Cohabitation entre loups et éleveurs

 

Entretien avec Antoine Nochy, philosophe et écrivain, l’un des plus grands pisteurs français formé à Yellowstone. Bertrand Sicard est un spécialiste des loups, vice-président de Ferus, association de protection des grands prédateurs (ours, loups et lynx) et président fondateur de Vita Sylvae Conservation.

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"Le loup c’est l’animal que nous rêvons d’être, alors que nous sommes trop souvent des moutons que certains rêvent de programmer."

"Le loup c’est l’animal que nous rêvons d’être, alors que nous sommes trop souvent des moutons que certains rêvent de programmer." - JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

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Faune

Retour du loup : "Les éleveurs doivent s’adapter à cette chance inespérée pour la France"

Propos recueillis par Bertrand Rothé

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Les loups sont de plus en plus nombreux en France, hier en Charente, il y a quelques semaines en Charente-Maritime. Dans les deux cas leur présence a été authentifiée par l’Office nationale de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS). Mais l’animal ne colonise pas que nos territoires, il occupe aussi notre esprit.

 

Marianne : Les Français aiment-ils les loups ?

Bertrand Sicard : Les sondages qui se succèdent montrent que la population française est majoritairement favorable au retour du loup et à sa conservation, mais le sujet reste très clivant. L’opposition vient surtout des éleveurs ovins, confrontés à une difficile cohabitation. Pour comprendre la place qu’occupe le loup à la fois dans les médias, au cinéma et dans les documentaires, il faut comprendre le lien culturel fort qui existe entre le loup et nos contemporains. Il est partout, dans les comptines pour enfants, les fables de la Fontaine, mais aussi nos territoires. Observez nos campagnes, regardez une carte IGN : le Bois du loup, le Trou du loup, le Champ du loup… En plus, il a un statut particulier. S’il a été honni par des générations d’agriculteurs, le bon sens populaire sait sa singularité. Il est intelligent avec de grandes capacités d’adaptation, fidèle à sa famille et redoutablement culotté, n’hésitant pas à prendre des risques et apparaissant souvent là où on le l’attend pas.

Antoine Nochy : Nous avons cohabité jusqu’au milieu du XXe siècle avec lui. Notre organisation sociale et politique en garde encore les traces. Cela nous différencie des Anglais qui les ont éradiqués au XIe siècle. La tradition pastorale en est un exemple. Après avoir détruit les loups et les ours, les Anglais ont clôturé leurs champs très tôt parce que c’était suffisant pour protéger les troupeaux. C’est en partie pour cela que leur exode rural précède le nôtre de plus d’un siècle, faisant des Anglais les pères du capitalisme. En France, les gardiens des troupeaux sont indispensables car toute éradication définitive des grands prédateurs est impossible, nous sommes le cul de sac de deux continents. Tant que nos voisins auront des loups, certains viendront sur notre territoire. On n’a connu que soixante années sans loup, de 1930 au début du XXIsiècle. Le loup fait partie de notre environnement.

Bertrand Sicard : Il y a aussi l’espoir écologique qu’apporte le loup. Nous vivons dans l’angoisse d’une grande crise écologique. Pris en tenaille, nous citadin avons le choix entre continuer à consommer comme si de rien n’était ou intégrer les injonctions du GIEC : abandonner l’avion, réduire nos déplacement en voiture, manger moins de viande, ne plus prendre de bains mais des douches… changer de vie. Difficile arbitrage. Remettre en cause le libéralisme mondialisé semble difficile. Le loup apparaît alors comme un talisman contre l’apocalypse écologique. Son retour serait la preuve vivante de la résilience de la nature. Le loup dissone alors dans le discours anxiogène. Si un prédateur de grande taille recolonise l’espace, alors la situation écologique ne doit pas être aussi catastrophique et ça ne sert à rien de changer nos comportements. Nous nous accrochons à cet espoir. Comme le dit Alain Bougrain-Dubourg, le loup est un guide pour la nature.

Antoine Nochy : Dans ce cas, le symbole est à la mesure de notre bêtise. Le loup est surtout un signe et une réalité. On passe trop de temps sur les symboles et pas assez sur les signes. Le GIEC ne se trompe pas, il aurait même tendance à sous-évaluer les phénomènes. Les signes sont là, la réalité aussi. La nature a commencé à s’adapter, le retour du loup le montre. Il cherche l’endroit de sa survie. On l’oublie trop souvent, mais le loup n’a pas été réimplanté sur notre territoire, il a choisi d’y revenir, peut-être seulement de le traverser, qui sait ? Comme le dit Bertrand Sicard, il est intelligent et agile. Il remonte vers le nord. Les arbres ne peuvent pas se déplacer, les grands prédateurs, si. Un article récent de La Recherche nous annonce que pour suivre les changements climatiques « les espèces forestières devraient migrer de 6 à 7 km par an, ce qui est impossible ». Il va nous falloir trente ans pour prendre en compte le phénomène climatique, trente ans avant de commencer à réagir. Il sera alors tard. A bas bruit, la nature a déjà commencé son adaptation, le loup se cherche de nouveaux espaces, il a compris. Pas l’homme.

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Bertrand Sicard : A cela s’ajoute un dernier élément encore plus confus, plus refoulé, une forme de projection, d’identification. L’urbain lobotomisé a besoin d’aventures, il se rêve résistant, voire révolutionnaire. Mangé par les bullshit jobs à la Graber, il a besoin de s’échapper. Coincé par ses objectifs à deux chiffres, épuisé par des open space invivables il rêve de déployer son énergie vitale... Ceci explique le succès des livres de Sylvain Tesson, mais aussi le développement des stages de survie et les randonnées extrêmes, tout comme le succès du dernier film de Jean-Michel Bertrand « Marche avec les Loups » : une ode à la patience et la lenteur, tout ce que la société de consommation exècre. Défendre le loup, ce grand prédateur, avec sa souplesse, son intelligence animale, sa violence, est une échappatoire à la modernité. Dans l’histoire le loup a toujours préféré disparaître que de se soumettre à l’homme. Le loup c’est l’animal que nous rêvons d’être, alors que nous sommes trop souvent des moutons que certains rêvent de programmer.

