Hommage

                     HOMMAGE

 

J’ai vécu une belle scolarité à l’école primaire. Monsieur Leroux, Monsieur Navellou puis Monsieur Quéré. Trois hommes les trois dernières années. Trois hommes que je respectais, que j’aimais. Trois hommes qui étaient bienveillants et rigoureux.

Et puis, je suis entré en 6ème. Un désastre. J'ai redoublé ma 5ème au collège. Mes parents, consternés par cet effondrement, m'ont changé d'établissement. Et j'ai rencontré Monsieur Pichon. Professeur de français. Et d'élève déprimé, dégoûté, massacré, humilié, je suis devenu en un an un élève enthousiaste. Mon potentiel intellectuel était pourtant le même. Personne ne m'avait greffé de neurones supplémentaires. La seule différence, c'est que cet homme aimait ses élèves. Et que j'étais heureux avec lui, jusqu'à en oublier les autres professeurs, ceux qui continuaient à ne voir en moi qu'un rêveur paresseux, un poète boutonneux et asthmatique. J’ai aimé cet homme, comme un père spirituel.

J'étais entré dans le champ d'influences d'un professeur aimant, respectueux, attentif, calme, patient, et c'était l'ouverture de l'antre sombre de mon potentiel intellectuel. En seconde, en première et en terminale, il y a eu un autre professeur de français, Monsieur Ollier. Et puis Madame Sotirakis, professeure de philosophie. Il a suffi de trois professeurs pour que je ne sombre pas.

Je n'oublierai jamais leurs visages, ni même leurs voix. Je les bénis. Je les honore. Je pense à eux souvent et je les remercie. Infiniment.

 

 

          

 

LE SENS DU SACRÉ

 J’avais onze ans. Je vivais en Bretagne. Mes parents avaient fait construire une maison près des bois. Avec mon vélo, il me fallait vingt minutes pour arriver à la plage. Mon vélo, c’était le Solex de ma grand-mère, le moteur avait fini sa carrière et je l’avais entièrement démonté à grands coups de burin…Je me levais à sept heures les jours de congé, je me préparais un copieux petit-déjeuner, j’enfilais « mes habits des bois » et je partais pour la journée avec un bout de pain, une tranche de jambon, une pomme, une gourde.

J’aimais tellement le silence du matin. J’aimais la lumière, le vent, la pluie, le soleil. J’aimais par-dessus tout être dehors. Libre. Un sourire perpétuel, l’envie de rire parfois, tout seul, juste comme ça, pour le bonheur de la vie en moi, la force de mes muscles, ma respiration quand j’appuyais comme un mort de faim sur les pédales.

J’étais seul, très souvent. Mon grand-frère ne venait pas avec moi. Très peu de complicité entre nous…Olivier était mon seul ami. Les autres n’étaient que des connaissances épisodiques, des « camarades » de classe, mais rien ne nous unissait. Olivier, par contre, était comme moi. Il aimait la Nature, il aimait la mer, le silence, c’était un « taiseux », comme moi. On pouvait marcher ou rouler pendant des heures sans se dire grand-chose, juste des regards échangés ou une proposition de balade, des rochers à escalader, une cabane à construire, un nouveau lance-pierres qu’on coupait dans une fourche de sapins, un bâton de marche qu’on sculptait, assis sur un rocher, face à la mer. Parfois, on se lançait des défis : nager en hiver pour aller planter un bâton le plus loin possible au fond de la mer, cinq, six mètres de profondeur, on restait habillé et après on se faisait sécher en allumant un feu sur la plage, avec le bois flotté. On escaladait des falaises qui tombaient dans la mer et quand on se loupait, on finissait à l’eau…On aimait bien aussi installer une rampe de tremplin au bout d’une jetée, une vieille porte qu’on cachait dans un buisson, on glissait une pierre dessous et on prenait notre élan à vélo de tout au bout de la jetée, on décollait, on sautait en l’air, on lâchait le vélo et on tombait à l’eau. On remontait le vélo avec une corde qu’on accrochait sur le tube de selle. On réparait nos vélos en allant dans les décharges sauvages, on trouvait toujours ce qui nous manquait.

