LES ÉGARÉS (roman) 7

 

EXTRAIT

"Les journées d’escalade. Ce besoin de sentir la solidité de la roche, comme les murs de la chambre d’hôpital contre lesquels il s’était appuyé, cette masse indestructible sous ses mains, comme si le vide ne pouvait plus le saisir, s’accrocher de toutes ses forces, résister à la pesanteur, cette chute effroyable vers les noirceurs insondables, repousser les faiblesses, dépasser les limites, ne jamais s’avouer vaincu, aller au bout de l’effort, approcher du noyau d’énergie qui rayonne dans les fibres, sentir palpiter la vie comme un cœur d’étoile, un clignotement infime mais constant, inaltérable, éternel. Se détruire pour vivre. Et entrer en communion avec l’infini. Ses sorties en vélo. Cent kilomètres, cent cinquante, deux cents. Trois cent soixante-quinze. C’était son record. Une journée entière à rouler. Il était parti sans savoir où il allait, direction plein nord, le bonheur de rouler, juste engranger des kilomètres, découvrir des paysages puis la fatigue qui s’installe, plonger en soi et voyager à l’intérieur, le ronronnement mécanique du dérailleur, la mélodie des respirations, l’euphorie de la vitesse, cette déraison qui le poussait à écraser les pédales, cette folie joyeuse qui consumait les forces, ce courant étrange qu’il sentait dans son corps, cette détermination irréfléchie, juste le besoin inexpliqué de plonger au cœur de ses entrailles, d’en extraire les éléments nutritifs, de les exploiter, jusqu’à la moelle, que chaque particule soit associée à cette découverte des horizons intimes, être en soi comme un aventurier infatigable, un guerrier indomptable, passionné, amoureux, émerveillé, ne jamais ralentir, ne jamais relâcher son étreinte, enlacer ses forces comme un amant respectueux, les honorer, les bénir et sentir le bonheur de la vie, une vie qui lutte, qui se bat, qui s’élève, cette certitude que cette vie ne pouvait pas s’éteindre, la sienne certainement, mais pas la vie, pas ce souffle qui circulait en lui.

Il n’était pas en vie. La vie était en lui. Il n’était qu’un convoyeur. Juste une enveloppe. Elle se servait de lui et il la remerciait infiniment de l’avoir choisi. Cette occupation n’était qu’épisodique mais il aurait eu cette chance. Il se devait d’en profiter. Cette palpitation le quitterait un jour, elle irait voir ailleurs, l’enveloppe  deviendra poussière et la vie investira une autre capsule, un autre fourreau, un écrin juvénile.

L’épuisement le guidait infailliblement vers le cœur lumineux de la vie retranchée, il finissait par ne plus entendre les voitures, ni les rumeurs des villages traversés, par ne plus percevoir les paysages, il ne restait que des formes innommées, le parfum âcre de sa sueur, l’oxygène capturé inondant les abîmes affamés et le sourire délicat de son âme extasiée, la plénitude infinie de la vie en lui.

Les derniers kilomètres. Il avait pleuré de bonheur, vidé de tout, les yeux fixant le goudron qui défilait, les muscles liquéfiés, incapable de savoir ce qui permettait encore aux jambes de tourner, vidé de tout, coupé de sa raison, un mental éteint, une absence corporelle, un état de grâce, l’impression d’être ailleurs, hors de ce corps épuisé, une légèreté sans nom sous la pesanteur immense de la fatigue souveraine, un néant de pensées, juste ce sentiment indéfinissable de la vie magnifiée.

Cette vision étrange d’un cycliste déambulant sur la Terre, il était dans les cieux, un regard plongeant, une élévation inexplicable, dans la dimension des oiseaux, les arabesques des routes jusqu’au bout de l’horizon, les champs, les collines, quelques maisons, et ce garçon écrasant les pédales, ce sourire énigmatique, béatitude de l’épuisement, cet amour immense, cette étreinte spirituelle, il était dans les cieux, une échappée verticale. Comme emporté par les ailes d’un ange."

 

Commentaires

  • Thierry
    • 1. Thierry Le 31/08/2011
    Hello Max! En effet il en reste encore sur amazon mais je ne sais pas pendant combien de temps...;(
    Oui ce "rien" me fascine et plus je vais en montagne, plus je fais du vélo et plus cet espace se révèle. Fascinant.

    Il semblerait que demain je doive effectivement reprendre le chemin des écoliers...

    Je retravaille encore une fois "les Eveillés" et je retente ma chance. je vais contacter Gallmeister pour voir s'ils veulent bien le lire. J'ai beau cherché des éditeurs travaillant dans le "Nature writing", je n'en vois pas d'autre. A suivre. Et toi, comment tu vas ? Tu en es où avec ton livre ?
  • Max
    • 2. Max Le 31/08/2011
    Jarwal est peut-être remonté dans les montagnes, mais je compte bien attraper le premier tome par le bout de mon bâton de marche... J'ai vu qu'Amazon le propose en stock : je vais le commander sans tarder.
    "Les Eveillés". J'aime ce titre. (Je viens d'ailleurs de découvrir que c'est aussi le choix de Jérôme Camut et Nathalie Hug pour leur thriller à succès...) Ton extrait virevouste autour des racines du monde. Toujours ce voyage en boucle sur le rien comme fondation du Tout...

    (Et sur le plan terre à terre, je te devine en pleine montée d'énergie pour la rentrée. Info ? Intox ?)

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