Pour la première fois, la sonnerie du réveil le sortit de son sommeil sans qu’il éprouve l’angoisse habituelle, ce sentiment oppressant qui l’envahissait sitôt sa conscience sortie du néant nocturne.
L’angoisse, le stress et toute la cohorte de peurs et de crainte qui allaient avec étaient derrière lui désormais. Il ne pouvait plus, et surtout ne voulait plus, les ressentir. Quand il mettait sa vie en abyme, au pied de ses terreurs, il ne voyait que des îlots de lumière surnageant difficilement dans un immense océan de gâchis.
Presque sans effort, il chassa ces idées noires par celle de son départ prochain.
Ce soir il prenait le train.
Il partait, quittait tout et tout le monde pour une destination qu’il convoitait depuis longtemps. Depuis si longtemps, en réalité, qu’il aurait aussi bien pu dire toujours.
Certains naissent pour être heureux. Mais dans une symétrie imparfaite, dont seule la nature a le secret, lui était en cette contrée pour souffrir.
Il avait compris cette vérité très tôt, et, même s’il avait eu du mal, il avait fini par l’accepter. Cela rendait les choses plus faciles… parfois. Puis soudain, il en avait eu assez. Cela devait changer. C’est ainsi qu’il avait planifié son départ.
En se lavant les dents et en se rasant, il passait mentalement en revue ses affaires dans une ultime check-list, pour être certain de ne rien laisser d’important en souffrance. Ses factures étaient réglées, son loyer payé. Ses abonnements étaient résiliés comme s’il avait largué autant d’amarres le retenant à la jetée d’un port qui n’avait jamais voulu de lui.
Dans le bus qui le conduisait à son travail, il regardait défiler le paysage, sa vie ici se superposant sur la blanche monotonie de l’hiver comme des images d’Épinal. Le présent est un moment bien singulier songeait-il. C’est le seul instant où l’on peut à la fois fuir son passé et renier son futur. Une goutte pour toujours suspendue entre ciel et terre, évanouie aussitôt aperçue.
Sa destination atteinte, il se leva machinalement de son siège. Les quelques minutes à pied qui le séparaient de l’immeuble de bureaux, triste et terne, s’évaporèrent sans qu’il ne s’en aperçoive. Peu lui importait que ce fût la dernière fois qu’il faisait ce trajet. Il se débarrassait peu à peu de son ancienne vie, comme il se déshabillait le soir avant d’aller dormir.
Une fois installé derrière son bureau, il disposa ses dossiers devant lui par ordre de priorité. Il ne lui en restait que trois, et ils étaient tous bien avancés. Ce soir, quand le clocher sonnerait dix-sept heures et sa libération définitive, il pourrait partir avec la satisfaction du travail accompli.
Personne ne vint le chercher pour prendre une pause ou boire un café. Personne ne venait jamais. Il n’était pas comme eux, ils le sentaient. L’imminence de son départ prochain lui conférait un recul, une vision qui ne faisait que le conforter dans sa décision de partir. Il regardait ses semblables s’agiter pitoyablement comme un théâtre de marionnettes. Il sentait que s’il se concentrait suffisamment, il pourrait voir les fils invisibles et l’ombre de la main qui les tenait. Mais il ne s’en donna pas la peine. À quoi bon ? Il avait coupé les siens, de fils, et voir ceux des autres ne lui apporterait rien de plus que ce qu’il savait déjà.
L’heure du déjeuner venue, il sortit de son petit sac sa gamelle, préparée la veille au soir. Des pâtes froides et une boîte de thon à l’huile. Le repas fut englouti en quelques minutes. Il vérifia sur internet les éventuelles perturbations sur le réseau ferroviaire. Il n’y en avait pas, chose assez rare pour être signalée. Le train serait à l’heure, et lui aussi.
Il se remit à ses dossiers.
À 16 h 55, il ferma définitivement la pochette cartonnée, éteignit son ordinateur, remit sa veste. Il salua de la tête les collègues qu’il croisa dans les couloirs et l’ascenseur. À 17 h, il était dehors.
Son esprit était vide et ses pieds suivirent le chemin de la gare mécaniquement. Son corps était là, mais son âme était déjà partie.
La nuit était tombée quand il arriva au terminal ferroviaire. Du regard, il chercha le panneau lumineux pour y lire l’information qu’il attendait. Quand elle fut affichée, il se dirigea vers le quai concerné.
L’endroit où il allait était une destination très peu prisée. Il fut néanmoins soulagé de voir qu’il était seul. Le haut-parleur cracha une dernière annonce.
Une mise en garde en fait.
« Voie C attention ! Passage d’un train sans arrêt. Veuillez vous éloigner de la bordure du quai s'il vous plaît. »
Mais il ne l’entendit pas. Toute son attention était prise par la lumière qui approchait rapidement. La lumière qu’il avait attendue toute sa vie. Elle venait enfin pour lui. Il sauta et ne fit plus qu’un avec elle.
Il avait pris son train pile à l’heure.