Les autorités françaises, qui avaient décidé il y a plusieurs années de ne plus stocker ce type de masques, n'ont passé commande que fin février. Trop tard, dénoncent les médecins, qui seraient en première ligne dans la lutte contre une éventuelle épidémie.
L’Etat est-il responsable du manque de masques FFP2 dont doivent s’équiper les personnels soignants pour se protéger d’éventuelles contaminations par des patients ? Face à la pénurie, qui frappe surtout les médecins de ville, le ministre de la Santé, Olivier Véran, a annoncé le 23 février la commande de plusieurs dizaines de millions de ces masques. Une réunion a eu lieu jeudi avec plusieurs fabricants. Ces derniers ont répondu à l’appel d’offres, le marché n’est encore qu’en cours d’analyse. Et les masques ne sont annoncés que pour dans trois ou quatre semaines. Preuve que le sujet est brûlant, Emmanuel Macron a annoncé ce mardi la réquisition de «tous les stocks et la production de masques de protection», ajoutant : «Nous les distribuerons aux professionnels de santé et aux Français atteints par le coronavirus.»
Mais encore faut-il qu’il y ait des stocks. Depuis une semaine, de nombreux articles de presse locale font état de l’inquiétude des soignants, qui se mue en reproches. Dans le Télégramme, un médecin déplore ainsi un «retard à l’allumage» des autorités : «Nous sommes allés chercher des masques dans les magasins de bricolage, le seul endroit où il en reste ! J’ai trouvé des masques pour la peinture. Je suis en colère, d’autant que, dans mon cabinet, on a reçu un patient [potentiellement atteint] par le coronavirus. Quand je vois quelqu’un qui tousse dans ma salle d’attente, je sors pour moi un masque de bricolage pour me protéger des postillons, mais je n’ai rien pour le patient. Et après on va nous mettre en quarantaine si on trouve un patient suspect ? L’ARS dit tout mettre en œuvre pour améliorer la situation dans les meilleurs délais, sauf qu’ils ont un mois de retard.»
«C’est du bricolage»
Dix millions de masques ont bien été déstockés et seront distribués cette semaine aux médecins via le réseau des pharmacies, mais il ne s’agit que de masques chirurgicaux, des masques anti-projections que les malades ou possibles malades doivent porter pour ne pas contaminer leur entourage. «Ce n’est pas notre besoin. Ce dont nous avons besoin, c’est de FFP2», déplore Jean Paul Ortiz, président de la Confédération des syndicats médicaux français, qui craint pour la suite, évoquant un «déficit d’anticipation par rapport à la situation épidémique redoutée». «En cas d’épidémie, seuls les malades les plus graves seront hospitalisés, les autres patients resteront à la maison. Il faudra les soigner à domicile. Et les médecins seront alors en première ligne. Mais avec quelles protections ?» Même son de cloche du côté du Syndicat des jeunes médecins, qui s’étonne aussi du retard pris. «Les recommandations, dès janvier, nous indiquaient les protections nécessaires : les masques FFP2, mais aussi les lunettes, des blouses. Mais aucune précision n’a été donnée sur la manière dont nous pouvions nous procurer ces équipements.»
Lors d’une conférence téléphonique avec des représentants des personnels de santé, hier, Jerôme Salomon, le directeur général de la santé, s’est voulu rassurant, selon un participant : «la double protection suffit», aurait-il déclaré. A savoir un masque chirurgical pour le patient, et un pour le médecin. «C’est du bricolage, tranche Jean-Paul Ortiz, qui en veut pour preuve ce qui avait été fait lors de l’épisode du H1N1. Les médecins avaient reçu dans leur cabinet des masques FFP2 et des lunettes dans des kits.» Ironie de l’histoire, ces dernières semaines, certains médecins, faute de pouvoir se procurer des masques, sont allés piocher dans ces vieux stocks de FFP2 distribués il y a plus de dix ans, bien que périmés depuis de longues années.