Et puis de l’autre côté, il y a les éleveurs...

Antoine Nochy : Dans le milieu agricole, avant de se poser de la question du loup, il faut d’abord parler des éleveurs. Ici, l’amour est rarement dans le pré. Le Parisien vient de faire la Une d’un de ses articles sur les verbatim de l’un d’entre eux : « Avant on était admirés, aujourd’hui on se fait insulter ». Socialement c’est un métier difficile à assumer, les éleveurs sont subventionnés. Il faut le répéter, les traités de libre échange et la pression de la grande distribution sont catastrophiques pour les petits éleveurs. En plus, c’est un métier éprouvant. Un vêlage, quand cela se passe mal, est une épreuve physique. Il n’y a pas de vacances, il faut être là 365 jours par an. Pour terminer, beaucoup d’éleveurs vivent seuls. Conséquence connue : un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. L’arrivée du loup peut être la goutte qui fait déborder leur vase, leur casserole. Euthanasier des moutons pris dans les barbelés dont les gigots ont été mangés jusqu’à l’os est très violent. Ils n’ont pas choisi ce métier pour ça et la plupart n’ont pas envie non plus de tuer des loups. Ce n’est pas leur métier. C’est ce qui rend compliquée la cohabitation.

Bertrand Sicard : C’est sûr, les citadins ont du mal à imaginer que les agriculteurs aiment leurs bêtes, et Antoine a raison : la plupart des éleveurs refusent de s’armer. Mais attention le métier de paysan-éleveur n’a jamais été un métier de bisounours. Rappelons quand même que 5% du cheptel ovin disparaît chaque année par maladie, accident, attaque de chien divagant, vol, etc. A Ferus, mon association, nous prônons une cohabitation apaisée qui passe par un réapprentissage de la culture de protection. Cette protection s’appuie sur le fameux triptyque, berger, chien de protection, parc de contention de nuit. Quand il est correctement mis en œuvre, il est très efficace.

Antoine Nochy : Je connais des éleveurs qui sont vraiment traumatisés par ces attaques. Il en y a qui mettent la clé sous la porte. Certains sont au bord du suicide. A chaque fois qu’un troupeau est attaqué, c’est souvent la même histoire. Les paysans appellent l’ONCSF. Malgré la conscience professionnelle et l’engagement des fonctionnaires, le temps administratif et les moyens ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. En cinq attaques les producteurs de fromage mettent la clé sous la porte. Les procédures d’indemnisation sont trop longues, fastidieuses et le nouveau plan loup complexifie les choses. Ces tâches administratives viennent s’additionner à d’autres. On ne devient pas éleveur pour remplir des formulaires. Et à chaque fois ce sont les petits agriculteurs qui trinquent, ceux qui ne pratiquent pas le hors sol, ceux qui mettent leurs animaux dans les champs, les producteurs de l’agriculture de qualité, et ça c’est une catastrophe.

Bertrand Sicard : Etre pour le loup ce n’est pas être contre les éleveurs. Loin de nous l’idée de négliger la détresse des éleveurs. Les éleveurs doivent s’adapter à cette nouvelle donne qui est une chance inespérée pour la France. Ils doivent être fiers de participer au retour de la biodiversité si nécessaire dans notre société de plus en plus aseptisée. Beaucoup d’éleveurs sont déjà équipés et réussissent très bien dans leur mission de protection, mais ceux-là on n’en parle jamais. C’est le même phénomène partout, les plus véhéments sont ceux que l’on entend le plus. Un « bon client » des médias c’est un homme qui se plaint. On ne parle pas des trains qui arrivent à l’heure.

Dans le programme « Pastoraloup » des bénévoles de notre association surveillent de jour comme de nuit les troupeaux et aident à l’implantation de parcs de contention. Les éleveurs en sont généralement très contents. Il faudrait le développer, mais nous manquons de moyens et les syndicats agricoles font barrage.

Antoine Nochy : L’enfer est pavé de bonnes intentions, il faut faire attention. Les éleveurs qui pratiquent la transhumance ou l’élevage en plein champ ne veulent pas du hors-sol. Ils élèvent leur troupeau dehors par choix, ils sont heureux de voir leurs brebis brouter. Ils savent que les loups vont les contraindre à parquer leurs animaux, c’est ce qu’on les invite à faire aujourd’hui. Ils savent que c’est un pas de plus vers une industrialisation de l’élevage qu’ils refusent avec raison.

Vous avez dit que c’est un problème que les éleveurs ne veulent pas tuer les loups, pourquoi ?

Antoine Nochy : Le vivant ce n’est pas comme la machine, le vivant s’adapte, si on laisse le loup tuer des moutons et des vaches, c’est une mauvaise direction comportementale. Un loup qui a pris du plomb dans les fesses ne revient pas et informe ses congénères. Il y a suffisamment de gibier dans la nature pour les gros prédateurs. Dans les campagnes du XIXe siècle, il n’y avait pratiquement plus de gibier, aujourd’hui il y a trop de sangliers, trop de chevreuils… Je pense que c’est une solution bien plus intelligente que l’éradication de 17 ou 19 % de la population des loups comme on le propose aujourd’hui. Les éleveurs intelligents en sont conscients, il va falloir cohabiter avec le loup, on n’a pas le choix, autant que cela nous rende plus intelligents."

 

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