Goutte d'eau (fin)
- Par Thierry LEDRU
- Le 05/10/2013
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J’ai été bue, une nouvelle fois. Un humain.
C’est certainement ce que j’ai vécu de plus troublant. Il portait des mémoires cellulaires et ne le savait pas. J’ai compris tous les mots. Mais ce chaos intérieur m’a glacée d’effroi, cette alternance constante entre les élans euphoriques et les détresses insoumises, des pensées manipulatrices et des projets innommables, des tremplins amoureux et des trahisons infâmes. Un chaos intérieur qui relevait de la folie, aucune ligne d’horizon en dehors d’un intérêt froid et calculateur, des plaintes répétées contre les tourments imprévus sans aucun regard scrutateur, sans aucune lucidité quant aux responsabilités à comprendre. Juste une errance. Une horreur. Et des biens clinquants pour apaiser les douleurs. Il se glorifiait de ses possessions et craignait constamment de les perdre. Une misère existentielle dont je dus me protéger, comme une contamination redoutable. J’ai compris dans les émotions perçues que ces humains ne connaissaient rien de leur monde intérieur, qu’ils en subissaient les effets sans jamais parvenir à remonter à la source, sans jamais comprendre qu’ils étaient eux-mêmes les instigateurs du drame.
J’ai prié pour échapper à ce calvaire. Cette perdition auréolée de croyances, je n’aurais jamais pu en imaginer le désastre.
Il m’a pissée.
Contre une haie d’acacias, au bord d’une route, « une envie pressante » avait-il dit à sa compagne. Une soirée entre amis d’après ce que j’ai compris. Des alcools qui m’avaient souillée jusqu’à l’outrage. Des discussions étranges, des emportements pour un jeu qui consistait à courir après un objet rond, un ballon, je crois bien, avec des hommes reconnaissables à leurs maillots, des cris, des sursauts et « des tournées générales.»
Il m’a pissée et j’ai eu la chance de trouver une faille dans la terre meuble. J’ai rêvé aussitôt des noirceurs océaniques.
J’ai vu passer les saisons, pris dans le gel de la terre ou brûlée par les rayons solaires, j’ai cherché les ombres qui me sauveraient d’une nouvelle évaporation, je n’aurais pas supporté un nouveau cycle, l’expérience humaine était au-delà de mes forces et j’admirais quelques compagnes endurcies, des expérimentatrices insatiables, des esprits indestructibles. Je n’avais pas leur résistance.
J’ai imploré les cieux de m’oublier, j’ai béni les failles des roches, embrassé les boues épaisses des chemins sombres, j’ai craint par-dessus tout les allées lumineuses, les espaces nus, les étendues artificielles, j’ai maudit les villes et j’ai craché les poisons, moi qui avais vécu cent mille ans dans l’espérance d’un envol salutaire, je récitais des prières de tombes, je rêvais de ténèbres, je cherchais au plus profond de mes atomes la saveur lointaine de la paix abyssale.
C’est un égout qui m’a rejetée dans le corps de ma mère.
J’ai bu le calice jusqu’à la lie, j’ai souffert le martyre, jusqu’à vouloir mourir, j’ai envié parfois les gouttes noires qui avaient perdu toute vie.
Dans le corps de ma mère flottaient des étrons, des plastiques et des huiles de vidange, des acides de frigo et des eaux irradiées, j’ai entendu parler d’une usine nucléaire au bout du monde, elle dégueulait jours et nuits des laves mortelles et les humains couraient après des ballons. J’ai croisé des sœurs de misère, elles avaient été contaminées et mouraient lentement, implorant qu’on les achève.
J’ai maudit les hommes et j’ai rêvé de leur fin.
J’ai plongé furieusement sans aucun remords, sans aucun doute, sans aucun autre désir que de m’enfuir.
Plus jamais ça.
La lumière des surfaces est un tombeau et les humains sont des papillons de nuit percutant follement les lampadaires qu’ils entretiennent.
Je n’aimerais jusqu’à la fin des temps que les noirceurs opaques. C’est là que se trouve la lumière intérieure.
Dans les courants les plus profonds, j’ai entendu des paroles inconnues. Des récits d’exploratrices, des témoignages sans appel, des souffrances endurées qu’il fallait partager. Cent mille ans à m’interdire de les entendre. Maintenant, je savais. Et j’avais honte d’avoir été si stupide et influençable. Courir après des illuminations sans comprendre qu’il s‘agissait d’un aveuglement. J’adorais les récits d’aventures et je rêvais d’explorations.
Mais j’ignorais tout de moi-même et de cette superbe prétention à se croire infaillible.
J’ai compris enfin les intentions des Grands Sages. Puisque je n’entendais rien, je devais connaître les affres les plus impitoyables pour taire en moi les pensées mensongères, briser les certitudes et les espoirs d’ascension.
J’étais une goutte d’eau. Il n’en reste qu’un souvenir. Aussi transparent que ma structure. Aussi fragile que cette enveloppe polluée, agressée, envahie, asphyxiée. Tout cela n’était rien qu’un support dérisoire qu’il convenait de déchirer.
Pour lire le message.
Je n’étais rien de ce que je croyais être. J’étais bien plus lorsqu’il ne resta plus rien.
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