Moebius

Il faisait partie des Plus Grands Vivants.

Maintenant, il appartient aux Plus Grands Eternels.

Moebius est parti. Ses dessins restent.

 

http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/03/10/six-dessins-de-moebius-par-lui-meme_1656011_3246.html

Les dessins de Moebius par lui-même

LEMONDE.FR | 10.03.12 | 14h05

Il n'est jamais trop tard pour corriger une injustice. Géant incontestable de la BD mondiale, icône vivante pour plusieurs générations d'auteurs, défricheur insatiable de nouveaux horizons, Jean Giraud n'a, étonnamment, jamais eu les honneurs d'une exposition à la mesure de son aura.

Celui que l'on peut considérer comme "le plus grand auteur français de bande dessinée en activité" a certes vu son travail accroché dans de nombreux festivals spécialisés, en France comme à l'étranger. Il lui est également arrivé de faire des incursions dans le monde de l'art contemporain par le biais d'expositions collectives. Mais de grande rétrospective dédiée à lui seul, jamais !

La faute, diront certains, au mépris avec lequel les réseaux culturels institutionnels ont toujours traité la bande dessinée. La faute aussi, sans doute, au brouillage de pistes sciemment organisé par Jean Giraud lui-même, l'homme aux deux pseudonymes : Gir, avec lequel il a dessiné la série western Blueberry dans une veine réaliste ; et Mœbius, versant fantastique et onirique de sa dualité, incarné à travers les personnages d'Arzach, de l'Incal ou encore du Major.

MÉTAMORPHOSE

Quelle que soit sa vocation, l'exposition que lui consacre la Fondation Cartier à partir du 12 octobre ne fait pas, en tout cas, dans la demi-mesure : plus de 400 pièces balayant 50 ans de carrière – dessins, peintures, croquis, ektachromes… - envahissent l'espace du boulevard Raspail jusqu'au 12 mars.

Le thème retenu, car il en fallait un face à l'énormité du fond proposé par l'artiste âgé de 72 ans, est celui de la métamorphose, un sujet omniprésent dans son œuvre. La curiosité la plus attendue est la projection du tout premier film d'animation réalisé (en 3D) par Mœbius : un court-métrage de 10 mn, inspiré d'une histoire peu connue, La Planète Encore. Là est une autre singularité du co-créateur du magazine Métal Hurlant : malgré de nombreuses collaborations ponctuelles dans le cinéma (auprès de Luc Besson, James Cameron, René Laloux, Steven Lisberger…), jamais Gir/Mœbius ne s'était essayé à la réalisation avant cela.

Alors que sort opportunément en librairie une suite à Arzach - 35 ans après le choc créé par le premier album, entièrement muet - Le Monde Magazine a demandé l'impossible à son créateur : choisir, et commenter, six de ses dessins exposés à la Fondation Cartier. Moebius par Giraud, en quelque sorte. Et vice-versa.

  • Les animaux de Mars

"Ce dessin est issu d'un petit carnet que ma maison d'édition (Mœbius Productions) va bientôt publier. Ce travail part d'un postulat selon lequel le geste inconscient participe de la création. Le jeu consiste ainsi à prendre une plume et à jeter sur une feuille des traits nettoyés de toute intention, en essayant le plus sincèrement possible de n'avoir aucun but.

Je me retrouve alors devant une sorte tâche de Rorschach, les conditions du hasard ayant été créées en jouant avec ma propre main, voire en fermant les yeux ! Ce n'est qu'ensuite que je reprends ma raison, et mon savoir-faire, pour tirer une forme de ces lignes. Après quelques dessins, l'idée est apparue que j'avais créé des animaux fantastiques. Je les ai localisés sur Mars car cette planète a souvent servi d'écran de projection à l'imaginaire."

  • Blueberry

 

Blueberry.

BlueberryMoebius / Fondation Cartier

"Le cinéma est le réservoir d'images de Blueberry. J'ai toujours essayé, dès mon plus jeune âge, de faire du cinéma sur papier. Quand je travaille sur cette série, une musique très symphonique va jusqu'à jouer dans ma tête - genre Dimitri Tiomkin ou Maurice Jarre.

Concernant le personnage, je lui ai donné les traits de nombreux acteurs à la mode de films d'action : Belmondo bien sûr, mais aussi Bronson, Eastwood, Schwarzenegger… J'ai même utilisé Keith Richards (le guitariste des Rolling Stones) ou Vincent Cassel (qui a campé le rôle de Blueberry au cinéma). A chaque fois, je rajoutais un nez cassé, ainsi qu'une coupe de cheveux à la Mike Brant ! Beaucoup de réalisateurs m'ont également inspiré. Blueberry doit beaucoup à Sam Peckinpah (La Horde sauvage m'a bouleversé). Il y a aussi du Sergio Leone chez lui. Mais pour ce qui est de son amitié avec les Indiens, je suis plus proche de John Ford qui, toute sa vie, a été écartelé entre le machisme blanc de la conquête de l'ouest et la conscience qu'il avait des minorités opprimées."

