Les Prix littéraires

Les prix littéraires tuent (l'édition, les auteurs et les livres)

LE PLUS. Goncourt, Renaudot, Interallié, Fémina... Pour Luis de Miranda, directeur éditorial de la maison d'édition indépendante Max Milo, ces distinctions littéraires contribuent au pourrissement du marché du livre.

Luis de Miranda

> Par Luis de Miranda Philosophe et romancier

Edité et parrainé par Hélène Decommer

 

http://leplus.nouvelobs.com/contribution/213478;les-prix-litteraires-tuent-l-edition-les-auteurs-et-les-livres.html

À l'approche de Noël, dans des librairies gangrénées malgré elles par l'esprit de lucre, on nous sert la haine sous forme de livres tièdes. En tant qu'auteur d'une douzaine d'ouvrages et directeur éditorial d'une maison d'édition indépendante, je dois vous parler de l'agonie du livre et notamment du roman contemporain, ainsi que de ses assassins présumés : une poignée d'éditeurs parisiens conservateurs, avec la complicité des jurés moribonds des prix littéraires dominants et des critiques littéraires les plus installés, souvent écrivains eux-mêmes. Tout ce beau monde se tient par la barbichette des intérêts croisés. Une histoire de meurtre de la poésie véritable aux multiples coups de poignards, qui pourrait s'intituler Mort sur le Nihil.

 

 Une grande-surface à Massy, en 2007 (NIKO/SIPA)

Une grande-surface à Massy, en 2007 (NIKO/SIPA) 

 

Le pourrissement du marché

 

Les prix littéraires tuent. Les mauvaises langues affirment qu'ils seraient le résultat de transactions économiques à peine voilées, orchestrées par un oligopole d'éditeurs dont les règles ne tiendraient pas deux secondes devant un tribunal européen : concurrence déloyale vis-à-vis des petits éditeurs écartés d'office de la compétition, dumping artificiel du marché, entente entre quelques "grandes" maisons, conflits d'intérêts des jurés... Sont-ce d'infâmes rumeurs ? Alors que la fête continue ! D'ailleurs, les Français semblent dupes, puisqu'ils achètent. Mais leur donne-t-on le choix ?

 

Les prix littéraires tuent car, chaque année, ces offices du bon goût élèvent artificiellement au rang de best-seller une littérature parfois frelatée, sans dimension épique, sans réelle ambition stylistique, créative ou sociétale. Je ne compte plus les lecteurs qui m'avouent, entre la honte et la colère, avoir été déçus par l'achat d'un livre portant la mention Prix Goncourt, Renaudot ou autre.

 

Puisque le budget littéraire moyen du Français ne dépasse guère un ou deux livres contemporains par an, nous comprenons en partie pourquoi les éditeurs indépendants vivent aujourd'hui une crise sans précédent : les prix littéraires sont en partie responsables du pourrissement du marché, en décevant trop souvent la candeur du lecteur. Que répondent les grandes maisons ? Qu'il y a de toute façon trop de petits éditeurs qui produisent trop de livres.

 

Principales victimes : les auteurs et petits éditeurs


Comment sont choisis les livres qui intègrent les listes des prix ? Celles-ci sont elles-mêmes faussées. Sur le millier de romans qui paraissent chaque année, les jurés n'en lisent que quelques uns, une dizaine à tout prendre. C'est comme si les correcteurs d'un concours national se contentaient de lire 1% des copies pour y choisir l'élite de demain. Pire, imaginez qu'au lycée on laisse de côté 99% des élèves, sans même considérer leur travail. On ne donnerait des notes et l'opportunité de poursuivre des études qu'à ceux qui fréquenteraient les bonnes écoles et seraient issus des bons réseaux.

 

Les autres auteurs ? Qu'ils meurent et cessent de se prendre pour des poètes ! Qu'ils se contentent de vendre 300 exemplaires de leur roman, la réelle moyenne nationale, soit comme par hasard 1% des ventes moyennes d'un prix Goncourt. Exagéré ? Non : chaque année des auteurs confirmés se voient refuser la publication de leur nouveaux manuscrits au prétexte qu'ils ne sont pas bankables. La notion d’œuvre, c'est-à-dire de l'auteur étrange, difficile, exigeant, élitaire, qui a besoin du soutien d'un éditeur sur la durée, est à peu près caduque.

