Christian

 

 LES ÉVEILLÉS

Extrait

 

                                                          14

 

 

Il décroche fébrilement le combiné.

« Allo, je suis bien chez Monsieur Yoann Dennez ?

- Oui, c’est moi. » 

Le cœur battant. Vingt-trois heures quinze. La sonnerie du téléphone l’avait brutalement sorti du sommeil. Nu, accoudé au buffet. Les idées claires, lucidité de la peur. Leslie à ses côtés.

Il savait. À cette heure là, ça ne pouvait être qu’une mauvaise nouvelle. Intuition.

La voix inconnue s’était présentée. Un brigadier, gendarmerie de Quimper.

Les pensées qui s’affolent, les interrogations qui fusent.

 

« Vous êtes bien le frère de Christian Dennez ?

- Oui. »

Peut-être juste un accident. Mais pourquoi l’appelait-on ? 

Le défilement des pensées, cette vitesse hallucinante, toutes les options en quelques secondes.

« Je suis désolé Monsieur de devoir vous annoncer ça mais votre frère est décédé. »

 

Une chaise, les jambes qui ploient, le ventre déchiré, un coup de poignard, s’asseoir avant de tomber.

« Le médecin qui l’a ausculté pense à une rupture d’anévrisme. Nous avons essayé de contacter vos parents mais ils ne sont apparemment pas à leur domicile. C’est la compagne de votre frère qui nous a donné votre numéro de téléphone. Je vous passe cette personne.

- Allo, Yoann, c’est Florence. Je suis désolée Yoann. Je ne savais pas quoi faire. J’ai pensé qu’il fallait te prévenir. Christian devait venir chercher Florian pour le week-end. Comme il n’est pas passé à l’appartement, je suis allé chez lui et il ne répondait pas. Ni au téléphone. Je me suis inquiétée et j’ai fini par aller à la gendarmerie. Ils ont ouvert la porte et ils ont trouvé Christian. »

Où sont ses parents ? Le camping-car. Ils doivent être en voyage.

Le cerveau en ébullition, des ruissellements de frissons, la nausée. La Mort qui court dans ses fibres. 

« On a essayé d’appeler tes parents sur leur portable mais on tombe toujours sur la messagerie. Tu ne sais pas où ils sont ? »

Il ne savait pas.

 

Christian. Mort.

La Faucheuse avait fini par l’avoir.

Salope.

Rupture d’anévrisme. Tellement facile pour elle. Elle ne lui avait laissé aucune chance. Une revanche implacable. Il avait osé lui tenir tête, il avait voulu l’humilier. Fini de jouer. Il suffisait d’une petite implosion. Imparable.

Salope.

 

La voix du brigadier, compatissante, posée. Il ne sait plus ce qu’il a dit. Venir en Bretagne, réussir à joindre ses parents, s’occuper du corps, contacter la morgue.

« Je prendrai un avion demain matin. »

Un rendez-vous à l’aéroport avec Florence.

Il raccroche.

Préparer un sac, quelques affaires. Leslie qui cherche un horaire sur internet. Efficace, comme toujours. Elle l’a serré dans ses bras, cette tristesse dans ses yeux. Encore une fois pour lui le soutien indispensable, encore une fois pour elle la douleur de l’impuissance, ce sentiment affreux de ne pouvoir rien faire, ou trop peu, de ne pas trouver les mots, de n’être qu’un témoin démuni.

Tout ce qu’il lui a fait vivre …

 

Christian. Mort.

Deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus, juste un repas ensemble, en famille. Il ne vivait déjà plus avec Florence. Florian avait six ans. Une première séparation avec le divorce des parents. Une perte définitive désormais. Un petit garçon sans son père. Pourquoi tout ça ? Question absurde. Il regardait les nuages par le hublot, c’était la première fois qu’il prenait l’avion, l’année de ses trente-six ans. Christian allait avoir quarante ans dans quelques jours. 

Pourquoi tout ça ?

Depuis si longtemps. Tout ce chemin, cette résistance acharnée, cette vie reconstruite, un enfant, une formation professionnelle, tout rebâtir, des années de lutte obstinée, ne jamais abandonner, rester debout, aucune plainte, aucune jérémiade, lutter, lutter, humilier la mort. Vivre debout. Force et Honneur.

