Jarwal le lutin (tome 2)

 

Le travail avait cessé à la tombée du jour. Les Kogis avaient réintégré leurs huttes. Les palissades cernaient désormais le village. Un malaise immense dans le cœur de chacun, une séparation douloureuse, un cordon sectionné. Les horizons fermés cloisonnaient les âmes.

Jarwal et Gwendoline avaient été invités dans la hutte centrale, la Nuhé qui accueillait les sages et tous les individus chargés d’assurer la cohésion du peuple, celles et ceux qui participaient aux discussions les plus essentielles avant d’en référer au reste de la tribu.

Nasta avait demandé à Jarwal de s’asseoir près de lui. D’autres Mamus avaient pris place à leurs côtés. Kalén s’était assis en face de Jarwal et traduisait les paroles de Nasta. A l’écart du groupe, deux femmes âgées expliquaient par gestes à Gwendoline comment tresser une mochilla. Elles souriaient constamment pour accompagner ses efforts.

Des flammes savamment entretenues diffusaient des parfums dansants de clarté, des arabesques joueuses qui dessinaient sur les visages des reliefs apaisés.

Malgré le poids des menaces, il flottait dans l’air une étrange plénitude.

« Vous n’avez pas l’air inquiets, annonça Jarwal. J’en suis étonné.

-Pour quelles raisons nous devrions être inquiets en cet instant ? Nous avons œuvré à la protection de notre peuple, la nuit est tombée, nous sommes réunis pour parler. La peur ne nous apporterait rien. Elle ne serait qu’une projection dans un avenir qui n’existe pas mais que nous imaginerions. Et cela ne changerait rien à la réalité. »

Kalén expliqua cet échange à Nasta et écouta sa réponse.

« Nasta dit que cette peur ou cette colère que tu fais naître en toi est la même que celle qui te tourmente pour ta mémoire. Les hommes pensent qu’il y a plein de peurs, la peur du noir, la peur des ennemis, la peur d’un animal sauvage, la peur d’un orage mais ce sont toutes les mêmes peurs. La peur n’existe pas en elle-même. Elle n’est que le résultat de l’incapacité des hommes à observer leurs émotions et ensuite à comprendre que cette  peur est irréelle. Cette peur n’est réelle pour eux que parce que ces hommes ne sont pas dans la réalité. Celui qui n'est pas réel ne peut pas engendrer quelque chose de réel. Ces hommes sont perdus en eux. Toi, tu es perdu en toi parce que tu as peur de t’être perdu. Et cette peur t’empêche de retrouver ta réalité alors qu’elle est toujours là. »

 

Jarwal regarda Nasta. Un visage impassible et pourtant une lueur particulière dans les yeux, deux filaments étroits, une vibration qui le touchait, comme une intrusion intérieure, un lien indéfinissable, l’impression que Nasta voyageait en lui.

Le sage parla de nouveau.

Kalén expliqua.

« Nasta dit qu’il est temps que tu deviennes ce que tu es et que tu cesses d’être attaché à ce que tu crois être. Il veut que tu t’assois face à lui et que tu poses tes mains sur ses genoux. »

 

Jarwal se leva et vint se placer devant le vieil homme. Celui-ci prit délicatement une longue pipe en bois et la garnit d’Aruaca. Il embrasa les feuilles et souffla lentement la fumée sur le visage du lutin.

Jarwal ferma les yeux, intrigué par cette pratique qui lui paraissait peu respectueuse. Il abandonna aussitôt ses réticences sachant qu’il n’en était rien.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, Nasta s’était approché de son visage, presqu’à le toucher. Il fut surpris de se trouver ainsi nez à nez avec le visage ridé mais l’intensité des yeux le figèrent aussitôt et il se sentit aspiré. Ou envahi. Il ne savait pas dans quel sens les choses se passaient. Comme une vague d’océan qui montait et se retirait, comme un balancement d’arbre dans la houle du vent, un aller-retour qui l’étourdissait, un mouvement lancinant qui finit par ressembler à une alternance respiratoire…

Inspiration, expiration, inspiration, expiration…

Une nouvelle bouffée de fumée sur le visage. Les yeux fermés.

