Enterrement de dernière classe...

Aujourd'hui, j'ai fabriqué une belle caisse en bois, un cercueil avec des palettes récupérées sur un chantier. Pas la peine d'aller massacrer un arbre pour si peu. 

Dedans, j'y ai mis trente-sept ans de carrière. 

J'ai cloué le couvercle, j'ai mis la caisse sur une brouette et je suis descendu en bas du jardin. 

J'ai fait un trou au pied d'un mélèze, un bel arbre que j'avais ramené du Queyras. 

J'ai descendu la caisse et j'ai rebouché le trou. 

C'est une fois debout devant la terre frâichement retournée que je me suis mis à pleurer. 

Les souvenirs ont déboulé comme une avalanche de printemps, un gros rouleau compresseur, de ceux qui vous broient et font de votre corps une pâte informe. 

Mon premier poste. J'avais dix-neuf ans. Une classe unique dans le fin fond de la Bretagne. Coëtlogon. Douze enfants de la moyenne section au CM2. J'ai tellement aimé ces enfants que j'en ai écrit un roman. "Jusqu'au bout. "

Eh bien, ça y est, je suis allé jusqu'au bout de ce que je pouvais donner. Non pas que je n'aime plus les enfants, loin de moi cette idée mais je ne supporte plus ce que les politiciens ont fait de ce métier. 

Je me souviens que j'avais emmené ces enfants à Camaret, voir l'Océan. On a campé pendant une semaine. Escalade dans les falaises de Pen Hir,  des marches à la journée dans la lande. 

Dans le village, entouré par les bois, les jours de classe, quand il faisait beau, on allait dans notre cabane et je leur lisais "L'appel de la forêt", "L'enfant et la rivière", "L'inconnu sur la Terre"...

Je les ai tellement aimés...Ce bonheur du partage, leurs visages heureux et nos éclats de rire. 

Les journées en classe, il y avait une table immense au fond de la salle, une oeuvre d'art, un plateau arrondi avec un banc en cercle qui faisait le tour. On pouvait tous s'y asseoir. En hiver, on se chauffait avec un poêle à bois. Les enfants venaient à pied à l'école, ils passaient à travers champs. On avait tous des chaussons aux pieds dans la classe. J'avais mis des chutes de moquette au sol et on s'allongeait pour écouter de la musique. Les plus grands s'occupaient des plus jeunes et je répondais simplement à leurs demandes. On apprenait tous ensemble.

J'ai sûrement mal fait mon travail de classe, j'étais seul et sans aucune connaissance pédagogique...J'ai fait ce que je pouvais...

David, Léo, Olivier, Héléna, Gwenaëlle, Fabrice, ... Aujourd'hui, ils ont entre 35 et 42 ans...

Et puis, il y a eu Laniscat, Hanvec, Pont de Buis, Merdrignac, Loudéac, Landerneau, Landéda, Sizun, Huelgoat, du Finistère aux Côtes d'Armor...Et puis la haute Savoie, l'Isère, la Savoie....Dix-sept déménagements en trente-deux ans. Plus d'un millier d'enfants. Dix ans de remplacements.

Tellement d'enfants, tellement de visages...

Archanmaël...Un garçon à Hanvec. Au CE2. Un jour, je le vois lire dans la cour de l'école. Je m'approche et je regarde la couverture : "La peste" Camus...

On discute un peu et il me dit : "En fait, il parle de la guerre..."

J'ai connu des enfants apathiques, passionnés, éteints, énergiques, rebelles, des enfants adorables, des enfants intenables, curieux, vifs, plein d'humour ou totalement hermétiques, des enfants voleurs, charmeurs, querelleurs, menteurs, des enfants fragiles, inquiets, des enfants détruits, des enfants inconsolables,  des enfants cancéreux, des enfants cardiaques... Jamais, je n'en ai laissé un seul sur le côté. Jamais. Je me suis sûrement trompé parfois, j'ai sûrement fait du mal, il y a inévitablement des situations où je n'ai pas agi comme il fallait. Mais jamais, je n'ai cherché à les soumettre ou à les blesser. 

François est mort renversé à la descente du car, devant ses camarades. 

Alexandre est mort avant de recevoir une greffe de coeur.

Lison est morte d'un cancer.

Un jour, il y avait dans la classe une place vide et nous pleurions. Tous ensemble. 

J'ai donné tout ce que je portais. Tout mon amour et mes insuffisances. Mais avec une foi constante en eux. Je ne les ai jamais jugés, je ne les ai jamais condamnés. J'ai eu des moments de colère. Jamais contre eux mais contre ce qu'ils pouvaient avoir fait. 

J'ai eu des moments de colère contre moi. Je n'en ai plus. J'ai fini par accepter mes faiblesses et c'est parce que je les ai acceptées que j'ai pu enfin les comprendre. 

Et maintenant, je suis debout devant le trou rebouché. 

Et je pleure cette vie finie. 

À tous et toutes.

Sachez que je vous ai aimés. 

 

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