J’ai passé des milliers d’heures à marcher dans les bois, à écouter le vent, le chant des oiseaux, à jouer au bord d’un ruisseau, à sculpter des bouts de bois, j’avais un joli couteau de poche, j’étais comme un trappeur, je lisais Jack London parfois, le dos appuyé à un tronc d’arbre et puis quand je sentais bouillir l’énergie en moi, je reprenais mon avancée. J’étendais inlassablement les horizons.

Je n’avais pas conscience de l’importance du Sacré. Je vivais l’instant. La joie de partager ma vie avec le monde. Il y avait bien ces moments de contemplation immobile, les yeux rivés sur la houle du large ou le balancement hypnotique des grands arbres. Une absence totale de pensées. Une plénitude qui ne portait pas de nom. Je me souviens avoir pleuré parfois. Sans savoir pourquoi.

Le Sacré.

J’ai mis longtemps à comprendre.

Je n’avais pas d’ordinateur, la télévision était rarement allumée, j’avais le droit de regarder « Histoires sans paroles » et « La piste aux étoiles. ». J’attendrais quelques temps encore pour avoir le droit de regarder les films du soir. J’aimais beaucoup le cinéma.  « Ben Hur », « Les révoltés du Bounty », « Vingt mille lieues sous les mers ». Quelques films comme ceux-là qui ont marqué mon adolescence.

Je n’avais pas de PlayStation, ni de Wii, ni de jeux vidéo, bien évidemment. Ma chambre était garnie de romans et de livres sur la nature. Je lisais sous ma couette avec une lampe de poche après que ma mère soit venue éteindre. J’apprenais les noms des animaux, les pays, les forêts, les grands fleuves et les Peuples Premiers, je lisais les aventures des grands explorateurs, les marins ou les marcheurs et puis j’ai découvert un livre de montagnes à la bibliothèque du village où je passais beaucoup de temps : « les conquérants de l’inutile » de Lionel Terray. Un choc immense, cet engagement physique et cette force morale m’enthousiasmaient, je sentais qu’il y avait dans les ascensions l’opportunité de se grandir…

Mais je vivais en Bretagne et je devais attendre. Alors, je continuais à courir dans les bois et à enfiler les kilomètres à vélo, à escalader tous les rochers de la côte. Toujours dehors. Avec mes habits des bois que ma mère n’avait pas le droit de laver.

« Mais maman, les animaux me sentent arriver sinon, il faut que je sente la terre, les feuilles, la mer, il faut que je sente la Nature sinon ils s’enfuient. »

Parfois, elle craquait et fourrait le tout dans la machine à laver. À la première sortie, je me roulais dans les feuilles et dans la terre, je m’en couvrais, j’accrochais du lierre dans mes cheveux et je m’amusais à me glisser sous les frondaisons sans un bruit.

J’avais une vie très simple, construite sur un cadre immuable. L’école, des Maîtres que j'aimais, la Nature, le sport, les livres et un peu de télévision.

C’est le livre de Jack London, « l’amour de la vie » qui a été le véritable déclencheur. Le sens du Sacré. Le sens de la Vie.

Je réalise aujourd’hui que je ne me souviens quasiment plus des visages des gens que j’ai connus à cette époque. Tout s'efface. Mais je me souviens très bien des lieux, le petit pont, le moulin, la digue, le bois des marais, les rochers de Saint Guénolé, le grand pin maritime au sommet duquel j’avais construit une cabane, toutes les routes que j'ai parcourues...Je me souviens de la Terre.

Je me souviens bien d’Olivier, un des seuls. Une tête ronde, des yeux rieurs, des bras de bûcheron. Il voulait être marin pêcheur. Il détestait l’école. Il a fait une formation d’apprenti à seize ans sur un chalutier et il a peu à peu disparu de ma vie.

Olivier est mort d’une rupture d’anévrisme l’année de ses vingt ans. Son grand-frère est mort de la même façon deux ans plus tard. Une malformation génétique qui n’avait jamais été décelée…

La mort. J’allais souvent la croiser. La souffrance, la douleur, la détresse, la lutte pour survivre, pour sauver ceux qu’on aime. Un très long apprentissage.

 

Le sens du Sacré. Je ne pouvais pas y échapper.

