"Le jugement politique et l'opinion commune" Alain

C'est Monsieur Ollier, dont je n'oublierai jamais les heures passées dans sa classe de littérature, qui m'avait conseillé de lire Alain. (Emile Chartier) et ses "Propos". J'étais au lycée.

Je me souviens de ces lectures, des textes courts mais d'une portée phénoménale, tant les réflexions qu'ils généraient pouvaient m'occuper pendant des heures, des jours. Je trouvais ça fascinant qu'en quelques lignes, des pensées puissent déclencher de tels bouleversements. C'était comme magique. J'avais conscience que beaucoup de ces "Propos" ne m'atteignaient pas avec toute la grandeur qu'ils portaient parce que je n'avais pas la capacité à les saisir, parce que j'étais trop "jeune", trop inconstant dans mes réflexions, trop volage, trop agité. J'éprouvais le même phénomène avec Krishnamurti. Je savais pertinemment que ma compréhension était terriblement incomplète et parfois, je m'en énervais. Je sentais que le trésor était bien plus vaste, que je n'en effleurais que la surface mais en même temps, il me plaisait d'imaginer que je partais en exploration, qu'il me restait à garder la foi, que je parviendrais un jour à la terre promise, à la compréhension pleine et entière des propos de l'auteur.

Non, jamais je ne me ridiculiserai à affirmer que j'ai atteint cette terre promise mais je sais que je progresse. Et c'est juste ça qui me satisfait. Ce texte-là, par exemple, je n'en comprenais pas la quintessence, je n'en apercevais qu'une infime partie, comme un horizon voilé par les brumes. Il est heureux de voir que quarante ans plus tard, il me semble en saisir enfin toute la profondeur. Il est certain que l'expérience de l'âge est un atout considérable mais parfois, je trouve désolant le temps qu'il faut pour faire un pas, toutes les années accumulées pour parvenir à déchirer tous ces voiles de brume. En sachant d'autre part, que si l'expérience de la vie favorise la compréhension, elle porte aussi en elle l'avancée progressive et inéluctable vers le vieillissement et l'affaiblissement de l'énergie nécessaire pour continuer à faire un pas, puis un autre...

Toujours est-il que ce texte sur "l'opinion", il serait bon et utile qu'ils soit placardé sur les murs. 

 

"Le jugement politique et l'opinion commune


 

Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. Un citoyen, même avisé et énergique quand il n'a à conduire que son propre destin, en vient naturellement et par une espèce de sagesse à rechercher quelle est l'opinion dominante au sujet des affaires publiques. « Car, se dit-il, comme je n'ai ni la prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m'attende à être conduit ; à faire ce qu'on fera, à penser ce qu'on pensera. » Remarquez, que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut-être une opinion; mais c'est à peine s'il se la formule à lui-même ; il rougit à la seule pensée qu'il pourrait être seul de son avis.


Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l'on appelle l'opinion publique. « La question n'est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre, mais si le pays veut ou non faire la guerre. » Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s'interroger eux-mêmes.


Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu'ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. El il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu'il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n'est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s'imposer à tous, sans que personne pourtant l'ait jamais formée de lui-même et par libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout, et personne ne pense. D'où il résulte qu'un État formé d'hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n'ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d'abord, et devant les autres aussi.


Posons que j'ai des devoirs, et qu'il faudra que j'obéisse. Fort bien. Mais je veux obéir à une opinion réelle ; et, pour que l'opinion publique soit réelle, il faut d'abord que je forme une opinion réelle et que je l'exprime ; car si tous renoncent d'abord, d'où viendra l'opinion ? Ce raisonnement est bon à suivre, et fait voir que l'obéissance d'esprit est toujours une faute.


Alain (Émile Chartier), "Mars ou la guerre jugée" (1936).

 

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