Mémoire...cellulaire...(11)

 

 Belanger1

Vingt ans… Il s’était écoulé vingt ans quand Yoann reçut cet appel.

« Bonjour M Pignon, je m’appelle Tanguy, je suis le fils de Paul Langevin. Mon père m’a parlé de vous. J’ai besoin de votre aide. »

Un choc. Comme une évidence qui  éclatait au grand jour. L’héritage avait joué son rôle néfaste.

Ils avaient discuté quelques minutes. Yoann était en séance. Ils avaient décidé d’un rendez-vous.

Une certaine impatience à rencontrer ce jeune homme. Comment avait-il vécu son enfance, puis son adolescence, quels chemins de vie ses parents avaient-ils eus ? Yoann n’avait plus reçu de nouvelles de Paul. Sans doute une honte tenace, une culpabilité de ne pas être parvenu à prolonger le travail. Que vivait-il désormais ? Et Emma ? Elle ne l’avait jamais contacté, elle n’avait jamais cherché à savoir ce que Paul avait vécu en thérapie. Connaissait-elle vraiment sa démarche d’ailleurs ? Tellement de non-dits et de secrets…

 

Yoann avait gardé un arrière-goût désagréable de son travail avec Paul, comme une tâche inaboutie, une culpabilité qu’il avait tenté d’atténuer avec le temps...

Il était de toute façon impossible de changer celui qui le refuse. Il héritait maintenant du désordre intérieur du garçon. Transmission néfaste qu’il avait du mal à comprendre. Cette impression nauséeuse que des millions d’enfants naissaient empoisonnés par les résidus fossilisés des tourments de leurs géniteurs. Mais de quel droit les parents pouvaient-ils nier de la sorte cette intoxication originelle ? Comment considérer qu’un enfant puisse agir comme un antidote, comment était-il possible de le prendre ainsi en otage ? Cette inconscience dans l’euphorie de la conception ou ce déni aveugle au regard des tourments archaïques…

Il n’avait jamais pu écarter cette colère. Il n’avait jamais réussi à se contenter de poser un diagnostic et à entamer un accompagnement.

Il lui restait inévitablement un sentiment de gâchis.

Il lui restait à apprendre le détachement.

Le thérapeute qui apprend de ses patients que l’humilité est indispensable.

 

Vingt ans après… Vingt ans de tourments, comme une évolution inversée. Et que pourrait-il bien faire ? Le silence de Paul était éloquent et criait à tue-tête l’inefficacité des protocoles. Il lui était toujours douloureux de sentir cette responsabilité au regard de ses patients. Toutes les paroles qui consistaient à répéter que leurs chemins de vie leur appartenaient et qu’il n’était qu’un lampadaire sur la route, une petite lumière fragile, toutes ses justifications et ses mots apaisants, ils ne parvenaient à effacer la pesanteur de ce ressenti. Il reconnaissait bien parfois l’empreinte d’une certaine prétention, une mission à mener à bien, comme l’ultime Sauveur… C’est là qu’il devait travailler sur lui. Admettre qu’il n’était rien sans la volonté de son patient.

Rien du tout.

Et que de vouloir libérer les individus de leurs fers entravait les individus eux-mêmes puisque cet espoir venait inscrire une pression sur le patient lui-même. Les émotions, les pensées, les intonations, les gestes, les regards… Tout pouvait être interprété… Le thérapeute pouvait participer lui-même à l’enfermement du patient en cherchant une voie de libération.

Le thérapeute n’avait rien à chercher. Il devait juste être celui qui ouvre une fenêtre, celui qui invite le patient à regarder l’horizon. Jusqu’au moment où il sentira en lui la force d’avancer.

 

 

« Entrez Tanguy, bienvenu. »

Une main molle. Un jeune homme timoré, mal dans sa peau, une démarche dégingandée, comme un corps sans squelette. Une énergie sombre. Comme un entonnoir à malheurs. Vingt ans d’errance existentielle matérialisés dans des yeux inquiets.

Quelques paroles de présentation.

« Je suis à la FAC de psycho à Lyon. Je voulais devenir psychologue pour enfants mais je n’arrive plus à suivre et mes résultats sont désastreux. En fait, j’ai une capacité de concentration trop faible, j’ai toujours des pensées qui m’assaillent.

-Quel genre de pensées ?

-Que je suis en danger, que je ne suis pas à ma place, que ce monde n’est pas pour moi, que les autres me méprisent… »

Paul. Tanguy. Un éternel recommencement.