Mes parents travaillaient très dur pour qu’on ne manque de rien. Et ils me manquaient finalement. J’aurais aimé que mon père fasse du vélo avec moi, qu’ils viennent se promener avec moi. Ils n’avaient pas le temps. Ils étaient souvent fatigués ou ils étaient trop occupés, l’entretien de la maison et du jardin, des invitations chez des amis et des invitations à rendre.

Je n’aimais pas ces repas, ces visiteurs qui m’obligeaient à rester enfermé. Je n’aimais pas les repas du dimanche. Tout ça était si dérisoire à mes yeux.

 

Je savais déjà ce dont je ne voulais pas.

Je serai instituteur et mes élèves seront heureux. Je les aimerai comme nous aimait M Quéré, mon Maître de CM2. C’est dans sa classe que j’ai décidé que je serai instituteur. Je n’ai jamais changé d’avis. Il est la première personne que je suis allé voir quand j’ai eu mon diplôme. Il m’a pris dans ses bras. Il était mon père spirituel.  

J’aurai une femme et trois enfants, je les aimerai infiniment et je passerai tout mon temps libre avec eux. Je leur apprendrai la Nature. Je leur apprendrai le Sacre de la Vie.

Et puis je les laisserai grandir en les accompagnant au mieux.

 

J'avais seize ans. Mon grand-frère a eu un accident de voiture. Cliniquement mort. J'ai passé trois mois à ses côtés, nuits et jours. Il est sorti vivant. Une énigme médicale. Roger, un ami d'école, avait été admis dans le même service. Cliniquement mort. J'allais lui lire un livre de Saint-Exupéry toutes les nuits, "Citadelle". Et puis, une fois, je n'y suis pas allé, j'étais trop fatigué. Et Roger est mort cette nuit-là. On ne peut pas vivre sereinement avec ça en soi quand on a seize ans.

Le sens du Sacré. Le devoir. L'engagement. Ne jamais lâcher. Vérifier à chaque instant que les pensées, les décisions et les actes sont à l'image de la personne qu'on veut être.

Dix-huit ans. Lorsque j’ai passé mon permis, j’ai tout de suite travaillé. Éducateur sportif puis instituteur. Autonome. À vingt ans, j’ai acheté un fourgon et je l’ai aménagé. J’ai vécu pendant un an et demi dedans. Pas d’adresse fixe. J’étais instituteur remplaçant, j’allais dormir à la plage ou dans les bois, là où j’avais été nommé, je bougeais tout le temps. Marcher la nuit, j’adorais ça, me baigner sous les étoiles, courir avec une lampe frontale. Parler avec mes élèves, leur enseigner l'Amour de la Vie. 

Je passais tous mes congés à escalader les falaises de Pen Hir sur la presqu’île de Camaret. Je savais que le moment où je partirais en montagne approchait à grands pas.

L’escalade. Un défi puissant. Grimper en tête dans des falaises sans équipement fixe, poser ses protections, assurer son compagnon, apprendre le contrôle, la peur, l’euphorie, la puissance, cette énergie folle qui m’enflammait parfois, cette impression d’être plus que moi…

Je courais beaucoup aussi, vingt, trente, quarante kilomètres, dans les bois, sur la route, toujours ce désir de pousser le plus loin possible, d’entrer dans cet espace intérieur où tout se révèle, où l’insignifiant s’efface, où apparaît parfois ce qui n’est pas connu, l’invisible, l’insondable, l’insaisissable, des perceptions que je cherchais à prolonger, une fois allongé sur mon lit et que la pesanteur de mon corps disparaissait dans une évanescence délicieuse. Le vélo sur des distances de plus en plus importantes. Trois cent soixante-quinze kilomètres une fois. Je me souviens qu’au retour, je ne reconnaissais pas le paysage, les maisons, les villages et puis j’ai eu l’impression de me voir par-dessus, de très haut, un cycliste minuscule dans un espace immense, tout petit être agité sur la Terre, comme un insecte sur un animal gigantesque.

Je me souviens de galaxies d’étoiles, des lumières intérieures qui scintillaient, des pulsations de soleils, comme des chaleurs en moi, un cœur bien plus grand que l’organe.

