Erri de Lucca : "Impossible"
- Par Thierry LEDRU
- Le 02/09/2020
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Extrait :
Je vais en montagne parce que c’est là-haut qu’est arrivé le bord de la terre. Sa frontière avec le ciel et l’univers se trouve là-haut, et alors en grimpant je peux aller jusqu’au point où il n’y a plus rien à escalader. Je suis la terre jusqu’à l’endroit où elle s’est élevée et continue encore à s’élever. Car les montagnes grandissent.
J’y vais par admiration pour les forces qui dépensent leur énergie démesurée là-haut. Cette année, j’ai traversé des avalanches qui ont effacé des routes, des forêts abattues par le vent, des versants tombés au fond de la vallée. Et, au milieu de ces effondrements, la vie animale existe et se reproduit. (Impossible, page 28)
"
Avec Impossible, Erri de Luca dessine un personnage qui compte avec lui-même de nombreux points communs. Dans un dialogue entre un juge d'instruction et un homme soupçonné de meurtre et placé en garde à vue après la mort accidentelle d'un autre en montagne, l'auteur de Montedidio met en scène tous les grands thèmes qui lui sont chers : la justice, la liberté, le combat politique, la trahison, l'amour et la montagne... Tout ça dans une forme quasi platonicienne.
L'histoire : ce jour-là, il s'est levé tôt, répète l'homme. Il raconte comment il a décidé d'aller escalader une montagne, comme il le fait souvent, en choisissant "des endroits difficiles, pour me sentir à l'écart du monde", précise-t-il. "Ce jour-là, j'ai choisi la vire du Banddiarac, en Val Badia. C'est un endroit escarpé et dangereux", poursuit-il posément. Sur le sentier, il a aperçu un autre marcheur qui grimpait devant lui, et l'a laissé partir devant, sans presser le pas. Deux heures plus tard, il a revu l'homme, qui se hâtait, pendant que lui-même poursuivait son ascension à son rythme, sans s'en préoccuper. "Le passage sur cette vire exige de la concentration, de regarder fixement par terre, un pas après l'autre", explique-t-il.
Un peu plus tard, il a dû stopper son ascension à cause d'un éboulement, et d'une crevasse. C'est à ce moment-là qu'il a vu "quelque chose au fond", "des vêtements au milieu des rochers". Il a alors appelé le 112, et attendu l'arrivée des secours. "Ensuite je suis revenu sur mes pas. Et maintenant, depuis quelques jours, je répète cette journée pour la troisième fois"…
Tête à tête
Les pages de ce nouveau roman d'Erri de Luca sont en forme de procès-verbal. Questions/réponses, typographie de machine à écrire. Nous sommes dans l'intimité d'une garde à vue. Quand nous entrons dans l'échange, l'interrogatoire est largement engagé. L'homme a déjà livré sa version des faits plusieurs fois. Mais le juge insiste, tente de confondre le prévenu, repose encore et encore les mêmes questions.
Comment s'est déroulée sa journée le jour de l'accident ? Que faisait-il dans la montagne juste derrière celui qui a péri ? L'homme avait-il revu la victime, qu'il connaissait, puisqu'ils faisaient partie tous les deux dans leur jeunesse du groupuscule révolutionnaire ? A-t-il poussé dans le gouffre ce "traître", ce presque frère qui livra autrefois tous ses camarades à la police en échange de la liberté? La présence des deux hommes ce jour-là au même moment au même endroit est-elle le fruit du hasard, une coïncidence ? C'est "impossible", le juge en est convaincu.
"Le point du terrain le plus éloigné du joueur adverse"
L'interrogatoire prend très vite une tournure inhabituelle. Un dialogue s'installe. D'un côté, un homme d'un certain âge, sa riche vie pour l'essentiel derrière lui, faite de combats collectifs et de quêtes intérieures, un homme bien campé, que les nuits en prison et l'acharnement du juge n'effraient pas. En face de lui un magistrat, la moitié de son âge, qui cherche à confondre son interlocuteur, mais qui bientôt le questionne comme un disciple, cherchant à éclairer une vérité bien au-delà des faits.
La salle d'interrogatoire se transforme en agora, ou dans une joute verbale les deux protagonistes débattent de toutes sortes de questions, chères à l'écrivain italien : l'engagement politique, la justice, la liberté, de l'amitié, la montagne, la nature, sa puissance et ce qu'elle exige de nous. Erri de Luca nous offre également de très belles pages, et c'est plus inattendu, sur le tennis, comme une allégorie du dialogue.
Pourquoi j’aime le tennis : je me le suis demandé. Pour la géométrie plane des trajectoires qui cherchent le point du terrain le plus éloigné du joueur adverse. La raquette utilisée comme une massue et comme une caresse. Le bruit des coups qui varie du claquement de doigts au bruissement d’une poignée de main. Le rebond de la balle fait le bruit de la goutte perdue par le robinet."Impossible", page 101
"Ammoremio"
Ce dialogue en accueille un autre. A sens unique celui-là : des lettres adressées à la femme aimée, qu'il appelle "ammoremio", écrites depuis la prison, dont la typographie en italiques et le style moelleux jouent en contraste avec l'aridité de l'interrogatoire. D'un côté la raison, le maniement des idées, des concepts régissant une conduite de vie, l'ascèse de la montagne et aussi un certain constat de jours qui filent et des combats qui s'étiolent dans un monde qui change. De l'autre l'amour, qui prend ici la forme d'un compagnonnage, d'un partage joyeux et apaisé, se déployant dans un festin de nourritures terrestres.
De cette forme dialoguée surgit non pas "la" vérité, mais une vérité, celle d'un homme engagé et d'un écrivain, qui nous offre une lecture de l'histoire de la fin du XXe siècle, de ses idéologies défendues dans la radicalité, d'une certaine idée de l'engagement dans les luttes collectives, au monde d'aujourd'hui, où elles ont presque totalement disparu. Une vaste histoire qui fait échos à celle de l'homme, de sa jeunesse intransigeante et révolutionnaire, à la maturité apaisée, mais toujours convaincue. Un roman magistral.
Impossible, d'Erri de Luca, traduit de l'Italien par Daniele Valin (Gallimard – 176 pages – 16,50 €)
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