Méditation et bienveillance (19)

Se confronter à ses émotions

Dans son nouveau livre « Frappe le ciel, écoute le bruit », Fabrice Midal nous explique le but de la méditation. Il ne s’agit pas de faire le vide dans sa tête ni de se détacher de tout, mais d’observer nos pensées et nos émotions afin d’entrer en rapport avec la réalité de ce qui surgit en nous.
Après quelques mois de pratique quotidienne, j’ai eu l’envie d’aller plus loin. Je suis parti, au mois de mars 1990, dans un petit village de la Suisse italienne où était organisée une retraite d’un mois. Nous devions être une trentaine de personnes venues de toute l’Europe. Le matin, nous nous levions à 6h30, la pratique commençait à 7 heures. Nous prenions ensuite le petit déjeuner de manière méditative, en suivant un très beau rituel venu du zen où l’on mange selon des gestes précis qui nous aident à être plus attentifs. Nous avions ensuite une petite pause avant de reprendre la méditation jusqu’à l’heure du déjeuner.
Une interruption s’ensuivait, puis la pratique occupait toute l’après-midi. Entre deux méditations assises, nous effectuions une méditation en marchant, où au lieu de porter l’attention sur le souffle, nous étions attentifs au mouvement du corps et à la sensation des pieds qui se posent sur le sol.
Après le dîner, nous pratiquions encore jusqu’à ce qu’il soit l’heure d’aller nous coucher.
Tous les trois ou quatre jours, je rencontrais, pour un entretien individuel, un enseignant avec lequel j’abordais les difficultés de ma pratique.
Quand, aujourd’hui, je décris ce programme, je suis frappé par son exigence et par la façon dont j’ai alors sauté à pieds joints dans la pratique. Mais à l’époque, cela ne m’est pas du tout apparu ainsi. J’ai simplement répondu à un appel profond. Puisque la pratique de la méditation me semblait une réponse réelle, autant m’y engager pour de bon.

 

Un miroir et une aventure


Quand la retraite a commencé, la première chose qui m’a frappé, c’est que je n’avais nul besoin de réfléchir à ce que je voulais faire. Je n’avais qu’à suivre l’emploi du temps.
Dans cette situation simplifiée, je pouvais observer beaucoup plus précisément mon propre état d’être : si j’étais malheureux ou joyeux, tendu ou apaisé, cela n’était dû qu’à mon propre état d’esprit puisque le contexte dans lequel je me trouvais restait immuable.
C’est un peu étrange quand on y songe, je découvrais qui j’étais en ne faisant rien d’autre qu’entrer en rapport avec mon souffle. Durant cette retraite, je n’ai pas été invité à analyser mes souffrances, ni à passer de tests de personnalité. Et pourtant, ce fut un voyage incomparable pour me relier profondément à qui je suis et pour comprendre un peu mieux mon propre esprit.
Et en effet, quand on participe à un séminaire ou à une retraite, ce n’est pas pour faire des expériences transcendentales, ni pour se vider la tête, ou toutes ces niaiseries que l’on lit trop souvent. On part pour se rencontrer et travailler courageusement avec ce que l’on est. Ce sont les deux points cruciaux. D’abord, on se rencontre puis on apprend à travailler avec ce qui émerge.

 

