèrent les autres. Et la peur de la folie des autres réveille la folie de ceux qui ont peur. Rien ne peut arrêter ça. »

Elle ne trouva rien à répondre parce qu’elle avait connu la folie, il y a longtemps déjà, dans une autre vie, dans un aéroport, puis la folie d’un homme au volant d’une voiture, juste pour un sac de billets, pour le pouvoir de l’argent, jusqu’à décider de tuer ses propres équipiers et une femme qu’il ne connaissait pas, qui ne lui avait rien fait. La folie cachée en chacun et qui parfois prend les rênes. Est-ce qu’elle risquait un jour de basculer ? Est-ce qu’elle pourrait perdre le contrôle ? Est-ce que ce monde de chaos pourrait l’envahir au point de devenir folle à son tour ?

« Théo, il n’y a qu’une solution.

- Oui, Laure, je sais ce que tu vas me dire. Enfin, je pense le savoir. L’amour, c’est ça ?

- Oui, Théo, l’amour. Il faudra beaucoup d’amour.

- Mais je pourrais tuer dix mille hommes pour te sauver. Est-ce que je serais fou pour autant ? »

Elle se libéra de ses bras et se retourna. Elle devinait dans la clarté céleste l’intensité de ses yeux.

«  Il serait préférable de n’être jamais confronté à cette question.

- Nous le serons, probablement, toi comme moi. Un jour prochain, nous pourrons être obligés de tuer quelqu’un. Alors, je repose ma question. Serons-nous fous de le faire ? Et une autre question s’impose aussi. Est-ce que tu es prête à tuer quelqu’un pour me sauver, c’est à dire sauver l’amour que tu as pour moi ? »

Elle posa la tête contre sa poitrine.

« Oui. »

Il posa les mains sur ses joues et leva son visage.

« Et nous ne serons pas fous lorsque ça arrivera. Parce que c’est l’amour qui nous guidera. »

Il l’embrassa, tendrement.

Puis ils reprirent la piste.

 

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