 

J’avais une planche à voile et je partais parfois, droit vers le large, juste un petit sac sur le dos avec de l’eau et une pomme, je naviguais pendant des heures, sans aucun objectif sinon celui d’aller le plus loin possible. Plus d’une fois, je ne suis rentré qu’à la nuit en utilisant le phare de Bénodet qui m’indiquait la direction. Naviguer, debout sur ma planche, dans le silence immense de la nuit, la phosphorescence de l’eau sous les étoiles.

Mes parents ne savaient rien de ce que je faisais.

 

Ce qui était sacré pour moi leur était inaccessible, nous n’évoluions pas dans la même dimension. Mais je les aimais et je les aime toujours. Je sais aussi la vie qu’ils ont eue... Leur enfance, la guerre, la misère, l’Algérie pour mon père, les fins de mois sans un sou, travailler, travailler, enchaîner les heures, accepter les humiliations, gravir peu à peu les échelons, obtenir un poste un peu plus important et subir une pression encore plus forte…Ils se sont usés au travail.

 

Je savais ce dont je ne voulais pas…

En moi vibre toujours l’enfant qui pédalait sur les chemins de Bretagne, l’enfant qui courait sur le sable, grimpait sur les rochers, contemplait les vagues, construisait des cabanes, écoutait les oiseaux, dormait sur un tapis de feuilles, grillait des châtaignes et cuisait des pommes dans les braises, l’enfant qui aimait l’odeur du feu sur lui, l’enfant qui rentrait boueux, crotté, en sueur et heureux.

Il ne mourra jamais. Le Monde se souvient de ceux qui l’aiment.

 

 

 

 

 

LE SENS DU SACRÉ (2)

J'avais dix-sept ans. Camping des Bossons, vallée de Chamonix. Seul dans ma petite tente.

Mes parents m'avaient déposé et étaient repartis. Ma mère ne supportait pas l'oppression des montagnes. Ils m'avaient laissé assez d'argent pour tenir trois semaines et payer un guide pour l'ascension du Mont-Blanc. J'avais demandé au gérant du camping de garder l'enveloppe contenant l'argent.

J'ai regardé le coucher du soleil sur les aiguilles de Chamonix, sur le Mont-blanc. J'ai cherché les voies aux jumelles, les passages à franchir, je me suis imaginé là-haut. 

Trois ans que j'attendais cet instant. Trois ans que je m'entraînais à escalader les falaises de Bretagne, à courir, pédaler, nager, former mon corps aux épreuves les plus dures. J'avais lu tout ce qui a été écrit sur l'histoire de l'alpinisme. Les Bonatti, Desmaison, Terray, Livanos, Cassin... Je les admirais. Je connaissais l'histoire de toutes les grandes faces. Les drames, les exploits, les miracles. 

Avant que mes parents ne me laissent, on était passé à la maison des guides et j'avais rencontré Jean-Paul Balmat, un Grand Guide, Première ascension du Mont Maudit par la face nord. Je le savais, je n'ai rien dit. Je l’admirais en silence.

Il m'avait demandé ce que je savais faire, quel niveau j'avais en escalade. On avait mis au point une liste de courses destinées à me préparer à l'ascension du Mont-Blanc. J'avais été frappé par la force qui émanait de cet homme, par sa sérénité, la douceur de sa voix, la fluidité de ses gestes. La simplicité bienveillante de son enseignement…

J'avais peu dormi. L'impatience. Je l'avais retrouvé à la télécabine de la Flégère. Première benne, cinq heures trente du matin. J'étais allé à pied jusque-là, avec mon sac sur le dos. Une énergie folle qui m'enflammait. J'étais déjà là-haut.

Là-Haut. Deux mots qui allaient devenir la ligne continue de ma vie.

"On va faire la Chapelle de la Glière".

Rien d'autre. Il était aussi silencieux que moi. Je me suis calé dans ses pas. J'étais surpris par la régularité avec laquelle il progressait, cette impression qu'il ne se heurtait à aucun obstacle, que la pente n'existait pas. J'ai mis des années à savoir marcher comme un Guide.

Trois cents mètres d'escalade.

"Tu te débrouilles bien."

Rien d'autre. On était assis au sommet.

"Demain, on fait plus difficile. Avec une approche sur une pente de neige. On mettra les crampons. 

-Je n'ai jamais marché avec des crampons.

-Tu apprendras."

