A CŒUR OUVERT : la vie en soi

 

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« Aujourd’hui, quand je pense à ce que j’ai vécu, j’en arrive à éprouver de la honte. Non pas, pour ce que j’ai fait, pas pour le mal que j’ai causé, les erreurs stratégiques ou l’inattention envers mes proches, pas pour tout ce que j’ai oublié de vivre mais bien plus profondément pour cette impression de gâchis par rapport à la vie. Je ne sais pas trop comment l’expliquer en fait. Dans une vie, on peut regretter des décisions, des choix, des actes, mais tout ça reste au niveau des événements et il est bien souvent possible de corriger le tir. Moi, ce que je ressens, c’est bien au-delà des événements. C’est comme si j’avais trahi l’existence, cette vie qui m’a été donnée. Vous comprenez ? »

Cette chaleur dans son ventre, ces frissonnements qui coulaient en elle comme un délice infini. Elle aimait sa voix, ses yeux, la largeur de ses mains, elle se surprenait à lui porter un regard d’adolescente et s’en amusait. Ce plaisir immense d’échanger avec lui, cette impression de l’avoir attendu pendant très longtemps.

« Oui, tout à fait. Vous n’êtes pas simplement dans l’observation des conséquences de vos actes mais dans l’observation de votre indifférence au regard du phénomène vivant. Chacun de nos actes devraient se référer à ce phénomène. Nous devrions nous interroger sur ce que la vie penserait de ce que nous pensons, de ce que nous projetons de faire ou de ce que nous accomplissons. Mais ça ne me dit pas ce que vous avez vécu. »

