Il me reste un an...
- Par Thierry LEDRU
- Le 26/04/2018
- 2 commentaires
Ce matin, j'ai passé le contrôle technique de notre petit fourgon aménagé. C'est un vieux de la vieille et dans deux ans, il passera en véhicule de collection. Malgré les soins que je lui prodigue avec mes maigres compétences dans le domaine, il est apparu que deux passages de roues étaient fortement attaqués par de la rouille perforante ce qui signifie qu'avec les prochaines règles de contrôle technique, il serait bon pour la casse dans deux ans. Il me fallait donc trouver un carrossier, acceptant de se lancer dans des travaux d'importance et mon mécanicien était plutôt pessismiste...
Je décide donc de retourner dans l'ancien garage qui s'occupait de ce véhicule il y a quelques années car il dispose d'un atelier de carrosserie. Et là, le patron me voit entrer et je perçois dans son regard une certaine interrogation...
Je précise que c'est un ancien professeur en lycée technique et qu'il a quitté l'enseignement depuis plusieurs années pour reprendre ce garage. On avait eu quelques discussions sur le sujet et je connais sa colère envers le ministère.
"Comment tu vas ? me demande-t-il.
Et je réponds sans vraiment réfléchir :
"Il me reste un an à tenir. Mais sinon, ça va."
Et là, je vois dans son regard une grande inquiétude, une interrogation, une émotion très forte. Il reste sans mot.
Je reprends :
"Dans un an, je pars à la retraite.
-Purée, tu m'as fais peur, dit-il aussitôt. J'ai cru que tu en avais pour un an avant de ...
-Ben quoi, j'ai l'air d'un gars qui va mourir ?
-Non, enfin, je ne sais pas..."
Il est complètement en vrac.
"J'ai maigri, c'est ça ?
-Ah, ben, oui, sacrément, purée, c'est impressionnant. J'ai cru que tu étais malade, gravement malade. Enfin, c'est quand tu as dit que tu en n'avais plus que pour un an..."
Et là, je lui explique donc qu'il y a plus de trois ans maintenant, j'ai fait un "burn out de rage" devant la tournure dramatique de l'éducation nationale et que j'ai perdu vingt kilos dans cette lutte, refus d'obéissance et tout le reste (convocations en hôpital psychiatrique, perte provisoire de salaire, perte de mon poste, perte de mes relations professionnelles, etc etc...) mais qu'en même temps, j'ai arrêté de manger des animaux et que là, je vais très bien, que je fais du sport autant que possible, que je n'ai absolument pas besoin de reprendre du poids, que je suis en très bonne santé, même si certains effets de cette période ne disparaîtront jamais... (vésicule biliaire hors service, déréglement important du collagène avec apparition de nodules importants dans une main, dans le dos, ossification du ligament jaune sur deux vertèbres etc etc etc...) Psychologie des profondeurs et je n'avais pas de diplôme de plongée...
Ce n'est pas la première fois que je réalise combien j'ai changé physiquement aux yeux des gens qui me connaissent. Comme je suis très solitaire, il y en a certains que je ne vois que rarement. Il en fait partie et c'était donc un choc pour lui.
Personnellement, j'ai évidemment du mal à réaliser l'importance de cette allure physique. Tout comme Nathalie qui en me voyant tous les jours n'a pas cette image d'une "rupture" dans cet aspect visuel.
C'est clair que de peser 55 kilos pour 1m76 alors que j'en pesais 75 il y a quelques années, ça doit se voir...J'ai d'ailleurs donné dernièrement tous mes anciens pantalons, plus un seul ne tenait sur moi... Même en rajoutant des trous à la ceinture, j'avais l'air perdu à l'intérieur de bouts de tissus beaucoup, beaucoup trop larges...
Le patron, soulagé, appelle le carrossier et je vois arriver un gars avec lequel j'avais longuement parlé à l'époque. Une personne que j'apprécie beaucoup et à laquelle je ne pensais plus. Il a un enfant handicapé et lui aussi porte une profonde colère contre l'éducation nationale.
Lui aussi semble fortement surpris. Je lui raconte rapidement mes dernières années puis on fait le tour du fourgon.
"Pas de problème, me dit-il, je m'en occupe en septembre. Et je te remets tout le châssis à neuf, un chouette camion comme celui-là, ça se sauve. On ne jette pas des bijoux."
On discute un bon moment encore, je prends des nouvelles de son garçon, du parcours oh combien douloureux d'un papa qui lutte contre une administration conduite uniquement par des contingences financières.
Je sens en moi cette colère ancienne, cette rage qui m'a accompagné si longtemps, qui a rongé mon corps mais que je ne regrette nullement.
J'ai fait ce que je devais faire et si je n'étais pas allé jusqu'au bout de mes convictions, je n'ose imaginer ce que la honte aurait fait de moi. La rage était bien moins destructrice. C'est une certitude.
On prend rendez-vous puis je repars.
Sur la route, je remercie les Anges.
On ne perdra pas notre camion.
Je vais bien.
Dans un an, je ne serai pas mort.
Je serai libre.
Avec Nathalie et les montagnes.
« Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés et atterrés observaient, impuissants, le désastre. Seul le petit colibri s'activait, allant chercher quelques gouttes d'eau dans son bec pour les jeter sur le feu. Au bout d'un moment, le tatou, agacé par ses agissements dérisoires, lui lança :
« Colibri ! Tu n'es pas fou ? Tu crois que c'est avec ces gouttes d'eau que tu vas éteindre le feu ?
-Je le sais, répondit le colibri, mais je fais ma part » .
Voilà, j'ai fait le colibri et dans un an, j'irai voler ailleurs.
Commentaires
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- 1. Thierry LEDRU Le 27/04/2018
Mille mercis Josette pour ce texte auquel j'adhère intégralement. Le regard sur soi est le seul qui importe puisqu'il déterminera même celui des êtres qui nous aimeront. Nous ne serons aimés qu'au regard de l'amour que l'on se porte. Bises. -
- 2. Josette Le 27/04/2018
Comme toujours, un texte magnifique !
L'essentiel est ce qui se passe dans la symbiose, dans l'harmonie avec soi, ce que l'on estime important !
Son regard sur soi doit prédominer surtout lorsqu'il est dans la justesse, dans la précision, et qu'il vibre avec l'émotionnel vrai!
Un an n'est rien, lorsque l'horizon est une éternité !
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