On s'est retrouvé comme ça quatre jours de suite. Rien ne m'arrêtait. Je ne demandais qu'à apprendre, j'imitais chacun de ses gestes, je l'observais avec une attention constante, j'écoutais chacun de ses conseils.

"C'est bien avec toi, pas besoin de parler. Tu sais regarder."

Être l’exemple pour que l’élève apprenne. Les notions fondamentales qui guideraient toute ma vie d’instituteur…

On était assis au sommet de l'Aiguille de l'M. On regardait l'enfilade de sommets, les Grandes Jorasses qui se dressaient comme une étrave de navire au-dessus de la mer de glace. L'Aiguille Verte, le Moine, Le Grépon…

"Tu connais bien la vallée dis donc pour quelqu'un qui n'y a jamais mis les pieds.

-Trois ans que j'apprends les cartes par cœur, les altitudes, les voies, les histoires. Je peux vous donner toutes les dates des premières, les noms des alpinistes, les noms des voies.

-C'est bien, mon gars, tu seras un alpiniste. Tu as ça en toi."

Je n'ai jamais oublié cette phrase.

J'aurais voulu que mon père l'entende...Une douleur tenace. Il ne m'avait pas vu grandir, il n'avait pas vu l'homme qui pointait sur la route. 

Je m'étais occupé de mon frère à l'hôpital, avec une rage que mes parents n'auraient jamais imaginée. Un défi pour que leurs regards sur moi changent. J'ai mis longtemps à admettre que ça n'était pas vraiment pour mon frère. Je cherchais leur reconnaissance. J'avais accompagné mon frère dans sa rééducation, c'est avec moi qu'il avait repris le vélo. Il pesait quarante-sept kilos quand il était sorti de l'hôpital. Pour un mètre quatre-vingt-dix-sept. Un si long chemin.

Première sortie. Le cuissard flottait sur ses cuisses. Les premiers coups de pédale, la cheville bloquée qui brûlait.

Je m'étais mis devant pour lui couper le vent. Des regards attentifs pour m’assurer qu’il suivait. On était allé voir la mer. Des sourires, une bouffée de bonheur, des larmes retenues. Mon grand frère devant moi, debout sur le sable, face aux vagues, mon grand frère, vivant, un revenant, l’envie de crier aux passants.

« Si vous saviez d’où il vient ! Regardez ! Il a vaincu la Mort ! Regardez ! Il l’a fait ! C’est mon frère ! »

 Les jambes molles, les larmes dans la gorge.

« Il a vaincu la Mort ! »

 Ça n’était qu’un répit. 

 

Et puis, je l'avais entraîné dans les falaises, il avait appris l'escalade. Mais cette cheville bloquée limitait ses déplacements et les douleurs se lisaient sur son visage. Il ne serait pas le second de cordée dont j'avais besoin pour gravir les sommets des Alpes. Je savais qu'un jour, je le quitterai.

Je n'aurais jamais imaginé que c'est la mort qui s'en chargerait.

Le Mont-Blanc. Premier jour, la montée au refuge du Goûter. Un pilier interminable sur lequel on avait doublé plusieurs cordées. Le soir, au refuge, j'avais écouté les discussions, j'avais observé tous ces visages, certains avaient la peau tannée, les Anciens. J'écoutais, j'écoutais.

"Tu n'es pas un bavard, toi. J'étais comme toi, à ton âge. Pour apprendre, il vaut mieux se taire. Quand on parle, on n'écoute pas. "

Je n'ai rien oublié. Il avait eu un regard affectueux.

Pendant la nuit, je m'étais souvenu de ce moniteur de ski de fond. Mouthe, petit village glacial dans le Jura. Mes parents m'avaient offert une semaine de ski de fond. Un voyage organisé avec le Foyer Léo Lagrange de Quimper. Voyage en car.

Je tournais sans arrêt, après le repas du soir, je reprenais mes skis et je skiais, je skiais, ma lampe frontale traçait un chemin étroit sur le tapis des cristaux. La mélodie de mes souffles dans le silence, le froid qui givrait ma bave aux lèvres.

