A COEUR OUVERT : Désapprendre à regarder
- Par Thierry LEDRU
- Le 09/10/2012
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« Je pense que l’amour réel pour une personne contient le même amour que pour cette terre, la nature épargnée. Lorsque je montais seul sur une colline, j’éprouvais une telle paix, une telle sérénité, un silence intérieur aussi vaste que celui de l’altitude. J’aurais aimé monter à quatre mille mètres. Aujourd’hui, je comprends les alpinistes. Et bien, je ressens la même paix avec toi. Comme un détachement, une absence de trouble, une ouverture spirituelle, le saisissement de l’instant, rien, aucune pensée, aucune inquiétude, aucun remord, aucune attente. Comme lorsque je suis assis ici. La même paix. L’amour. Peut-être que les gens ne savent plus aimer parce qu’ils sont loin de la terre. Juste une supposition. L’euphorie des villes, l’agitation, le bruit, le commerce des désirs, la multiplication des manques inventés, même les relations amoureuses sont à l’image de ce chaos. Une surenchère permanente. Cette impression qui ne me quitte plus qu’on ne peut aimer que dans l’abandon de tout, jusqu’au vide, jusqu’à cette absence de soi, se laisser envahir par l’inertie. C’est sûr que ça va à l’opposé de ce monde moderne. Pas assez rentable. Rien à vendre, la perte des consommateurs, un cauchemar. »
Il s’aperçut qu’il parlait en fixant un point lointain, un mont arrondi qui se découpait sur le ciel, comme des paroles lancées dans l’azur.
« Saint-Exupéry disait que les gens qui s’aiment ne passent pas leur temps à se regarder. Ils regardent le même horizon.
-Et bien, je suis d’accord avec lui puisque tu es dans cet horizon. Puisque l’amour que je porte à cette terre est le même que celui que j’ai pour toi. Je te regarde en contemplant ce monde.
-Et tu oses dire que tu ne sais pas parler ? »
Un rire bref, presque gêné.
« D’où ça vient tout ça ? demanda-t-il.
-Et à quoi ça te servirait de le savoir ? Ce qui importe, c’est que ça soit là.
-Oui, c’est vrai Diane, mais c’est tout de même effrayant de réaliser qu’on peut passer à côté de soi à ce point. J’ai cinquante-trois ans.
-Cinquante-trois ans d’apprentissage tout simplement.
-Tu veux dire que tout était déjà là ? Qu’il fallait que la croissance se termine ?
-Elle n’est pas terminée.
-Et pourquoi est-ce que ça passe par une telle rupture, pourquoi les choses ne se font-elles pas en douceur, en toute conscience ?
-Parce qu’il n’y a plus de conscience. Parce que l’ego a pris le dessus. Alors, il faut une révolte.
-Il faut que tu m’expliques ce que tu entends par ego. »
Elle s’allongea, les yeux tournés vers le ciel.
« L’ego, c’est quand tu ne vois plus le ciel. Non pas le voir avec tes yeux, non pas l’identifier avec des noms de nuages mais le voir comme s’il était en toi et comme si tu y étais évanoui, disparu, liquéfié, comme si tu n’étais même pas une particule de vapeur d’eau, rien, le vide immense en toi. Si tu ne peux plus ressentir cette disparition et que tu vois le ciel comme un paysage, alors, c’est que tu es identifié à ton ego, c’est que tu n’existes que pour toi-même et que tout ce que tu vois, tu ne le fais exister que pour valider ton existence. Tu ne regardes pas le ciel, tu te regardes à travers le regard que tu portes au ciel.
-Mais tu ne crois pas que tout le monde voit les choses comme ça Diane ?
-Pas les enfants. Tant qu’ils ne sont pas trop grands. Ceux d’ici en tout cas. Les enfants Kogis ne regardent pas le ciel, ils le vivent. Comme toi maintenant. »
Une idée folle. Aller là-bas. Partir.
« Il faut que tu me passes des livres sur ces Indiens.
-Ce soir, promis.
-Et tes deux autres livres aussi.
-Tu ne vas pas lire toute la soirée et toute la nuit tout de même ? »
Il roula sur le côté et glissa une main sous sa chemise de lin.
« Non, aucun risque, répondit-il. J’aime infiniment vivre en toi. Tout autant que dans le ciel. »
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