Les émotions de la mort

Je me rends compte à quel point, je suis capable de laisser passer des émotions inutiles, des choses qui ne m'appartiennent pas, qui sont générées par des personnes qui ne me sont rien, que je ne connais que par le hasard professionnel ou autre mais que par contre, je vis avec une puissance phénoménale les émotions qui me sont importantes, que je les laisse m'emporter, que je m'y abandonne totalement parce que je sais, profondément, que ces émotions-là je dois les vivre totalement, sans aucune restriction. Alors, je pleure. Et même devant deux cents personnes, un micro à la main, lisant le texte d'adieu à une personne aimée et disparue.

Je sais que cette émotion libérée est perçue par beaucoup comme une faiblesse, comme un manque de retenue, de pudeur, de courage, de force ou je ne sais quoi.

Je pense tout au contraire qu'il s'agit d'une lucidité envers la Vie, un accueil de ce qu'elle a de plus puissant, de plus bouleversant et que je sois un homme ne change rien à l'amour que je porte à cette Vie. Pleurer n'est pas une souffrance mais le moyen proposé par la Vie de se libérer d'un fardeau. De quel droit refuserais-je ce cadeau ?

S'interdire de plonger dans l'émotion revient à l'enfermer et à la laisser se détériorer jusqu'à devenir le terreau d'un mal physique ou psychologique, comme un avilissement inévitable au regard du rejet de la Vie.

Il suffira d'un autre événement douloureux pour que le poison accumulé se répande. C'est l'individu qui en est responable et non l'événement. C'est son obstination à "être courageux" qui le condamne. Terrible héritage éducatif qui consiste à nier l'existence et à refuter toute forme d'observation intérieure, comme si les regards croisés avaient davantage d'importance que ce regard envers la Vie.

Celle que j'aimais et qui est partie, je tiens à lui signifier mon affection et il ne me suffit pas de lire quelques mots, je veux vivre ces mots, vivre intégralement ce que je cherche à transmettre, laisser ces mots me déchirer, ouvrir mon coeur, mon âme où cet antre mystérieux d'où jaillissent les bouleversements existentiels. Qu'est-ce qui en nous déclenche ces torrents de frissons, cette brûlure intérieure ? Je n'y suis pour rien, aucune volonté, aucun effort et je refuse la volonté de m'opposer à cette marée. Il s'agirait d'une volonté de l'ego alors que c'est la Vie qui s'exprime. De quel droit m'opposerais-je à la vie ? Comment pourrais-je considérer que ma personne a plus de valeur que ce que la Vie déclenche en moi ?

Mon frère est mort il y a plusieurs années déjà. J'ai passé des heures, seul, à ses côtés dans la chambre mortuaire.

Je sais ce que mon frère voulait m'apprendre. J'ai mis longtemps à le comprendre. Passé la gêne de parler à un corps froid et raide, passé la honte de pleurer, seul dans la lumière fragile des bougies, j'ai dit à mon frère combien je l'aimais, combien j'avais toujours admiré son courage, combien j'étais effondré de sa disparition.

J'ai mis longtemps à comprendre qu'il n'avait pas disparu. Puisque ces moments à ses côtés, dans le silence de son visage clos, il me criait des vérités que je n'entendais pas. Il a fallu que son âme et quelques compagnes viennent me parler, alors que j'étais cloué au fond de mon lit, une jambe paralysée et un dos déchiré, pour que je comprenne enfin. Mon frère. Son âme. 

 Alors, j'ai pleuré encore une fois, hier, pour libérer la Vie qui pleurait en moi, car elle souffre elle aussi de la perte de ses créations, même si elle sait qu'il ne s'agit que d'un transfert... la Vie nous aime et elle pleure en nous. Mais il s'agit d'un remède, c'est cela que nous ne voulons pas comprendre.

La Vie pleure en nous parce qu'elle sait qu'il est néfaste de garder enfermé des pensées sombres, des non-dits, des rancoeurs, des regrets, des remords.

Et parce que j'ai pleuré tout ce qui devait l'être, je sais maintenant que la Vie, en moi, est en paix.

 

 

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