 

La plupart des gros éditeurs ne laissent plus aux auteurs qu'une seule chance : si leur livre ne se vend pas et s'il n'a pas l'heur de toucher une presse littéraire souvent snob ou sectaire, la comptabilité analytique passera l'ambition de l'écrivain au broyeur du refus automatique. On ne compte plus les auteurs SDF de l'édition, ballotés, pour les plus chanceux, d'enseigne en enseigne.

 

Chaque année aussi, au moment des résultats des prix littéraires, des voix s'élèvent pour dénoncer l'engeance parisienne des grandes maisons. En vain – mais aujourd'hui l'heure est plus que jamais grave, elle est funèbre : dans une édition en panique, lors même que les librairies semblent plus ou moins désertées, la rumeur dit que beaucoup d'éditeurs indépendants ne passeront pas l'hiver, tandis que le cartel des grandes maisons doublera grâce aux sapins son chiffre d'affaires annuel, en comptant notamment sur le trafic des prix littéraires. Ces maisons ne seraient pas longtemps florissantes sans cette concurrence illégale. Un exemple ? Il y a plus de 1000 maisons d'édition publiant des romans en France. Or depuis 2000, en onze ans, Gallimard et ses filiales a obtenu le prix Goncourt 7 fois – soit un taux de réussite de 64% et une somme que j'estimerais à 30 millions d'euros de chiffre d'affaires (basée sur le prix de vente moyen d'un livre) pour ces seuls 7 ouvrages, une part de marché dont aucun monopoliste du CAC 40 n'oserait rêver. Quand bien même les Goncourt de Gallimard seraient tous des chefs-d’œuvre, il y aurait là quelque chose de pourri au royaume du papier.

 

Pour un moratoire sur les prix littéraires

 

On me trouvera naïf. Il est temps que les éditeurs et les jurés se souviennent de la raison pour laquelle ils ont aimé lire, lorsqu'ils étaient "naïfs" : souvent, ce fut en découvrant des Rimbaud, des Nietzsche et autres auteurs à peine lus de leur vivant, parfois publiés pour la première fois à compte d'auteur, souvent morts dans des conditions misérables. Romantisme ? Alors soyons réalistes : tuons les marginaux, étouffons les authentiques, castrons les petits, la plupart de ces auteurs assez fous pour écrire encore "avec leurs tripes". Je songe par exemple à Fernando Pessoa, reconnu, maintenant que son cadavre est plus que froid, comme "l'un des plus grands poètes du XXe siècle", mais dont on méprisait les manuscrits lorsqu'il était vivant, ce qui l'obligeait à écrire ses poèmes derrière ses factures de comptable :

 

Un jour, dans un restaurant hors de l'espace et du temps,

On me servit l'amour sous la forme de tripes froides...

 

Messieurs, Mesdames les grands éditeurs, Chers membres-des-jurys-des-prix-ayant-pignon-sur-rue, vos seigneuries les "critiques" littéraires, je vous propose, le temps de relancer l'économie du livre, un moratoire sur les prix littéraires. Ou alors que les romans bénéficiant d'un prix soient tirés au sort. Le hasard ferait mieux les choses. Nous aurions alors un système un peu plus respectable, le seul apparemment qui puisse être fiable dans ce milieu, faute de compter sur l'honnêteté intellectuelle de l'édition parisienne dominante, souvent incestueuse, poussiéreuse, mesquine, pathétique, même si des êtres de qualité s'y battent – y compris dans les petits bureaux des grandes maisons – pour de plus grandes idées. Et nous profiterions du temps ainsi dégagé par la pause des tractations oligopolistiques pour relire le Château de Kafka, une belle métaphore de l'auteur perdu face au Leviathan éditorial.

 

Pendant ce temps, tandis que les grands groupes multinationaux rachètent les librairies à tour de bras et interdisent aux libraires de lire sur leur lieu de travail, de manière à ce qu'ils ne puissent plus conseiller que des best-sellers, trop d'éditeurs de tout poil, mimétiques, favorisent une littérature du minimum vital : sujet-verbe-complément. Mais le sujet est assujetti au marché des consommables – vite lu, vite oublié. Mais le Verbe n'est plus ni au commencement, ni à la fin – adieu l'incantation, so long la poésie. Mais le livre dominant n'est plus que rarement le complément des âmes.

 

Des exceptions ? Oui, il y en a. Mais les fleurs sauvages de la littérature contemporaine, cherchez-les plutôt, si vous êtes tenaces, sur... Internet, car elles ne poussent en rayon que quelques jours, avant de partir au pilon. C'est qu'il faut faire, sur les tables, la place aux prix.

 

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