 

« Mesdames, messieurs, nous allons traverser une zone de turbulences. Nous vous demandons de bien vouloir attacher vos ceintures. »

 

Et dans la solitude de la nuit, l’abandon au sommeil, le relâchement des surveillances, la Mort qui se glisse, s’insinue dans une veine, elle cherche un point faible, silencieuse, indétectable, même pas une migraine, pas un vertige, pas un cauchemar, aucun signe précurseur, elle fouille, parcourt les labyrinthes au fil du sang, là, une usure, un vaisseau fissuré, une épaisseur érodée, une faiblesse ancienne, elle s’accroche, un sourire aux lèvres, elle s’installe, se niche dans les tissus, teste les fibres, un frisson de plaisir devant l’échéance, le point de rupture, une faille dans la muraille, elle écoute ce battement cardiaque qui l’indispose, ce tempo irritant, elle n’aime que le silence des cadavres, la puanteur des charniers, elle se gonfle de haine, les tissus résistent, elle s’amuse de ce refus qu’elle perçoit, la vie n’abandonne pas, le courant sanguin accélère, le cœur s’emballe, une alerte a retenti, la vie cherche à l’expulser, des cascades vivaces la bousculent, des flots de sang comme des videurs.

Pas de temps à perdre. Fin du jeu.

 

Une lame qui tranche la veine.

Le sang qui se déverse.

Le cerveau qui se vide.

Un sursaut de conscience. La terreur.

Spasmes.

Le cœur qui s’arrête.

Fin des connections.

 

Salope.

 

Il pleure, le front posé contre le hublot.

L’aile tranche des nuages cotonneux. Soubresauts.

 

Cette distance qui s’était installée. Christian aussi l’avait peut-être désirée. Comment supportait-il la comparaison avec ce frère marié, père de trois enfants, instituteur, sportif, voyageur, écrivain ? Tant de douleurs à recevoir à chaque rencontre. L’éloignement le protégeait au moins des colères ravalées. Cette injustice qui le rongeait, c’était tellement visible. Il n’avait jamais accepté cette cassure dans son existence, ce calvaire, ce drame inconcevable, l’accident lui avait volé sa vie. Impossible d’apprécier ce qui lui restait. Pas suffisamment en tout cas. Son enfant lui avait permis de vivre les jours avec davantage de douceur. Enfin.

Et tout s’était arrêté.

Cette désillusion de ne pas parvenir à vivre correctement, à être durablement installé dans une voie professionnelle, cette lutte permanente, comment la vivait-il vis-à-vis de Florian ? Une honte ou un défi ? S’y était-il épuisé au point qu’une veine éclate, son esprit endurait-il un tourment si puissant que la pression s’était révélée insupportable, cette dépendance envers les parents, l’incertitude qu’il représentait, l’inquiétude, l’angoisse, le poids qu’il rajoutait alors qu’ils approchaient de la retraite et pouvaient espérer en apprécier les bienfaits, cette quasi solitude dans laquelle il vivait, il lui restait combien d’amis véritables ?

Cette vie n’avait-elle été qu’un calvaire ? Un chemin de croix ?

Christian … Christ …

Il n’y avait jamais pensé. Le parallèle ne l’avait jamais frappé.

Un chemin de croix.

Pour qui ?

Il avait porté sa vie comme un fardeau.

 

 

Aéroport de Lorient. Florence. Quelques échanges.

Il n’a pas envie de parler.

Une infinie tristesse, une boule d’angoisse qui gonfle, un nœud qui l’étrangle, les pensées qui se projettent.

 

La mairie de Quimper. Il est devant l’accueil.

C’est la première fois qu’il doit prononcer cette phrase immonde.

« Mon frère est mort. »

Il n’a pas envie de parler.

On le renseigne. Bureau de l’état-civil. Une femme, un regard très doux.

Il se sent tout petit, comme un enfant, totalement démuni.

« Je n’arrive pas à joindre mes parents. Ils ne savent pas. »

Elle explique les démarches, il l’écoute, il signe des papiers.

Tout ce qu’il doit faire encore.

 

Pompes funèbres. Il est devant le bâtiment. Sombre comme un caveau.

Pousser la porte. Toutes ces images qu’il devine.

Il a encore essayé de joindre les parents sur le portable. Messagerie. Pas le choix. Il le fera tout seul. Il a la gorge sèche.

Un homme l’accueille. Grand, sec, les cheveux gominés, une raie taillée au cordeau. Costume gris, voix contenue, quelques échanges.

Il n’a pas envie de parler.

Il voudrait que tout se fasse en silence, sans un mot, qu’on le laisse entrer dans sa bulle, qu’il ne soit même plus visible, qu’on ne puisse plus le contacter.