Nasta entretenait ce balancement hypnotique pour instaurer un rituel bien précis. Il devait se laisser porter, abandonner ses craintes. Il se concentra sur la pression de ses mains sur les genoux du sage. Il sentait à travers le tissu la musculature sèche du vieil homme assis en tailleur. Une chaleur qui le surprit dans la paume de ses mains comme si de ce corps âgé émanait un rayonnement solaire.

Le balancement s’accentua encore et il eut l’impression que même son corps bougeait. Il s’aperçut qu’il n’entendait plus les discussions discrètes des femmes et de Gwendoline, qu’il n’entendait plus le crépitement du bois, qu’il n’entendait plus rien d’ailleurs. Il voulut ouvrir les yeux pour se relier à l’environnement disparu et n’y parvint pas. Une lourdeur de montagnes sur ses paupières.

Il sentit pourtant les mains de Nasta se poser sur sa tête, délicatement d’abord puis enserrer progressivement son crâne dans un étau.     

 

C’est là que tout accéléra. Une plongée verticale en lui-même, une chute infinie au cœur d’un halo flamboyant.

 

Un courant de particules agitées l’entraînait vers l’abîme, il se surprit à sourire et sut que son visage ne bougeait pas, qu’il n’y avait aucun mouvement apparent mais que cette joie coulait en lui comme un ferment vital, il entendit des paroles à l’intérieur de son crâne, elles ne lui parvenaient pas par le canal habituel, ses oreilles ne fonctionnaient pas, les mots étaient en lui, à l’intérieur de son sang, dans les fibres de ses muscles, les mots couraient librement dans un espace immense, il tenta de les saisir au vol mais sans succès, comme si les paroles ne lui appartenaient pas, qu’il devait se contenter de les recevoir mais sans chercher à se les approprier, qu’il devait les vivre au lieu de vouloir les enfermer, que cette connaissance ne s’emprisonnait pas, elle s’honorait, elle se bénissait mais elle n’appartenait à personne, et personne ne pouvait se l’attribuer, personne n’en était propriétaire, je ne suis pas celui qui sait, c’est la connaissance qui sait où me trouver et la connaissance ne me sert pas à me constituer, je vis sans elle, la vie est en moi, la connaissance n’est qu’un habillage mais quand je suis nu, je ne suis pas mort, les mots qui parlaient à sa place, des paroles qui résonnaient en lui sans même qu’il y pense, il devinait étrangement, dans les méandres de son esprit, un observateur appliqué et respectueux, un être plein de compassion et de douceur, pas lui, pas l’individu qu’il avait connu et qu’il recherchait, c’était autre chose, quelqu’un d’autre, une autre forme de vie, toujours cette descente interminable dans un espace circulaire, des zébrures comme des éclairs d’orage, des crépitements d’étoiles, des flammèches comme des braises de résineux dans un brasier, des parois souples et colorées, défilant dans une vitesse indescriptible, des distances infinies parcourues sans aucun effort, sans aucun geste, sans aucune volonté, un courant puissant qui l’emportait, une joie ineffable dans ce voyage, un bonheur inconnu, comme une venue au monde dont on se souviendrait, il n’était pas celui qui sait ou qui ne sait plus, il était la vie en lui et elle ne se remplissait pas d’éléments extérieurs, elle ne dépendait pas de choses rapportées, il s’était identifié à son savoir jusqu’à en oublier qu’il était la vie en lui, il volait maintenant dans un espace translucide, comme au cœur d’un Océan de lumière, aucune peur, aucun désir, aucune volonté de se projeter plus loin, il était là, non pas ce Jarwal qu’il souffrait d’avoir perdu, qu’il étouffait sous des inquiétudes inutiles mais l’être sans nom, sans rôle, sans statut, l’être qui n’a pas brisé en lui le lien avec la Vie, il sentit qu’il tombait mais sans aucun désir de se rattraper, un envol vers les profondeurs, une légèreté infinie qui accentuait la chute, comme s’il n’avait plus de corps, plus d’attaches, plus de masse, plus d’enveloppe, même pas un parfum, même pas un regard, même pas un rayon de lumière, rien de connu, rien de visible, rien de saisissable et cette disparition des choses révélait enfin l’essentiel.