Le moniteur avait une barbe de bûcheron canadien. Une force de la nature, des mains aussi larges que des pieds, des cuisses comme des troncs d'arbres. J'avais vite appris. Ça l'amusait de voir l'énergie que je dépensais pour le suivre. Déjà, cette fluidité dans les gestes, celle des guides, celle qui n'appartient qu'à ceux qui ne luttent pas pour avancer. J'étais fasciné. 

Les adolescents avec qui j'avais fait le voyage passaient leurs nuits à coucher d'une chambre à l'autre, baisodrome continuel et gueule de bois au matin. Je les ignorais.

Un matin, on avait eu une tempête dantesque, la neige qui tombait à l'horizontal dans un vent à décorner les vaches. Le moniteur m'avait proposé une sortie en raquettes. Inoubliable, un bonheur à pleurer, juste moi dans ses traces, de la neige jusqu'aux genoux, un cheminement sous les arbres qui vacillaient sous les bourrasques, des avalanches continuelles qui tombaient des frondaisons, pas une âme dehors. Le paradis sur terre.

J’aimais apprendre et je ne savais pas encore que ces quelques rencontres m’enseignaient mon futur métier.

 

Vallée de Chamonix. Refuge du Goûter. Lever à minuit. Se forcer à avaler un petit-déjeuner, s’habiller, trier le matériel, serrer les crampons, allumer la lampe frontale et sortir dans la nuit. Le Mont-Blanc. Dans cinq heures, six peut-être. Et peut-être pas du tout. Le guide décidera et je l'écouterai.

Sur les pentes s'alignaient déjà une ribambelle de lampes, flux dérisoires dans l'immensité de la nuit, le craquement de la neige givrée, des voix qui s'appelaient. Se rassurer en échangeant son euphorie et cacher les inquiétudes. Pas un souffle d'air, un plafond d'étoiles comme des spectateurs curieux. J'ai emboîté le pas de mon guide et je suis entré dans son rythme. Ne pas penser, ne pas se projeter plus loin que le pas à faire, ne pas laisser l'impatience consommer l'énergie, rester appliqué dans l'instant.

 Je n'avais pas conscience de cet état de plénitude, de cet apprentissage de l'instant Sacré. Je n'avais pas conscience de grand-chose de toute façon, à cette époque. Je découvrais, j'explorais, je m'enflammais.

  L'analyse viendrait beaucoup plus tard, beaucoup, beaucoup plus tard.

Avant le passage de l'arête des Bosses, le vent s'est levé et une marée de nuages est remontée depuis le versant italien. Plusieurs cordées ont fait demi-tour. J'ai vu un alpiniste qui vomissait.

Je suivais mon guide, sans voir son visage, aucun ralentissement dans son pas, la corde entre nous comme un lien indestructible.

On a traversé le plafond nuageux et on s'est retrouvé sur le fil de l'arête au-dessus de l'océan cotonneux. Les gouffres de chaque côté. J'ai levé la tête et j'ai cru voir le sommet. J'ai rejeté l'euphorie et je me suis concentré sur mes pas, cette nécessité de poser mes pieds exactement à l'emplacement de mon guide, l'impérieux défi de ne pas le décevoir, je n'avais aucune inquiétude sur ma capacité à tenir jusqu'en haut mais je ne savais rien de l'évolution possible du temps. Je m'en suis remis à celui qui savait. 

"Tu seras un alpiniste, tu as ça en toi. "

Ne pas le décevoir. Monter là-haut et garder chaque seconde en moi. 

Je n'ai rien oublié.

L'arrivée. Quatre ou cinq cordées. Dernière bosse et cette surprise de la pente qui s'inverse. Mon guide qui s'arrête et se retourne vers moi. Il me tend la main.

"Bravo, mon gars. Je le savais.

-Quoi ?

-Que tu irais en haut."

J'ai regardé autour de moi. Cet horizon qui cascadait dans mes fibres, cette impression folle que le paysage s'ancrait dans ma peau, derrière mes rétines, au plus profond de mon cœur.

Je sais que j'ai pleuré. Derrière mes lunettes de soleil.

Là-Haut.

Je n'ai rien oublié.

Un instant Sacré.

 

 

LE SENS DU SACRÉ (3)

Le psychiatre R.D. Laing pense que ce sont nos conditionnements sociaux et les mémoires psychiques et psychogénétiques qui sont la cause de notre division intérieure et de notre souffrance.