Il raconta en détail son parcours d’entrepreneur, de financier, sa vie avec Alice, la naissance de Chloé, les dernières années, la lutte pour s’imposer sur le marché.
« Et puis, j’ai eu cet infarctus, aucun signe précurseur. C’est Philippe, mon associé, qui m’a sauvé. 
-Vous n’aviez jamais eu de problèmes avant ?
-Non, rien, absolument rien. 
-C’est impressionnant alors. Personne n’est à l’abri en fait.
-Il faut croire. Mais pas grand monde n’y pense. Ou alors, c’est l’angoisse qui l’emporte, ce qui ne vaut guère mieux.
-Et ensuite ?
-J’ai vendu l’entreprise à Philippe. Il le méritait amplement pour son travail de toute façon. Les cardiologues m’ont dit à l’hôpital que mon cœur était fichu. Et puis, après l’implantation de la prothèse, c’est le basculement total, foudroyant, incompréhensible. Je me souviens très bien des premières heures. Pas de douleurs insupportables, j’étais sous morphine, je suppose. Je n’ai rien demandé. Le chirurgien est passé, tout allait bien, ils étaient très satisfaits et je m’en moquais. Sans comprendre pourquoi. Un détachement totalement fou. J’ai d’ailleurs pensé que j’étais fou ou que mon cerveau n’avait pas été oxygéné. J’avais pourtant imaginé le pire, je savais que ça pouvait mal se terminer. Et puis, là, une fois seul dans la chambre, je me suis aperçu qu’il n’y avait aucune joie en moi, même pas l’once d’un soulagement, rien. Absolument rien. Aucun désir de reprendre le travail, aucune projection sur l’avenir, c’était comme si je découvrais le fait de vivre et que je devais me contenter d’enregistrer tout ce que je percevais dans l’instant. 
-Rien d’étonnant pour moi. L’effleurement avec la mort révèle la vie de l’instant.
-Oui, c’est exactement ça. La vie de l’instant. D’ailleurs, la première fois qu’on m’a laissé sortir dans le parc, je me suis assis sur un banc et j’ai regardé des pigeons. Ça n’a l’air de rien mais vous n’imaginez pas à quel point c’était stupéfiant pour moi. Je regardais le balancement de leur cou quand ils marchent, j’essayais de les reconnaître, d’identifier leurs différences de plumage, de voir si certains restaient proches, si des couples étaient constitués, comment ils repéraient leur nourriture et puis j’ai fini par ne plus penser à rien, à ne plus vouloir intégrer des données précises, je les ai juste regardés. À un moment, je suis sorti de cette observation, comme si j’avais quitté une pièce, l’impression d’être projeté dans un vacarme épouvantable, j’entendais le bruit de la ville, des discussions autour de moi, des ambulances, j’ai vu passer des gens, j’ai vu tous les bâtiments, ces milliers de fenêtres, des traînées d’avions dans le ciel, et puis l’herbe piétinée autour des bancs, des papiers abandonnés à côté de poubelles vides et la première idée qui a surgi, c’est que dans l’observation des pigeons, je n’étais pas en train de rêver comme on dit, les yeux dans le vague mais que c’était maintenant que j’étais tombé dans le rêve. Je ne sais pas comment l’expliquer en fait. C’est tellement étrange. Vous savez, souvent les adultes disent aux enfants quand ils ont les yeux dans le vide, « arrête de rêver et écoute-moi », et bien, moi, j’avais l’impression que c’était l’inverse. Ça m’a fait un mal de chien, à en pleurer, là, tout seul, sur mon banc, comme si j’avais quitté la vie pour tomber dans un rêve insalubre. Vous voyez, j’ai passé tellement d’années à vouloir tout contrôler, à me battre pour atteindre les objectifs que je visais, à valider matériellement l’idée que je me faisais de l’existence, j’aurais dû reprendre tout ça, j’étais sauvé après tout, j’aurais pu retourner au boulot, doucement bien sûr, mais en tout cas, relancer la machine. Et c’est cette expression qui a tout déclenché. Relancer la machine. Mais, c’était moi la machine. 
-On se voit toujours comme un individu menant des activités multiples et trouvant des compensations diverses, intervint-elle, avec même parfois des satisfactions personnelles, des occasions de fierté ou d’estime de soi, mais c’est complètement fou finalement puisque nous sommes effectivement des machines et que nous répétons mécaniquement les activités pour lesquelles nous avons été programmés dès notre enfance. »
Ce bonheur pour lui d’entendre en écho les éclaircissements indispensables, les validations partagées de tous ses tourments. 
« Oui, je n’avais pas été programmé à regarder béatement des pigeons et à en éprouver étonnamment un sentiment de bien-être. C’est comme si quelqu’un avait appuyé sur le bouton off. Fin du vacarme, suspension des pensées intentionnelles, abolition des objectifs, disparition de toute identification projective, de notion de rentabilité, d’utilité, comme l’effacement du disque dur. Un ordinateur sans disque dur n’a aucune utilité. Je n’étais donc plus un ordinateur et je découvrais la liberté. Un mélange d’angoisse et d’euphorie. Vous voyez ? Comme si je décrochais de mes dépendances, je me purifiais mais c’était douloureux. De regarder ainsi toute l’agitation comme un rêve a fait de moi un marginal, un dérangé, un individu inquiétant. C’est pour ça qu’Alice est partie, c’est pour ça que Chloé ne veut plus me voir, que mon associé ne voyait en moi qu’un illuminé qu’il fallait sauver. Je n’ai même pas essayé de leur expliquer quoi que ce soit. Je n’en avais pas la force, ni même l’envie d’ailleurs. Comme si j’étais tombé dans une bulle sans contact avec le monde extérieur. On ne parlait plus le même langage. Pas pour autant que je me voyais comme un être pur et sauvé du néant, un élu des cieux ou je ne sais quelle fumisterie. J’étais juste devenu un paumé sans repère, un errant, un exilé bourré de pognon qui avait juste envie de regarder des pigeons. Alors, j’ai cherché un endroit perdu et j’ai atterri ici. C’est sans doute ce que j’ai fait de mieux en trente ans. »
Elle observait le visage défait, l’errance intérieure. 
« Je ne pense pas que ça soit utile de rejeter votre ancienne vie. Vous fabriquez de l’amertume et elle ne sert à rien. L’argent que vous avez gagné vous permet d’être autonome et libre de toute obligation professionnelle. Ça faisait sans doute partie de ce que vous deviez réaliser pour passer à l’étape suivante. Ce que vous jugez comme une accumulation d’erreurs contient en germe la croissance du changement. On étale bien du fumier pour avoir de belles plantes. »
Il sourit à l’image.
« Il est important d’être indulgent envers soi-même, ajouta-t-elle et de ne pas affubler les expériences de vie de connotations négatives étant donné que vous n’avez pas de recul pour juger à long terme de leurs effets. Et le projet de la vie ne vous est pas accessible. Pas dans cette dimension en tout cas.
-Et où puis-je saisir ce projet alors ?
-Le voyage intérieur.
-C’est le titre d’un de vos livres, non ?
-Effectivement. 
-Et ça consiste en quoi ?
-Vous y êtes déjà. »

 

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