  • Arzach

 

Arzach.

Arzach.Moebius / Fondation Cartier

"Arzach est l'enfant fécond de la création de Métal Hurlant. Plusieurs raisons m'ont conduit à lui redonner vie à travers un nouvel album. D'abord, Arzach a formulé de lui-même une demande implicite d'exister en débarquant dans Inside Mœbius, le journal intime où je me mets en scène avec mes personnages. Vient ensuite le fait d'une logique éditoriale : ma petite maison d'édition, qui réalisait jusque-là des publications somme toute confidentielles, a décidé de passer à quelque chose de plus orthodoxe, dans l'espoir que cela nous permette d'en vivre car pendant des années Blueberry a été le sponsor personnel de Mœbius.

Si j'ai décidé à faire parler Arzach dans ce nouvel album alors qu'il était muet dans le premier, c'est que le contexte n'est plus le même. A l'époque, Métal Hurlant vivait constamment dans le danger de mourir. Nous ne savions jamais si nous allions sortir le numéro suivant. La garantie de l'étonnement éditorial était notre propre étonnement. D'où ce personnage sans parole ni référence culturelle que je faisais le soir après le boulot – après Blueberry, quoi. C'était une façon d'être provocant. Il était impossible, 35 ans plus tard, de reconstituer artificiellement le même environnement."

  • Inside Mœbius

"Mon ambition, à travers ce récit introspectif dessiné sans crayonné est d'arriver à cette leçon que nous donne à tous Wolinsky. Quand je l'ai connu, celui-ci dessinait de manière très besogneuse. Jusqu'au jour où il s'est complètement libéré en se disant : je vais dessiner comme on écrit, sans préoccupation graphique et avec le souci d'être "parlant".

Ce nettoyage très soixante-huitard de l'esthétique m'a bien plu. C'est ce que j'ai essayé de faire dans ce journal intime, en ajoutant délibérément une touche d'humour. Il y a pourtant toujours eu de l'humour dans mon travail, mais un humour clandestin – un peu comme chez quelqu'un qui devrait être sérieux et ne peut pas s'empêcher de glisser des blagues en espérant que ça ne va pas être vu. Dans Inside, je cite des auteurs de référence, comme Gotlib ou Edika, en m'accusant de vouloir me mesurer à ces géants. C'est aussi un moyen de m'avouer à moi-même que j'ai l'esprit assez potache."

  • Les carnets du Major

La chasse au major.

La chasse au major.Moebius / Fondation Cartier

"Cette bande dessinée pleine de délire et de divagation a été réalisée sur une période de dix ans avec parfois de longues périodes de jachère au milieu. Elle a été faite, également, de manière totalement improvisée, case après case, un peu à la manière d'un musicien de jazz devant créer une tension entre la rigueur d'une ligne mélodique établie et une libération absolue de cette même ligne.

J'aime beaucoup procéder ainsi : faire un premier dessin sans idée préconçue et sans l'idée d'en faire un deuxième derrière ; le deuxième dessin peut alors être en totale contradiction avec le premier ou sa continuation sous un autre angle, peu importe. Je vois cela comme un jeu de reconstitution où l'inconnu ne viendrait pas du passé mais de l'avenir. On peut évidemment relier cette archéologie à rebours à l'inconscient, mais aussi à ce que l'on décrit dans les états de transe ou dans l'étude de la mère de toutes les religions, la religion chamanique. Le Major, qui n'est autre qu'un avatar de moi-même, est le fruit de cette réflexion que j'applique modestement en faisant des petits Mickeys."

  • La Planète Encore

 

La planète encore.

La planète encore.Moebius / Fondation Cartier

"Cette image de synthèse est tirée de mon tout premier film d'animation en tant que réalisateur. J'ai été mêlé à plusieurs projets cinématographiques en tant que réalisateur dans le
passé mais aucun n'a vu le jour. Je ne dirais pas que le cinéma m'a laissé au bord du chemin.
C'est plutôt moi qui l'ai laissé passer. Cela aurait été à moi de m'investir sérieusement en tant que producteur, comme je l'ai fait avec ce court-métrage. Il est malheureusement difficile d'avoir plusieurs vies simultanément.

Faire du Mœbius sans la moindre concession tout en continuant Blueberry demande déjà un investissement interne considérable. Je me tire d'ailleurs le chapeau car j'ai réussi à me trahir sans me quitter… Bref, je n'avais pas de place à accorder au cinéma. Pour se lancer dans le cinéma, il faut être Cortez : brûler ses vaisseaux et ne plus rien avoir d'autre à faire."

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