« Les êtres humains semblent avoir une capacité presque illimitée de se duper eux-mêmes et de prendre leurs propres mensonges pour la vérité. Par cette mystification, nous accomplissons et consolidons notre adaptation, notre socialisation mais le résultat de cette adaptation à notre société est que, ayant été abusés et nous étant abusés nous-mêmes, nous avons en même temps été enfermés dans l’illusion que nous sommes des « moi » séparés. Ayant à la fois perdu notre vraie personnalité et acquis l’illusion que nous sommes des egos autonomes, on attend de nous que nous nous pliions aux contraintes extérieures et ce dans une mesure presque incroyable. Le corps, l’esprit et l’âme déchirés par des contradictions intérieures, écartelé en tous sens, l’homme est coupé à la fois de son esprit et de son corps. Ce n’est plus qu’une créature à demi démente dans un monde qui l’est tout à fait. »

 

C’est pour cela que je cherche à retrouver le sens du Sacré. Quelle est la part en moi qui ne soit pas issue de cette ingérence environnementale ? Quelle est l’entité qui a grandi hors de toutes influences ? Est-ce que c’est possible ? Quelle est sinon la part qui n’a pas été souillée, où est le cœur, la source, l’entité originelle ?

C’est dans l’enfance que se trouve le Sacré. C’est là que le germe a goûté à la lumière ou aux noirceurs, c’est là que la sève s’est chargée de toxines ou a su rester limpide.

Je sais que ce rapport que j’entretenais avec la Nature a constitué le ciment entre mon corps, mon âme et l’esprit.

L'âme fait partie intégrante du corps mais elle est aussi le lieu de l'esprit... Le mot âme vient du latin "anima" qui signifie le principe pensant mais surtout "animer". L'âme est ce qui anime le corps et ce qui pense en nous-mêmes. 

L'âme, c'est aussi la "psukhê" grecque signifiant l'idée d'un miroir pivotant permettant de se regarder dans toutes les directions et de s'observer complètement. 

Elle est à la fois le lieu de la pensée, de l'animation du corps, mais aussi le lieu d'où l'on peut apercevoir, si on "oriente" le miroir, la lumière de l'esprit... 

L'âme est donc l'entité servant de point de jonction entre le corps et l'esprit, pouvant éclairer à la fois l'un et l'autre. 

L'esprit peut être compris dans son sens latin "spiritus" qui signifie souffle. Il est ce qui donne la vie à l'âme et donc au corps, le souffle de vie qui, lorsqu'il quitte le corps, fait que l'homme meurt. L'esprit est ce qui rattache l'homme à quelque chose de plus "haut" en l'homme et non au-dessus de lui. 

 

J’ai vécu mon enfance dans une proximité constante avec la Nature. J’y entendais l’esprit, sans le savoir, sans en avoir conscience, je l’entendais au plus profond, je le percevais, j’ai toujours été fasciné par cette énergie en moi, cette force immense qui n’apparaissait que dans certaines situations. Des défis physiques que je ne comprenais pas à l’époque. Tout ça relevait d’un désir d’exister au regard des autres, de mes parents, des autres individus de mon âge, des adultes avec lesquels je faisais du vélo, avec lesquels je grimpais…J’étais la « mascotte » et je m’en glorifiais.

J’étais très loin de comprendre l’essentiel.

Mais je sais que toutes ces expériences ont contribué à découvrir peu à peu cette dimension existentielle. Je n’ai rien appris auprès de la plupart de mes semblables. D’autres ont eu un rôle considérable et je les bénis. Monsieur Leroux, Monsieur Navellou et Monsieur Quéré, trois instituteurs, du CE2 au CM2. Une chance extraordinaire pour l’époque. Le métier était majoritairement occupé par des femmes. Moi, j’avais besoin de « pères ».

Je me souviens d’un été où mon père m’a demandé si j’étais capable d’utiliser mon matériel d’escalade pour aller tailler le haut des arbres du jardin. J’avais quatorze ans.

J’ai tout mis en bas dans le week-end avec une énergie folle. Je me souviens de son regard. Il était fier de moi.

J’avais besoin de cet amour. Lui-même ne l’avait pas connu. Un père violent, alcoolique et qui avait abandonné sa famille.