S’occuper de Christian. Il en est capable, il pourrait même le prendre sur son dos et le ramener à la maison, l’allonger dans sa chambre, rester à ses côtés, lui parler, lui lire un livre. Comme à l’hôpital. Et attendre. L’accompagner encore.

Mais il n’a pas envie de parler.

Il n’a pas envie des hommes, leur compassion ne lui sert à rien, elle n’apaise pas les douleurs qui le tenaillent.

Assis dans un bureau. Signer des papiers.

 

« Je n’arrive pas à joindre mes parents. Ils ne savent pas. »

Rien d’autre à dire. 

Il se sent tout petit, comme un enfant, totalement démuni.

L’homme lui parle mais il ne l’entend pas vraiment. Ou plutôt, une partie de son cerveau enregistre les paroles mais l’essentiel de ses pensées n’est pas là. L’homme a croisé les mains sur le bureau. Il a les doigts fins, osseux, gris comme son costume, des ongles rognés, des phalanges bosselées.

 

L’allure des cadavres qu’ils charrient.

 

Son esprit s’échappe.

Il réalise soudainement qu’il se sent misérable parce qu’il n’y a plus rien à faire, c’est trop tard, la lutte est finie, le défi n’a plus cours. La Mort a gagné. Il ne reste que la détresse, l’impuissance. Il est arrivé trop tard. Christian l’a peut-être attendu, il a peut-être espéré qu’il viendrait, il désirait peut-être de l’aide, un soutien, un peu d’apaisement, des rires, l’insouciance, une journée d’escalade, la beauté du monde, retrouver les souvenirs, les ranimer, parler ensemble, se dévoiler un peu, les douleurs, les espoirs, les projets. Cette dernière soirée devant le téléphone, un numéro sur les genoux, ne pas réussir à appeler, comme englué déjà dans les effluves mortuaires. Cette détresse comme le couperet de la vie maintenue.

Le silence, les non-dits, la pudeur, les retenues, les doutes, la fierté, l’amour-propre, la peur de déranger, de s’imposer, de peser sur la vie des êtres. Partenaires de la Mort.

Colère, une immense colère. Le dégoût. Pourquoi l’a-t-il abandonné ? Pourquoi l’avoir veillé pendant des mois pour le laisser ensuite combattre seul ?

Le dégoût.

Culpabilité.

La honte.

L’impression de l’avoir porté et soudainement de l’avoir jeté sur le bas-côté. Une fuite.

« Je vous accompagne jusqu’à la salle. »

L’homme s’est levé. Il le suit.

Une porte en bois. Lourde. Un couvercle de tombe.

L’homme s’écarte, il l’invite à rentrer.

Lumières tamisées, des tentures ocre aux murs, deux bougies.

« Voilà, je vous laisse. Je vous attends à côté. Vous pouvez rester aussi longtemps que vous le désirez. »

Il ferme la porte.

« Je ne sortirai plus. Vous pouvez partir. Je reste là. »

Il a failli le dire.

Il avance vers le fond de la pièce. Un silence étouffant. Une odeur de naphtaline.

Un autel. Il est là.

Christian.

Son grand frère.

 

 

Deux troncs posés au-dessus du torrent. Le roulement de l’eau balaie les idées incrustées. Le flux translucide épure. Il s’arrête au milieu du pont improvisé. Il fixe les tourbillons, les reflets, les éclaboussures sur les pierres usées. Vitalité de l’eau claire. Dans son esprit encombré par les souvenirs déposés comme des champs d’alluvions, le courant a perdu de sa force. Il a laissé lui-même les eaux s’épaissir, brassée par les tourments entretenus la vase a souillé la pureté, son agitation interne n’était pas celle de la vie qui coule mais celle du mental dictateur.

Laisser couler la vie dans le lit tracé.

 

Assis aux côtés du corps inerte. Le visage apaisé, les yeux clos. Effroyable immobilité. Les mains sur la poitrine. Il a caressé les cheveux. Il s’est levé. Il a posé un baiser sur le front. Rigidité glaciale de la peau. Les larmes. Impossible de les retenir.

 

« La cour vous condamne à porter l’âme de votre frère jusqu’au jugement dernier. »  

 

La sentence s’était imposée, comme une voix criée au fond de son cœur, au fond de son être, une ancre jetée dans la boue de son esprit, une stèle cimentée dans le cloaque spongieux de son dégoût.

Il porterait sa croix.

C’était son tour.

 

 

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