D'une tristesse infinie.
- Par Thierry LEDRU
- Le 09/09/2011
- 3 commentaires
Quatre jours de classe, vingt-deux élèves de CM2.
Quatre jours à leur parler.
Je fais mon programme scolaire mais là n'est pas l'important, loin de là.
Des enfants déjà "fatigués" par l'école, des enfants qu'il faut déjà tenter de ranimer. Alors qu'ils n'ont que dix ans. L'école n'est qu'un lieu de rencontres, un endroit où il est parfois possible de jouer, quelques instants de récréation entrecoupés de longues périodes d'apprentissages forcés.
Terriblement désespérant.
Apprendre n'est déjà plus qu'une corvée, nullement un espace de découvertes pour soi, l'opportunité d'éprouver ses capacités.
Il faut donc déjà que je les inonde de mille histoires. Essayer de capter leur imaginaire et leur attention, de faire briller leurs pupilles, une dépense d'énergie colossale, qu'on n'imagine pas, un défi constant.
Je ne mets nullement mes collègues en cause. Ils subissent la même pression que moi. C'est le système qu'il faut revoir, c'est l'intention qu'il faut redéfinir, le sens de tout ça.
Effrayant également de les entendre parler de l'existence.
La plupart des garçons veulent être joueur de foot professionnel, non pas pour la passion du jeu mais pour gagner des fortunes.
les filles veulent être princesse et se marier avec un prince anglais.
J'exagère à peine.
Toute discussion aboutit inévitablement à une notion d'argent.
Si je leur parle d'Alfred Wegener et de sa découverte de la théorie des plaques tectoniques, de cette passion incommensurable pour la connaissance, une curiosité scientifique comme un élan de vie, ils me demandent s'il est devenu riche...
Si je leur parle de Maud Fontenoy, ils me demandent si elle a gagné beauoup d'argent en traversant l'Atlantique à la rame.
J'exagère à peine.
Si je leur parle du film "Himalaya, l'enfance d'un chef", je les entends parler de "Cowboys et envahisseurs".
Si je leur passe la musique de John Surman, je les entends parler de Mickael Jackson ou de Ryhanna.
Si je leur parle de la Mongolie, je les entends parler de Monte Carlo.
Si je leur parle de la nature et des marches en montagne, je les entends parler de shopping.
Non, non, j'exagère à peine.
J'ai entendu en quatre jours un condensé effroyable de leur image de l'existence, la puissance des formatages, des conditonnements, des imbrications en eux de cette société obsédée par le culte de l'argent et l'angoisse de la pauvreté, les difficultés financières. J'imagine aisément la situation des familles, il n'y a rien de facile pour aucune d'entre elle certainement et ces enfants participent et entendent tout cela, ils en sont submergés, ils finissent par se construire des schémas de pensées extrêmement limités, des horizons terriblement étroits.
L'école n'est d'ailleurs pour eux qu'un moyen d'avoir un métier et de "gagner sa vie". Je déteste cette expression. "Gagner sa vie. " On a déjà gagné puisque la vie est en nous et on n'a même pas eu l'obligation de participer à quoique ce soit, de se battre pour quoique ce soit. C'est elle qui a décidé d'être là. Et nous, il faudrait qu'on la "gagne" jusqu'à en perdre le goût.C'est absurde, totalement fou.
"Essaie de faire ton devoir et tu sauras ce que tu vaux. Mais qu'est-ce que ton devoir ? Ce qu'exige l'heure présente."
Goethe.
La citation du jour.
Leur apprendre à n'avoir aucune intention dans le travail. La récompense est déjà contenue dans le travail lui-même. La possibilité d'éprouver ses forces, sa détermination, son intelligence, son raisonnement, sa lucidité, sa curiosité, sa persévérance...Le résultat n'a que peu d'importance tant que tout cela a été éprouvé et qu'on en a une image claire et durable afin de pouvoir renforcer encore la puissance de ce don personnel la fois suivante.
Le travail n'est pas une image de ce qu'ils doivent faire mais de ce qu'ils peuvent apprendre à être.
Leur apprendre à être totalement impliqués dans leurs actes, à filtrer les pensées intrusives, à exploiter un potentiel encore inconnu. Sans jamais les laisser croire que ce potentiel leur ouvrira autre chose que le bonheur simple et inépuisable de la connaissance. Sans autre intention.
Je sais que je vais devoir dépenser une immense énergie.
Commentaires
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- 1. Lajotte Fançoise Le 15/09/2011
J'ai fait des observations en classe. Surtout CP et CE1. Et bien, déjà à ce stade, pour un grand nombre, ce qui apparaît c'est la sensation de corvée, même quand l'enseignant fait tout ce qu'il peut pour titiller la curiosité, l'imagination etc... Même à l'oral, certains n'accrochent pas... Ca demande l'effort de réfléchir, de chercher, de se faire comprendre... Trop fatiguant. A cet âge, je doute que ce soit l'école qui les ait dégoûtés ou engourdis à ce point. Le goût de l'effort disparaît, car l'on ne perçoit plus en lui qu'une contrainte,une brimade, alors qu'il est source de découverte de sa richesse intérieure mais, celle-ci ne compte plus, ou rarement. Ce sont plein de petits porte-monnaie qui s'assoient dans les classes et, comme tu le dis Thierry, c'est très tiste. En tant que maître G, je rame avec ça, comme vous. -
- 2. Thierry Le 10/09/2011
Et oui, Max, nous sommes devenus des contremaîtres d'usine et nous ne parvenons que difficilement à rester des maîtres de vie.
Bon courage à toi. -
- 3. Max Le 10/09/2011
"Je fais mon programme". Moi aussi, Thierry, je fais le mien. L'inspection nous en félicitera en clamant que nous sommes des professeurs responsables. Mais à la vérité, quels corsets imposons-nous aux mouvements et aux esprits ! Et je ne te parle pas du "livret de compétences" - la vache, le titre qui foudroie ! - à deux cents items par page, bouquet final... On n'éveille pas des enfants. Non, certains jours j'ai plutôt l'impression de contrôler une sortie de chaîne de Ford Model T...
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