LES ÉGARÉS : à la source des écrits

 

2014 02 25 18 28 29

 

C'est une partie de mon histoire.

La raison de mon besoin d'écrire.

Lorsque j'ai décidé d'écrire ce livre, il s'agissait d'une thérapie. De rien d'autre. 

Pour autant, je n'ai pas voulu utiliser la première personne du singulier. J'ai créé un personnage masculin. Yoann. Et sa femme, Leslie. 

Christian était mon frère.

J'avais besoin de me "détacher" de moi pour aller chercher tout ce qui devait être autopsié. J'avais besoin d'être le maître des mots et il m'était impossible de l'être sans l'usage de cette narration. Il fallait qu'il y ait moi, l'auteur, et Yoann, devant moi. De cette façon, je pouvais l'observer et comprendre son cheminement.

Comment un enquêteur pourrait-il enquêter sur lui-même et le raconter. Qui raconterait ? Est-ce que l'auteur peut parler de lui-même sans que la présence de l'un interfère sur le travail de l'autre ? 

Il fallait que je scinde tout ça. Que je fabrique une triade : l'auteur, le personnage, le récit.

Que je sois l'observateur de moi-même par personne interposée. 

 

Il y a bien longtemps déjà que j'ai écrit ce texte.

Je le reprends. Doucement. Par petits morceaux. J'arrive maintenant à ne plus pleurer.

Je m'aperçois que les douleurs ne sont plus là.

Et je comprends bien davantage tout ce qui s'est passé...

 

 

EXTRAIT 

"Christian.

Dans un fauteuil roulant, sur le perron de l’hôpital.

Les parents avaient trouvé une ancienne paire de lunettes. Il était très myope.

Et borgne désormais.

La première fois qu’il sortait de l’hôpital.

Il avait voulu marcher jusqu’à la voiture.

L’apprentissage des béquilles, la confrontation avec le monde extérieur, le tremblement des bras décharnés, les regards croisés des gens qui l’observent furtivement.

Le statut d’handicapé, l’étiquetage de la société civile.

Un autre combat à mener.

Équilibre précaire. Les parents de chaque côté et lui dans son dos.

Ce grand corps squelettique.

L’impression d’accompagner un rescapé des camps de la mort.

Il ne se souvient pas l’avoir vu sourire. Aucune joie, aucune fierté. Rien. Comme s’il ne réalisait pas qu’il était un survivant, que la Faucheuse l’avait enlacé et qu’il était parvenu à briser son étreinte.

Il l’avait vaincue.

Oui, mais il n’avait aucun souvenir de ce combat.

Aucune raison de s’estimer heureux.

Aucune possibilité de rembobiner le fil des évènements, de magnifier l’inimaginable résistance dont il avait fait preuve.

« Vous revenez de loin, Christian », avait dit le chirurgien.

Ça n’était que des mots.

Les anciens combattants aimeraient parfois effacer les souvenirs.

Christian n’en avait pas, c’était une guerre sans image.

Sa conscience retrouvée lui permettait juste de constater les dégâts.

Les effroyables dégâts.

Un œil perdu, l’odorat supprimé, une cheville bloquée, des broches dans une jambe, des plaques sur les vertèbres, un visage balafré, un crâne trépané, le creux effroyable de son front, ce vide couvert par une peau plissée, un corps efflanqué, une musculature évaporée, des migraines effroyables, des vertiges nauséeux, des médicaments à vie, un risque d’épilepsie, les projets anéantis, un avenir incertain.

Tout ce qu’il avait perdu.

Un espace vide avait englouti son existence, comme un trou noir dans le temps, quatre mois de rien, un néant, une absence, un au-delà.

L’antichambre de la Mort ne connaît pas la durée.

Il y avait avant et après.

Mais entre les deux, il n’y avait rien.

Aucune image dans l’intervalle. Rien. Une guerre d’une violence inimaginable et il n’en avait aucun souvenir.

Le coma lui avait volé la fierté du combat, l’épreuve dépassée, le courage infini.

Rien.

Comme un soldat qui ne sait même pas pourquoi il est encore là.

Il avait humilié la Mort mais, de ne rien retrouver du combat, il en refusait la fierté.

Le cahier de nuit dans la chambre de l'hôpital.

Il avait rempli des pages en veillant son frère absent, égaré dans les tranchées froides d’un combat intérieur. Les évènements, les ressentis, les échanges avec ses parents, l’organisation des premiers jours, les commentaires des chirurgiens, Charlotte, le prêtre, les livres lus.

Il attendrait un peu avant de le lui confier.

Les parents lui avaient laissé leur chambre du rez-de-chaussée. Le grand miroir face au lit, au-dessus de la commode. Fallait-il l’enlever ? Ils en avaient parlé avant le retour. Le retirer pour préserver Christian de son image ?

Mais dès lors laisser entendre qu’il n’avait plus figure humaine, qu’il devait se cacher, à lui-même et aux autres, qu’il n’était plus présentable.

Le miroir était resté.

Sa peur quand il était au lycée, cette difficulté à se concentrer. Il imaginait Christian à la maison. Seul. Son désespoir, son abattement, ce goût immonde d’une injustice, d’une vie brisée.

Le car scolaire le déposait au centre du village. Un kilomètre en courant jusqu’à la maison, le nœud au ventre, l’angoisse de le retrouver baignant dans son sang sur les draps rougis, les veines tailladées. Le suicide comme issue, un dernier geste volontaire, mettre un terme à cette souffrance, fermer le livre, refuser de découvrir la suite de l’histoire, rétablir sa domination. Qu’y avait-il à construire sur de telles ruines ?

Il savait que la dépression rongeait ses désirs, elle se lisait dans ses yeux sombres, la voix atone, les épaules voûtées. De combien d’années avait-il vieilli en quatre mois de luttes ?

Il avait décidé de lui passer son cahier. C’était un mercredi. Ses parents étaient au travail. Il avait juste évoqué le contenu.

Christian l’avait regardé, sans l’ouvrir, et d’un geste rageur, il l’avait déchiré, morceaux par morceaux.

Sans un mot.

Son ventre s’était vrillé, comme déchiré lui-même. Disparition de la dernière mémoire. Effacement du film, une négation totale, un déni absolu.

Il devenait correspondant d’une guerre dont le soldat répudiait toute trace, effaçait chaque empreinte mais dont le corps portait tous les stigmates.

Il ne restait que la colère, intraduisible, incommensurable, définitive.

Il ne comprenait pas son frère. Cette fierté d’avoir survécu, pourquoi la refusait-il ?

Il lisait dans les yeux coléreux un dégoût de son état, une haine de lui-même, un désamour effroyable, gigantesque, une insondable détresse.

Aujourd’hui, ces milliers de pages, ces nuits entières à écrire des romans, mus par une énergie intérieure, comme un magma irréductible, il en connaissait la source. Il savait combien les mots dans le silence des paroles partagées, dans le silence des nuits, la solitude et simultanément la rencontre avec soi, combien tous ces mots agissaient comme des sucs nourriciers, des sèves salvatrices, des élans vers la lumière. Christian n’avait pas voulu le lire et il avait, sans le savoir, initié une quête spirituelle en lui.

Il n’avait jamais cessé d’écrire depuis l’hôpital."

 

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