LA-HAUT : " A Blandine, mon amour"

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"Il est devant la tombe de Blandine.

Boège, petit village de Haute Savoie. Marie et Thomas habitent à deux kilomètres. Il ne les a pas prévenus de sa visite. Le ciel est gris et la bise est froide.

Il pleure. Rien ici ne ressemble à Blandine. Ni ce marbre sombre, ni ces fleurs coupées.

Il pense à l’appel téléphonique de Marie qui avait demandé en pleurant s’il désirait une épitaphe. Il était à l’hôpital depuis quatre jours. À chaque fois qu’il se levait, dix minutes de marche l’épuisaient. Il venait de s’allonger lorsque la sonnerie avait retenti. Il n’avait pas pu répondre à l’épouvantable question. Foudroyé par la douleur. Aucun mot ne s’était formé, tout son corps s’était raidi comme saisi par l’horreur de la tombe. Il avait vu le cercueil descendre dans le trou, il avait entendu tous les pleurs, et le sermon du curé. S’il avait pu le faire, il se serait levé, il aurait couru, il aurait saisi la caisse en bois, arraché le couvercle et emporté tendrement le corps sans vie. Il l’aurait caché dans le froid des montagnes, il lui aurait parlé, longuement, avec toute la délicatesse de son amour, il l’aurait serré pendant des jours et des nuits, aurait dormi à ses côtés. Et puis quand tout aurait été dit, quand tous les gestes tendres auraient été accomplis, il aurait descendu le corps dans une crevasse lumineuse. Et le froid aurait figé les chairs, maintenu l’apparence, préservé la beauté. Rien n’aurait changé.

Il aurait rejoint la vallée et se serait installé sous les pentes du glacier. Chaque jour, il aurait guidé ses pensées vers l’ouverture secrète, il aurait projeté à travers l’espace toutes les douceurs à donner, il aurait enveloppé de son amour le corps adoré. Et lorsque la vieillesse aurait tracé sa route à travers ses muscles affaiblis, avant que les forces lui manquent, il serait monté sur le glacier, un jour de grand soleil. Il serait descendu dans la crevasse. Il aurait retrouvé le corps préservé dans une jeunesse immuable, le visage apaisé, les yeux clos pleins de souvenirs et le petit sourire qui illuminait les jours. Il se serait allongé, aurait enlacé son amour inchangé et aurait attendu que la route se dessine, que la porte s’ouvre et que l’autre monde l’accueille…

Il pleure devant la tombe. Blandine pourrit dans un cercueil et les vers la dévorent.

Il ne la retrouvera jamais. L’océan d’âmes l’a effacé. Il n’a pas su la retenir, il n’a pas su lui montrer la force de son amour. Il devait la ramener, la sauver du néant et de la fange. Le poids de cette faute écrase son âme.

« A Blandine, mon amour. »

Marie, au milieu de ses pleurs, avait insisté. Il avait réussi, effondré sur son lit d’hôpital, à murmurer ces quelques mots dérisoires. Et maintenant, il aurait voulu graver sur le marbre muet des milliers de phrases, des livres interminables, des paroles infinies, utiliser le moindre espace de ce monument immonde pour dire à Blandine combien il l’aime. Et combien elle lui manque. A chaque respiration, à chaque battement de paupières, à chaque regard sur le monde.

Il pleure devant la croix et voudrait l’arracher. C’est un arbre qu’il fallait planter. Et que chaque feuille déployée porte dans ses fibres l’âme heureuse de Blandine, que la sève soit nourrie par sa joie, que le souffle des frondaisons soit le chant de son cœur. C’est la vie qu’il faut donner quand un être s’en va. Remplacer l’image perdue par une autre. Les rituels des hommes sont sordides et soumis à des religions néfastes. Il voudrait arracher ce symbole de perdition.

Il sent bouillonner dans son corps des haines terribles.

Là, maintenant, sans aucune hésitation, il pourrait tuer le terroriste qui a posé la bombe. Il n’écouterait même pas ses sermons d’assassins. Rien ne peut justifier une telle abomination. Il pourrait déchirer sa poitrine et arracher son cœur de monstre, le lui enfoncer dans la bouche, le regarder mourir. Tout ce qu’il imagine n’est pas traduisible. Chaque nuit ses cauchemars sont le ferment de sa haine. Et le bloc de marbre à ses pieds pourrait servir de billot pour trancher des têtes.

Il lève les yeux avant de hurler. Les larmes fragmentent le paysage et noient les couleurs. De tous côtés, la douceur des collines invite au repos. Mais il ne voit rien.

Il voudrait plonger ses mains dans la boue d’âmes qui a saisi Blandine et la ramener vers la lumière de la Terre, et que ses yeux s’ancrent à la mer de nuages qui les protègent, que ses désirs soient tournés vers les horizons élevés, que ses bonheurs prennent forme dans le frémissement des feuilles et le chant cristallin des ruisseaux, dans le vol gracieux d’un rapace et la course effrénée des insectes des bois. Que ce monde la libère des hommes. Blandine, à ses côtés, en avait pris le chemin. Il n’a pas eu le temps de finir sa tâche. L’humanité infâme a repris l’avantage.

Et il n’y peut plus rien.

 

 

Il est assis devant la cheminée. Il fait nuit. Il sait qu’il ne retournera plus jamais là-bas. Blandine n’y est pas. C’est une enveloppe vide que les hommes ont descendue dans le trou. La vie de Blandine voltige dans les airs, partout où elle a vécu, dans tous les endroits où elle a ri, où elle a aimé, où elle a dormi.

 

Sur ses genoux, un album de photographies raconte les bonheurs inscrits dans la mémoire du monde. Les courses en montagne, les baignades dans les torrents, les siestes à l’ombre des grands sapins…

Il n’a gardé de Blandine que ces clichés. Marie et Thomas ont récupéré les habits, les affaires, les livres, tous les objets qu’elle a touchés.

Depuis l’attentat, il n’avait jamais tourné les pages. Il avait précieusement rangé les classeurs sur une étagère de la bibliothèque. Aujourd’hui, il a besoin de retrouver le visage radieux de Blandine et la grâce de son corps.

Elle est dans le jardin, appuyée au manche d’une fourche. Elle retourne la terre du potager. Au loin, on devine les hautes montagnes enneigées. Un fichu blanc enserre ses cheveux. Elle a mis des sabots en caoutchouc, un jean râpé et un vieux pull moulant qu’elle a glissé dans la ceinture. La tenue accentue la finesse de sa taille et la délicieuse courbure de ses seins. Elle est légèrement penchée en avant, elle le regarde en lui souriant. Il sent encore la température fraîche de cette journée. La lumière était douce, comme un bonbon au miel.

C’est épouvantable. Insupportable. Inhumain.

Il pleure. Et les larmes tombent sur le papier glacé qui protège les photos. La brûlure dans son ventre est effroyable, c’est un étau qui le détruit, le broie et réduit son corps à un tas de chairs qui hurlent. Impossible de la quitter des yeux. Son sourire est si doux, si plein d’amour pour lui, si chargé de tendresse et de promesses de bonheurs.

Pourquoi ? Pourquoi eux ? Pourquoi tout ce mal ? 

 

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