Dialogue imaginaire

 

« Vous ne pouvez plus enseigner ou vous ne voulez plus enseigner Mr L ?

-Les deux, Docteur. C’est un burn out moral, physique et idéologique. Depuis quatre ans déjà, je sentais que j’étais au bout, nerveusement, moralement, physiquement, un épuisement complet, l’impression de ne plus parvenir à ressentir le bonheur que j’avais eu jusque-là à vivre avec des enfants et à enseigner. Et puis est venu s’ajouter à cette déliquescence, cette trahison de l’État, cet engagement hiérarchique dans une désintégration du système éducatif.

-C’est peut-être exagéré comme conclusion, vous ne croyez pas ?

-Oui, je sais, Docteur, je suis paranoïaque…Vous n’êtes pas tout seul à le penser.

-Je n’ai pas dit ça, Mr L. Je cherche juste à comprendre.

-Et bien, imaginez qu’une instance dirigeante, l’Ordre des médecins ou l’État lui-même vous impose un cadre professionnel extrêmement perturbant. Imaginez par exemple que votre degré de prescription soit limité par une barrière, un seuil à ne pas dépasser. Vous disposez d’un stock médicamenteux mensuel et c’est à vous de le répartir sur vos patients. Une fois atteint ce seuil financier imposé par votre hiérarchie, vous êtes dans l’obligation de suspendre vos prescriptions. Il vous restera deux solutions : au début de chaque mois, vous prescrivez ce que vos patients ont besoin, sans aucune limitation, parce que vous jugez que le traitement doit être complet pour être efficace mais inévitablement, avant la fin du mois, vous ne pourrez plus rien prescrire à vos patients. Vous aurez atteint le seuil imparti. Ces patients ne seront pas soignés. Soit ils iront voir ailleurs, soit ils reviendront vous voir en début de mois suivant. Mais ils seront donc encore plus atteints et il vous faudra redoubler les prescriptions, ce qui entamera encore plus vite le stock autorisé. Ou alors, vous déciderez en début de période de limiter vos prescriptions pour essayer d’atteindre la fin du mois sans être totalement démuni. Mais vos patients n’auront donc à disposition qu’un traitement parcellaire et il est probable que ça sera insuffisant. Certains rechuteront avec davantage d’ampleur et vous devrez renouveler les traitements ce qui viendra entamer encore une fois le stock disponible. Aucune solution ne sera satisfaisante et vous réaliserez rapidement que vous ne pouvez plus respecter vos idéaux, que vos convictions et votre sens du devoir sont irrémédiablement rognés par ces limitations. Et bien, c’est ce que je vis depuis deux ans.

-Je pense que dans mon cas, cette situation n’est pas envisageable. L’État ne peut pas intervenir de la sorte.

-C’est également ce que je pensais il y a encore deux ans. Il faut croire que nous sommes très naïfs et vous l’êtes donc tout autant que moi. Jusqu’ici l’État vous demande d’être modéré dans vos prescriptions et vous n’envisagez pas qu’un jour il puisse s’agir d’injonctions avec des menaces financières ou autres. Ce que je dis est donc tout à fait réalisable. Rien n’est impossible pour les financiers. Il suffit de trouver le moyen de convaincre la population que c’est pour leur bien. C’est pour ça que les Politiciens existent. Ils sont les porte-parole des Financiers. C’est tout.

-Vous considérez donc qu’il n’est plus possible d’enseigner aujourd’hui.  

-Non, absolument pas. Puisqu’il reste encore des milliers d’enseignants dans les classes. Mais c’est la qualité de l’enseignement qu’il n’est plus possible de préserver. Si l’État venait restreindre vos prescriptions de façon drastique, jusqu’à vous menacer de sanctions diverses et avec un contrôle coercitif très puissant, vous continueriez de pratiquer mais en sachant que vous ne respectez plus vos idéaux. Beaucoup d’enseignants vivent aujourd’hui avec ce dilemme constant, cette torture idéologique. Pour ceux et celles qui ont une idéologie, bien entendu. Je ne parle donc pas des fonctionnaires-enseignants mais uniquement des Enseignants. Vous voyez la différence ?

-Oui, j’imagine assez bien. Entre l’apathie et la passion.

-Voilà, c’est ça. On peut dire aussi entre la soumission et la désobéissance. Mais cette lutte idéologique génère une pression énorme et elle vient s’ajouter aux difficultés inhérentes du métier, comme un poison quotidien. Vous voyez tous les jours les insuffisances chroniques de votre pratique, non pas parce que vous n’êtes pas compétents mais parce que vous êtes considérablement bridé, enfermé, limité, contraint. Jour après jour, ces insuffisances, ces manques, ces limites vous renvoient une image négative de vous-même, jusqu’à ressentir une honte, un malaise qui vous ronge. Vos patients subissent, non pas votre incompétence mais votre obéissance. C’est ça que je ne supporte pas. Jusqu’à en tomber malade, jusqu’à ne plus me supporter moi-même.

-Mais vous n’êtes pas responsable de ces injonctions ?

-Je suis responsable de leur application. Toute la problématique est là. Soit je décide de lutter au mieux pour soulager mes élèves comme vous pourriez lutter pour soulager vos patients mais vous voyez bien que dans ce cas-là, jamais, vous ne pourrez appliquer intégralement vos idéaux. Vous ne ferez qu’appliquer des pansements sur une plaie qui continuera à s’infecter sans jamais pouvoir intervenir sur la cause même de cette plaie. Soit je refuse d’obéir. Parce que moralement et physiquement, je n’ai plus la force pour maintenir cette lutte, parce que je n’accepte pas l’idée que j’accueille des enfants dans un contexte qui porte inévitablement atteinte à leur bien-être. Vous comprenez que c’est antinomique, totalement contradictoire. J’ouvre ma classe avec l’idée fondamentale d’œuvrer au développement équilibré et bienveillant de mes élèves en sachant qu’inévitablement, je leur fais du mal, je leur impose un cadre déstructurant. Avec des effets désastreux. Tout comme vos patients qui ne pourraient plus bénéficier d’un traitement adapté et complet. Les plus faibles risquent même de dépérir. Imaginez cette situation Docteur, imaginez que tous les jours, vous soyez amenés à abandonner une partie de vos patients, parce qu’ils sont déjà trop faibles pour lutter contre la maladie qui les touche et que vous ne disposez plus des moyens nécessaires pour les sauver. C’est ce qui se passe aujourd’hui pour des milliers d’enfants. Essayez de ressentir clairement en vous ce que cette situation génère… Qu’est-ce qui se passe en vous ? Comment vous sentez-vous Docteur ? »       

blog

Ajouter un commentaire