Si l’Etat n’a pas distribué de masques de type FFP2 dans le cadre de la prévention du Covid-19, c’est qu’il n’y en a plus dans les stocks de la réserve stratégique L’Etat a en effet décidé il y a une dizaine d’années de ne plus conserver ce type de matériel. Ce qu’explique un rapport sénatorial de 2015 : «Une nouvelle doctrine du SGDSN [le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, ndlr] a d’ores et déjà établi que le stock national géré par l’Eprus [l’Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires] concernerait désormais uniquement les masques de protection chirurgicaux à l’attention des personnes malades et de leurs contacts, tandis que la constitution de stocks de masques de protection des personnels de santé (notamment les masques FFP2 pour certains actes à risques) était désormais à la charge des employeurs.» Le même rapport raconte ainsi qu’il a été décidé après 2010 «de ne pas renouveler certains stocks arrivant à péremption, par exemple», les autorités se justifiant par «la plus grande disponibilité de certains produits et de leur commercialisation en officine de ville ou du transfert de la responsabilité de constituer certains stocks vers d’autres acteurs (par exemple, les établissements de santé et les établissements médico-sociaux pour les masques de protection FFP2 de leurs personnels)».
Choix stratégiques erratiques
Problème : si les pharmarcies avaient effectivement des masques, les particuliers se sont rués dessus dès les premiers jours. Dès fin janvier, il était très difficile de se procurer les fameux masques protecteurs. Pourquoi, dès lors, avoir attendu la fin février pour envisager une commande de FFP2 ? «La situation évolue de jour en jour», nous a simplement répondu la Direction générale de la santé en fin de semaine dernière. «On peut comprendre que les autorités n’aient pas voulu affoler la population avec des annonces précoces, mais la prise en compte des médecins libéraux dans l’affaire a été tardive», explique Jean-Paul Ortiz. «C’est tard, juge aussi Laurent Suissa, directeur général de Segetex-eif, l’un des principaux producteur français, via sa filiale Valmy. Depuis janvier, nos carnets de commandes se remplissent, pour des semaines, voire des mois. C’est dur de trouver de la place pour de nouvelles commandes.» Ironie de l’histoire, un des gros fabricants français est largement occupé par la fabrication de masques pour le NHS (National Health Service) britannique, qui a passé commande avant les autorités françaises. «Ça fait six semaines qu'on dit aux autorités qu’il va y avoir un problème», assure Nicolas Brillat, directeur de l’exploitation de Valmy.
Ce retard à l’allumage est d’autant plus préjudiciable qu’il s’inscrit dans un marché international très tendu du fait du risque de pandémie mondiale. «La région de Wuhan, épicentre de la contagion, est aussi la région de la production des masques de protection. Les sites sont à l’arrêt», explique Laurent Suissa. Les autorités françaises ont décidé de se tourner notamment vers les producteurs français. Mais des choix stratégiques erratiques des dernières années ne facilitent pas les choses.
En 2005, dans le cadre du plan de prévention de la pandémie de grippe aviaire, décision avait été prise de créer une filière hexagonale, mobilisable plus facilement en cas de crise sanitaire. Cinq entreprises françaises avaient été retenues par le ministère de la Santé pour fabriquer des masques respiratoires. Parmi elle, l’industriel Thuasne, qui avait même inauguré un nouvel atelier dédié aux masques sur son site à Heyrieux (Isère). Mais le choix, après 2010, de ne plus renouveler les stocks a mis un coup d’arrêt à la production, obligeant dans certains cas l’arrêt complet des machines. «Nous voudrions participer à la relance de cette production en France, mais nous avons depuis revendu les machines qui n’étaient plus utilisées», a expliqué aux Echos Laurent Martinet, le directeur des opérations de Thuasne. «Les entreprises n’ont plus été alimentées en commandes, et celles qui ont continué n’ont pu conserver les niveaux d’effectifs. C’est forcément plus difficile de se relancer ou de monter en cadence aujourd’hui», abonde Laurent Suissa, dont l’entreprise Segetex-eif, a racheté le producteur Valmy au bord de la faillite en 2017. D’autres acteurs le disent de façon moins diplomate. «C’est formidable qu’ils se rappellent qu’on existe. Quand il faut laisser crever les sociétés on peut compter sur eux, aujourd’hui ils sont bien contents qu’on soit là.»