« Mon père a été licencié il y a dix ans et il a réussi à passer un concours dans l’administration. Il travaille à la mairie de Pont-en-Royans. Il a un petit appartement. Il vit tout seul. Sa mère est morte il y a plusieurs années déjà. Ma mère s’est remariée avec un anesthésiste. Celui qui était là le jour de ma naissance.

-Pourquoi un anesthésiste ?

-C’était une césarienne. Une grossesse qui s’est mal finie et une arrivée désastreuse. Je ne voulais pas sortir apparemment. Ma mère en a été très marquée.

-Et vous expliquez ça comment ?

-Parents séparés, père absent pendant la grossesse, même pas là le jour de ma naissance, une mère angoissée, perdue, toute seule, j’en avais des raisons de ne pas vouloir sortir mais ça, c’est ce que j’imagine aujourd’hui.

-Mais, c’est tout à fait envisageable que ça soit ça.

-J’ai voulu en parler une fois avec mon beau-père et il s’est moqué de moi. Tout ce qui touche à la psychologie, ça le fait rire et évidemment ma mère dit comme lui. Elle n’a jamais accepté d’ailleurs que mon père vienne vous voir et elle ne sait pas que je suis là. »

Des non-dits, des moqueries, des secrets, des dénis, des rancœurs, des colères. Et il aurait fallu construire une vie sereine là-dessus. Vaste défi…

Il raconta son enfance. Une grand-mère qui palliait exagérément aux déficiences affectives d’un père dépressif. Une mère totalement soumise à un beau-père rationnel et autoritaire, le milieu médical dans toute sa rigueur cartésienne, pas d’autres enfants dans le couple, la césarienne d’Emma avait brisé à tout jamais le désir d’un autre enfant, une scolarité moyenne, peu de camarades, encore moins aujourd’hui… Il n’avait jamais eu de petite amie.

Des peurs comme compagnes de vie, des hontes, des culpabilités inexpliquées, comme un individu hanté, un héritage trop lourd.

« Est-ce que vous avez déjà consulté un thérapeute ?

-Jamais. J’ai vu un psychologue scolaire quand j’étais à l’école primaire parce que je n’arrivais pas à lire, j’ai redoublé mon CP.

-Et qu’est-ce que ça a donné ?

-Je n’ai pas les détails et je ne me souviens pas de tout mais ça s’est mal passé avec mon beau-père. Il disait que c’était n’importe quoi, que c’était la maîtresse qui était nulle. Et ma mère ne disait rien. Je me souviens juste l’avoir vue pleurer.

-Et ensuite ?

-Il n’y a rien eu d’autre. Personne. J’ai continué comme je pouvais, j’ai eu mon bac, je suis rentré à la FAC. Mais maintenant, je n’y arrive plus et je me sens tellement différent que je me replie de plus en plus. Je ne vois plus personne. J’ai toujours peur de prendre ma place dans un groupe. Je ne sais même pas s’il y a une place pour moi d’ailleurs. Alors, si c’est juste une seule personne, j’ai toujours l’impression qu’elle cherche mes défauts ou qu’elle attend que je dise une bêtise.

-Avec les filles aussi ?

-Encore plus. Là, c’est une catastrophe. »

Il avait baissé les yeux, fixant le sol.

 

 

 

C’était bien ça. Un bébé électrochoc, une césarienne, des autorités opposées et des vides affectifs, l’incapacité à prendre sa place, un individu privé de lui-même, une culpabilité inconsciente liée à la césarienne pratiquée sur sa mère…

Yoann expliqua plusieurs protocoles, ils établirent un planning et ils se quittèrent.

Il repensa longuement à tout ce que Tanguy lui avait raconté. Sa mère lui avait parlé une seule fois de sa naissance. « Un très mauvais souvenir, » avait-elle dit.

Tanguy était en siège. La césarienne était inévitable. Souffrance fœtale, souffrance maternelle, culpabilité parentale… Tellement de fardeaux. Tout ce qui avait été transmis au fœtus, tout ce dont il s’était chargé… Une grossesse entachée de peurs, de colères, de remords, de détresse. Des émotions maternelles qui s’étaient ancrées.

Tanguy n’avait pas réussi à naître « normalement, » comme il le disait.

« Un mauvais départ qui augurait de la suite. Je suis comme un véhicule sorti de la chaîne de fabrication, envoyé sur une voie de garage.»

Comme s’il ne pouvait plus se défaire du rôle du mauvais, de l’incapable, de celui qui fait du mal et fait tout mal.

Une image de la vie comme une condamnation à perpétuité.

Un désastre. 

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