A CŒUR OUVERT : prélude
- Par Thierry LEDRU
- Le 10/10/2023
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« J’étais avec toi Diane. »
Juste un murmure, une voix monocorde.
« Je t’ai vue de l’intérieur. Et c’est moi qui t’ai guidée. Tu as vu ce que je te montrais. »
Elle s’interdit de l’interrompre.
« Nous n’existons pas Diane. Nous ne sommes que des formes. C’est la vie qui est là, elle est partout, c’est elle le flux électrique, c’est elle qui nous anime. Tu vas me dire que tu le sais bien mais je te parle d’autre chose. La vie m’a emporté, elle m’a fait courir dans tout ce qu’elle anime, dans toutes les structures qu’elle imagine, dans tout ce qu’elle crée, tout est relié, tout est connecté, tout est constitué du même courant, j’ai abandonné tout ce que je croyais être, je connais la vie des herbes, je connais les molécules des parfums, j’ai vu par-delà les yeux, j’ai couru dans les veines des antilopes, j’ai ressenti le bonheur de l’eau qui coule dans les ruisseaux, mais tout ça n’était pas moi, tu comprends, nous ne sommes rien que des formes, nous n’avons pas d’existence propre, tout ça n’est que notre imagination, notre raison, notre prétention, notre ego, des identifications qui nous rassurent, je n’ai pas survécu, c’est la vie qui s’est lancé un défi en moi. »
Six mois plus tôt…
Il venait de quitter Clermont-Ferrand. Il avait récupéré les clés de la location dans une agence immobilière. Direction Murol, puis Besse avant d’atteindre les Monts du Cézallier. Trois valises dans le coffre. Personne à ses côtés. L’impression pesante qu’il n’était même pas là. Des mois que ce vide incompréhensible s’était installé.
Les yeux attentifs à la route et l’esprit concentré sur un passé déchu. Radio éteinte, juste le ronflement du moteur, l’habitacle comme un refuge fermé, cette nécessité de rétablir la chronologie des évènements, une voix intérieure qui se raconte, un dialogue entre l’homme d’hier et celui qui roulait vers ailleurs, un dédoublement salvateur, l’obligation d’observer le champ de ruines, un regard renvoyé par un miroir inquisiteur...
« Paul Laskin, cinquante-trois ans, responsable d’une grande entreprise, secteur informatique et high-tech, une rentabilité exceptionnelle, une croissance exponentielle, cotée en bourse, actionnaire principal, un portefeuille rempli de stock-options, une très grosse somme, un travail de fou, une famille avec laquelle je ne passais pas assez de temps mais au moins, elle n’était pas dans le besoin matériel. Manque affectif certainement. C’est au bureau que c’est arrivé. Le 2 février. Il était vingt et une heures. Préparation d'une rencontre capitale avec des financiers. Une obligation de fonds pour accroître l’export. Des jours de travail, des nuits à réfléchir, à me questionner dans tous les sens. L’euphorie du projet et l’épuisement de son fardeau. Alice, ma femme, avait téléphoné pour me dire qu’elle était rentrée très tôt, Chloé avait de la fièvre. Le médecin était passé. Je n’avais pas vraiment écouté. C’est en reposant le combiné que j’en ai pris conscience. Et puis, la douleur est arrivée, comme un coup de poignard. J’ai ouvert la bouche pour appeler à l’aide mais rien n’est sorti. L’étau de fer rougi qui broyait ma poitrine vrillait les sons dans ma gorge. La terreur, les mains serrées sur mon cœur, comme pour empêcher l’arrachement des tissus, une incompréhension totale, aucun signe précurseur, la certitude de la mort. Je suis tombé sur le bureau au moment où la porte s’ouvrait. J’ai juste eu le temps de reconnaître Philippe, mon associé.
Et puis, plus rien.
J’ai ouvert les yeux dans la chambre d’hôpital. J’ai compris que j’étais vivant. Il n’y avait personne. Ça m’a fait un mal de chien que personne ne me veille…Que personne ne soit là pour m'expliquer.
J’ai pleuré tout seul. Je me suis souvenu soudainement de mes dernières larmes. Comme un éclair. La mort de mon grand-père, j’avais douze ans. Un rappel incongru. Si longtemps que je n'avais pas pleuré. C'est bizarre mais je me souviens m'être réjoui que ça revienne. L'impression qu'un barrage avait sauté et que des mers de larmes allaient pouvoir s'écouler. C'était comme un soulagement.
Des tuyaux, des machines, les murs blancs de la chambre, j’ai posé une main sur ma poitrine, le souvenir de cette douleur atroce, j’ai senti les battements réguliers, l’idée infantile que j’étais intact, que mon intégrité physique était préservée.
Je me suis assoupi. J'étais fatigué. C'était étrange. Je ne dormais pas. Je flottais. J'ai vu mes pensées s'éteindre comme des fins d'étoiles.
Et puis, un médecin est passé. Compte-rendu de la lutte. Une voix neutre et des paroles sans appel. J’avais perdu. La violence de l’attaque avait été fatale à mon cœur. Il ne s’en remettrait pas.
« Tout ça ne tient plus qu’à un fil, Monsieur Laskin. C’est l’intervention de votre associé qui vous a évité le pire.»
Il est reparti. J'ai fermé les yeux pour recommencer à flotter.
...
Seul dans la chambre.
Le nombre de fois où les larmes ont jailli sans prévenir. Cette petite fille que j’ai vue en rêve. La seule échappée dont je disposais encore. L’enfant tenait la main de sa mère. Elle avait levé les yeux vers moi. Une si belle innocence, tout ce que la vie offrait à l’origine et que j’avais perdu. Cette idée que c’était la vie elle-même qui m’avait regardé. Incompréhensible. Des idées folles qui jaillissaient de nulle part.
Ce n’est pas ce que j’avais perdu qui me tourmentait jusqu’à l’insomnie mais tout ce qui avait surgi.
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