Se confronter à la détresse


En pratiquant, je découvrais aussi un sens de présence à la fois bon, ouvert et sain. Ce fut une expérience très forte. Je voyais un arbre, la neige, les montagnes comme jamais. Comme je les appréhendais libres de mes interprétations, ils semblaient devenir plus réels.
Mais du coup, mon inévitable tendance à commenter la réalité, à la juger et surtout à penser sans cesse à autre chose, me donnait le sentiment que je gâchais la simplicité de la présence. Je regardais la montagne, et j’étais déjà en train de penser à autre chose. Cela me désolait. Le monde était magnifique, mais moi, me disais-je, je ne fais que l’abîmer. Je m’en voulais beaucoup.
Lors d’un entretien, celui qui dirigeait la retraite me dit : « C’est vraiment très étrange, tu es tellement gentil avec les gens mais tellement dur avec toi. Pourquoi t’en veux-tu autant ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »
Mon enfance avait été, il est vrai, très dure. Dans cette retraite, j’en faisais l’épreuve. Un soir, je me souviens, j’ai même explosé de désespoir : la nuit était tombée et je me suis jeté sur un talus, en larmes. Je l’ai frappé de toutes mes forces en hurlant : « Je ne veux pas être moi. » Plusieurs personnes cherchèrent à me ramener au calme, mais sans y parvenir. Je hurlais : « Non ! Je ne veux pas être moi ! », éprouvant comme jamais cette blessure intense et cette rage qui m’habitaient.
Cet épisode éclaire un point important de la pratique : même si personne n’a besoin de faire des expériences aussi intenses et douloureuses, méditer implique de mettre au jour ce que nous sommes, ce qui nous travaille, y compris nos ombres et nos peurs. C’est seulement en touchant là où nous avons mal que nos pouvons ensuite avoir de la bienveillance pour nous et qu’une guérison est possible. Voyant aussi abruptement et clairement cette dureté qui m’habitait, je pus y apporter de la douceur. Ce fut l’autre versant de cette retraite.

 

Découvrir la bienveillance


J’étais sans cesse en train de penser à mille choses, d’éprouver des émotions intenses et les rares fois où je revenais au souffle, je commentais la chose avec une dureté acerbe. C’est tout juste si je ne m’insultais pas. « Quel incapable je suis, même pas capable de rester présent deux minutes ! »
Il m’a fallu beaucoup de temps pour apprendre à être plus doux. L’enseignant m’y invitait : « Ne rejette pas les pensées qui s’élèvent. Tu ne ferais que te cogner la tête contre un mur. Méditer ne consiste pas à rester dans un état d’ouverture parfait, mais à faire vraiment l’épreuve de ton expérience, avec ses hauts et ses bas. Si tu pars en guerre contre toi ou contre certains aspects de toi, tu vas te faire beaucoup de mal. Ce n’est pas le sens de la pratique. » Je refusais de l’écouter. Je voulais réussir.
Quelques temps plus tard, il revint sur ce point, en me donnant une instruction précieuse : « Il faut que tu prennes le temps de rencontrer ton expérience, avant de revenir. Si tu es traversé par la colère, sens la couleur, le climat, la texture de ton expérience. Puis ramène ton esprit simplement à l’ouverture nue du présent. »
Ce fut une instruction importante. Méditer ne consiste pas à simplement « revenir », mais aussi à entrer en rapport avec la réalité de tout ce qui surgit en nous – nos pensées comme nos émotions. C’est une manière d’apprendre à dire bonjour à ce qui est.

Il est frappant de constater qu’actuellement la plupart des gens pensent que pratiquer consiste à être détaché de ce qu’ils ressentent. Ils considèrent que leurs émotions et leurs difficultés sont des obstacles. Ou encore ils croient qu’il faudrait avoir un tempérament contemplatif pour pratiquer ! Ce n’est pas du tout le cas. Méditer consiste à entrer pleinement en rapport avec la réalité, telle qu’elle est. Ne pas s’en vouloir d’être aussi malheureux ou confus, maladroit ou déprimé. Cioran écrit très justement : « Pour nous conserver en bonne santé, nous ne devrions pas nous modeler sur le sage mais sur l’enfant, nous rouler par terre et pleurer toutes les fois que nous en avons envie. (...) L’homme qui se contient, qui se domine en toute rencontre, l’homme ‘distingué’ en somme est virtuellement un détraqué. »

Frappe le ciel, écoute le bruit, Fabrice Midal
Éditions Les Arène
s (Janvier 2014 ; 243 pages)

 

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