 

Absence.

 

Il reconnaissait très bien le grand hêtre de la mare. C’est là qu’il venait souvent s’asseoir avec Gwendoline. Il était seul cette fois. Il s’était allongé sous la ramure et observait le lent voyage des navires de pluie à travers la verdure. Il se laissait porter par la rumeur du vent dans les altitudes. Une douce somnolence. Il ne sut pas quand il ferma les yeux. Et puis elle apparut. Sans qu’il sache si elle était dans sa tête, si c’était un rêve ou s’il était réveillé. Il avait été surpris par ses arabesques autour du tronc et puis elle s’était accrochée à une branche basse, la tête en bas. Il n’avais jamais vu de chauve-souris aussi grosse. Il aurait encore moins imaginé un tel regard. Il s’était senti transpercé, visité, envahi. Aucune violence pourtant, l’impression même que l’animal lui souriait.

« Tu vois bien qu’il était inutile d’avoir peur. Tu n’es pas ce que tu crois, tu es ce que la vie est en toi. Laisse la vie te vivre, elle sait où elle va. Elle ne réclame pas de toi la perfection mais la plénitude. »

 

Il ouvrit les yeux. Il eut du mal à s’habituer à l’obscurité. Des résidus de feu psalmodiaient des murmures, quelques brises de lumières à demi éteintes. Il reconnut la hutte et tourna doucement la tête. Gwendoline dormait à ses côtés. Ils étaient tous les deux allongés sur une natte. Une toile de lin les couvrait. Il sentait la main de Gwendoline posée sur son avant-bras.

Une boule de larmes roula dans sa gorge et l’étouffa, comme un sanglot de nouveau-né, une première bouffée d’air.

Il était là.

Pas le Jarwal qu’il avait tant espéré retrouver mais la Vie en lui. Pas un personnage chargé de connaissances séculaires mais un être porteur de la Création, une de ses innombrables créations. Il était ce qu’il devait être et non ce qu’il avait cherché à devenir jusqu’à se perdre dans les méandres de sa prétention. Un nouveau-né vide de tout ce que l’existence apporte comme fardeaux, juste un nouveau-né.

Seule la Vie créait. Lui n’avait fait que se servir des matériaux créés par la Vie. Il n’avait rien inventé, rien découvert. Il avait usé de tout ce que la Vie offrait, il avait décelé une infime partie de tout ce qu’elle proposait, des échanges, des assemblages, des expérimentations mais rien de nouveau, juste des opportunités qu’il avait su saisir.  

Il se leva difficilement, tituba jusqu’à la porte et sortit, aussi silencieusement que possible.

Il laissa couler les larmes en observant les étoiles.

La lune, cachée derrière les sommets, étendait des marées laiteuses sur les montagnes, des risées de paillettes cristallines.

Tout était là, en lui, toutes ses connaissances, toute son histoire, tous ses compagnons, ses aventures à travers les âges, toute sa mémoire était là, disponible, intacte mais il ne pleurait pas pour cette intégrité retrouvée.

Rien ne pouvait être plus beau que ce bonheur de la vie révélée.

Les paroles de la chauve-souris ne le quittaient plus. Pas un rêve mais une rencontre. Il en était persuadé sans savoir de qui il s’agissait. Pourquoi une chauve-souris ? Un animal nocturne. Il devait y avoir une explication, ça n’était pas un hasard. De l’obscurité jaillissait la lumière, l’ombre contenait la clarté. Il avait perdu la mémoire pour réaliser qu’il s’était perdu bien avant. Il avait fallu qu’il se retrouve nu comme au premier jour, vide de tout, jusqu’à son nom, jusqu’à la mémoire la plus profonde, qu’il soit privé de tout ce qui fabriquait en lui une image illusoire de la vie, pour saisir enfin que cette accumulation cachait l’essentiel. C’était là, sous ses yeux et en lui.

La Création.

 

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