Jarwal le lutin : l'illusion de la matière
- Par Thierry LEDRU
- Le 05/12/2014
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Elle voletait avec une maîtrise incomparable, des battements d’ailes parfaitement dosés, une fluidité silencieuse, une virtuosité qui relevait de la perfection. Elle slalomait entre les arbres avec une joie communicative. L’enfant, fasciné, ne la quittait pas des yeux. Il tentait de suivre ses courbes, ses accélérations, ses changements de direction, ses plongeons et ses virages, il ressentait en lui toute l’énergie de l’animal, son euphorie et cette fabuleuse vigilance, il devinait la concentration extrême et simultanément ce bonheur ineffable de l’exploitation absolue des qualités requises, comme si lui-même, dans cette observation joyeuse, participait à ce numéro de haute voltige.
La chauve-souris se fixa à une branche, juste au-dessus de lui, tête en bas, les ailes repliées. L’enfant n’osa plus bouger, un mélange d’inquiétude et d’émerveillement. Elle était là, à portée de mains, comme si la présence du petit d’homme lui était indifférente.
Elle tourna la tête vers lui et ses yeux jaunes éclatèrent dans la nuit.
Kalén se réveilla en sursaut. Il se redressa et chercha l’animal dans l’obscurité, la flamboyance de ses yeux, cette lueur qu’il n’avait jamais oubliée. Rien, aucun mouvement, aucun éclat dans la nuit. Ses compagnons dormaient dans la pénombre. Le retour à la réalité, la fuite dans la montagne, l’installation d’un nouveau camp.
Les images de son rêve qui ne le quittaient pas.
Il avait dix ans.
Un séjour dans la montagne avec Izel.
Il était allongé sur une natte, à même le sol, près d’un foyer. Son père était là, il alimentait le feu de temps en temps et parlait doucement. L’enfant devinait dans le reflet des flammes, les yeux étroits de son père, ce regard aiguisé comme celui des grands rapaces. La voix coulait en lui comme du miel. Il ne se souvenait pas du lait maternel mais la voix de son père l’avait nourri tout autant. Des nourritures spirituelles qui l’avaient grandi, insensiblement, patiemment, sans aucune volonté de transformation mais un simple accompagnement.
« Tu ne choisis pas ton existence Kalén. La vie l’a déjà fait pour toi. Le libre arbitre de chaque être humain consiste à être suffisamment lucide pour saisir cette voie d’éveil et de progrès. Ecoute ton âme, c’est là que se trouve le secret. »
Izel avait déposé dans les braises une branche de résineux. Les crépitements d’aiguilles avaient retenti dans le silence, des myriades d’étoiles avaient jailli. L’enfant, captivé, avait suivi des yeux le ballet des flammèches. Quand la nuit avait repris son pouvoir, il avait juste eu le temps de voir s’envoler une chauve-souris. Elle avait virevolté au-dessus de lui, il avait vu ses yeux d’aigle. Puis elle avait disparu.
Izel le regardait en souriant.
Les yeux jaunes étirés de son père, comme deux fentes étroites ouvertes sur un univers insondable.
Ses paroles comme des nourritures pour son âme.
Bien plus tard. Il avait quatorze ans. Au bord du bassin, au pied de la chute d’eau. Izel lui enseignait le voyage de l’eau. Il n’avait rien oublié.
« Notre corps est composé de matière mais nos pensées et nos émotions contiennent l’énergie qui permet à la matière de se condenser. Les hommes imaginent que la matière est à l’origine de la vie spirituelle des êtres humains, que la matérialisation des corps est prioritaire et que les phénomènes intérieurs suivront. Ils réfléchissent à l’envers. Il faut que l’Energie se condense pour que la matière prenne forme. Il n’y aurait pas de nuages sans la condensation de la vapeur mais il n’y aurait même pas de vapeur sans l’Energie qui la transforme. Nous sommes comme des nuages constitués de pensées. La pensée n’est même pas l’élément déclencheur. Elle n’est que le résultat de l’émotion originelle et nos émotions sont les passerelles entre la pensée et le corps. Les plus primaires sont liées au corps physique et émanent de lui comme la peur ou l’euphorie alors que les plus subtiles sont liées à l'esprit, comme la générosité ou l’empathie. Plus les émotions sont subtiles, plus elles gagnent en valeurs universelles, plus elles mènent les individus vers l’accomplissement de l’existence.
-Quelle est cette émotion originelle qui déclenche la matérialisation ?
-L’Amour, Kalén.
-Mais si le saisissement de l’Amour permet à une âme de se matérialiser, comment expliquer que certains hommes dévient de cette voie de sagesse et de plénitude pour sombrer dans les émotions les plus viles ?
-Par paresse et par lâcheté, mon fils. L’élévation des âmes est un cheminement bien plus exigeant que l’exploitation des émotions primitives. Ceux-là quittent la Conscience pour errer dans le mental et s’y complaire. Ils ne sont plus reliés avec l’Énergie. Ils fonctionnent comme des entités individuelles.
-La matière n’est qu’une illusion alors ?
-Non, elle existe bel et bien mais elle n’est qu’une conséquence, pas une cause.
Il ne pleut pas parce qu’il y a des nuages mais parce qu’il y a eu condensation de la vapeur et avant cela transformation de la vapeur et avant cela constitution de l’eau et avant cela fusion des constituants. Il faut tenter de remonter à l’origine des choses et de comprendre qu’avant les choses, il y avait l’Énergie.
-L’illusion est de penser la matière comme une finalité, c’est cela Père ?
-Oui, Kalén, la finalité est dans la cause. Ce qui est visible n’est que l’illusion si tu considères cette matière condensée comme un élément fini. Celui qui parvient à retourner en lui à cette Énergie dont il est né et devenir comme s’il était sans forme, celui-là existe réellement. Le reste n’est qu’illusion. »
Kalén s’en souvenait parfaitement. Il n’avait rien oublié.
La chauve-souris était revenue.
Izel était là, près de lui, un esprit condensé au cœur des fibres de l’animal volant.
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