Je ne lui ai jamais rien reproché. Il faisait comme il pouvait.

Mes trois instituteurs ont donc tenu une place immense. Cette bienveillance, cette patience, l’humour, le rire, la tendresse pour leurs élèves et cette rigueur qui nous tiraient vers le haut. Vers Là-Haut…

Je savais à la fin de mon CM2 que je serais instituteur.

Monsieur Pichon, Madame Daéron, Monsieur Roux, Madame Sotirakis, Monsieur Ollier. Des professeurs de collège ou de lycée.

L’importance considérable de cette partie de notre vie. Un peu de chance ou un désastre interminable. Nous en sortons tous marqués, soit par le dégout, soit par le bonheur.

J’ai eu des bonheurs.

Monsieur Kernaïs, prof de math qui me détestait autant que je détestais ses cours. Monsieur Le Goff, prof de math que j’adorais autant que ses cours. La matière n’a rien à voir avec ce qui se passe dans une classe. Il suffit que le professeur voie dans sa mission l’accès au Sacré. L’enseignement est sacré. Certains le savent, d’autres le découvriront, certains partiront à la retraite sans avoir jamais rien compris et en ayant passé leur carrière à vouloir enseigner…

On ne peut pas apprendre une matière, à qui que ce soit, tant qu’on ne se connaît pas soi-même. Tant qu’on n’essaie pas au moins de s’approcher de la source, de ressentir le Sacré... Aucun diplôme ne donnera le mode d’emploi.

J’ai connu quelques personnes en dehors du milieu scolaire. François, ancien Poilu, qui vivait au fond des bois, dans une petite maison que la mairie lui avait octroyée. Ils étaient partis à cinq camarades. Lui seul était revenu. Il vivait seul avec les morts à ses côtés. Il m’a appris à reconnaître les oiseaux, à sentir la pluie qui arrive, à marcher en silence sur des feuilles sèches, à construire des cabanes, à sculpter un morceau de bois, il m’a appris à aimer les arbres.

Luc, le moniteur de ski de fond à Mouthe.

Jean-Paul, le guide du Mont-Blanc.

Charlotte, l’infirmière de nuit qui m’aidait à tenir auprès de mon frère, à l’hôpital. La première fois que je ressentais du désir pour une femme. Elle ne l’a jamais su. J’aurais aimé poser ma tête contre sa poitrine, rien d’autre. Un refuge.

Denis, le compagnon de cordée. On grimpait à Pen-Hir ensemble. On a grimpé ensemble dans les Alpes. Il a disparu de ma vie le jour où j’ai rencontré Nathalie. Peut-être qu’il m’aimait. Je ne sais pas. Peut-être aussi, tout simplement, qu’il a compris que je ne serais plus disponible, que ma vie prenait une autre voie. Je n’étais plus « intéressant. »

Il a été mon dernier ami.

L’amitié est Sacrée.      

L’Amour est le Sacre suprême.

L’Amour de la Vie est l’Amour suprême.

C’est à l’hôpital que je l’ai découvert. Mais je l’ai compris bien plus tard. La Mort est la dernière chance, la dernière possibilité de briser le carcan de l’ego, l’opportunité de basculer dans cette dimension intérieure qui contient l’essentiel. « Quand tu te lèves le matin, remercie pour le bonheur de vivre. »  Tecumseh.

C’est effrayant de devoir attendre d’être confronté à la Mort pour entamer cette bénédiction.

Sans doute faut-il avoir ressenti cette Vie autrement que par les cinq sens ou à travers la raison. Ces perceptions-là sont insuffisantes et cette compréhension-là n’est que le mental qui se glorifie de son pouvoir…

La Vie n’est pas là ou alors ça reviendrait à se contenter de regarder le rideau qui cache la scène.

Il faut tout arracher. Et c’est un effort incommensurable parce que les conditionnements sont là. La boucle est bouclée. Personne ne nous a appris à saisir la Vie. Nous errons seulement dans nos existences. C’est de ça dont il faut s’extraire. S’arracher à la boue de « l’habitus » et entrer dans le Sacré.

 

Je bénis la Vie de m’avoir lancé sur la route et j’aime infiniment les horizons intérieurs.

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