Jarwal le lutin (tome 1, chapitre 1).

CHAPITRE 1

 

Jarwal savait que les trois enfants allaient monter vers le Lac Vert. Il connaissait tout de leurs vies. C’était le grand jour. Sa mission allait prendre son envol. Tous ses compagnons disparus vivaient en lui et il devait trouver des esprits attentifs qui écouteraient l’épopée du Petit Peuple. Il sentait battre son cœur avec une énergie folle, comme si l’importance du jour avait trouvé en lui un réceptacle sans fond et que l’écho y rebondissait inlassablement. Malgré sa sagesse et son grand âge, malgré toutes ses expériences et ses aventures, malgré cette maîtrise des phénomènes intérieurs, l’échéance du jour l’emplissait de flots d’émotions chaotiques. L’impatience joyeuse et l’inquiétude sourde, l’euphorie lumineuse et le doute versatile. 

Il s’installa au pied d’un rocher erratique, ajusta son large chapeau de lutin et ferma les yeux. Entrer dans le calme, laisser tomber dans les tréfonds intérieurs tous les tourments fabriqués et laisser la vie se faire.

Confiance, patience et sérénité.

 

 

 

Les trois enfants s’enfoncèrent dans la forêt. Le silence les couvrit mais Léo, le plus jeune ne restait guère longtemps sans parler.

« Marine, on peut aller jusqu’au sommet cette fois ?

-Oui, aujourd’hui, on y va, j’ai préparé à manger. On rentrera ce soir.

-Tu vois Léo, je t’avais dit ! s’enthousiasma Rémi. Avec Marine, on peut aller au bout du monde. C’est ça une vraie grande sœur. »

Les jeux habituels se mirent vite en place sous la houlette de Marine,  organisatrice et chef incontesté du trio. Elle était leur guide, celle qui connaissait tous les mystères de la forêt, les lieux enchantés, les chemins secrets, celle qui savait reconnaître les êtres magiques et communiquer avec eux dans des langues inconnues. Sa chambre regorgeait de livres, elle dévorait tout ce qui avait jailli depuis la nuit des Temps dans les esprits enflammés des conteurs de légendes.

 

« Venez ici, lança-t-elle à ses frères qui couraient entre les arbres. J’ai entendu une drôle de musique, là, vers ce gros chêne. »

Les deux garçons, immédiatement calmés, rejoignirent Marine qui se dirigeait vers un bloc solitaire, couvert de mousse.

« C’est peut-être les restes d’un ancien pilier du temple qui avait été construit ici par les Darmiens.

-Et c’était où la musique que tu as entendue ? murmura Rémi.

-Je ne sais pas, faisons le tour, » répondit-elle en posant délicatement une main sur la roche anguleuse. 

Les deux garçons se calèrent dans les pas de Marine qui scrutait le sol. Un peu inquiet, Léo, discrètement, demanda à son grand frère.

« C’était qui les Darmiens ?

-J’en sais rien moi, c’est Marine qui sait ça.

-Et où qu’ils sont ?

-Mais je n’en sais rien, je te dis !

-Chut, taisez-vous, coupa Marine, j’entends quelque chose. »

Elle se baissa, avança accroupie et parmi les herbes grasses, glissa les mains. Elle en ressortit un superbe escargot.

« Voilà notre musicien ! » annonça-t-elle rayonnante.

Léo dont les yeux en amande illuminaient son visage d’un sourire perpétuel ouvrit des billes grosses comme des calots et s’exclama :

« Mais c’est pas un musicien, c’est un escargot !

-Mon pauvre Léo, tu as encore beaucoup de choses à apprendre, soupira Marine en dodelinant de la tête. Tu as devant toi un des musiciens du temple des Darmiens. Et cette superbe coquille est également une conque, c’est elle que j’ai entendue tout à l’heure.

-C’est quoi une conque ? interrogea Rémi qui grattait sa tignasse hirsute d’un air éberlué.

-Un coquillage. Les Darmiens étaient un peuple de marins et ils utilisaient de très gros coquillages pour s’envoyer des messages ou pour égayer les fêtes.

-Des marins, ici, sur la Grande Montagne, dans les Alpes ? Qu’est-ce qu’ils faisaient là ?

-Mon cher petit frère, si tu lisais davantage, tu saurais qu’il y a des millions d’années, la Terre était pratiquement recouverte par les Océans. Tous les continents n’étaient pas encore apparus. Les Darmiens naviguaient déjà à cette époque et ils ont aperçu un jour le sommet de la Grande Montagne qui dépassait des eaux. Il y avait très peu de terres émergées et les marins les exploraient toutes systématiquement. Ils ont accosté et ils ont fondé une ville. Ce bloc n’est pas qu’un simple rocher, c’est sans doute un morceau de temple ou de rempart.

-Et qui c’est lui ? s’enquit Léo en s’approchant de l’escargot musicien.

-Ah, c’est une histoire terrible. Un jour, un autre navire est arrivé, un peuple que les Darmiens n’avaient jamais rencontré. Les Froggs. La peau de ces marins était jaune. Ils ont demandé aux Darmiens s’ils pouvaient accoster pour réparer leur navire qui prenait l’eau, ils avaient essuyé une tempête effroyable, plusieurs marins étaient tombés à la mer, ils étaient épuisés. Mais les Darmiens ont eu peur que ces marins inconnus ne veuillent ensuite les voler ou même les chasser de la Grande Montagne. Ils étaient nombreux. Alors le chef des Darmiens, Daegon, a donné l’ordre de les repousser. Le combat a été vite achevé. Les Froggs n’étaient pas en état de lutter. Ils se sont enfuis et à quelques encablures leur chaman ou leur sorcier si vous préférez s’est juché sur la proue et a hurlé :

« Moi, Daryabakir, grand chaman du peuple des Froggs, je vous maudis. Que les forces des ténèbres fassent de vous un peuple rampant. »

Le navire s’éloigna et sombra sûrement quelques jours plus tard car on n’entendit plus jamais parler d’eux. Quant aux Darmiens, pendant des siècles et des siècles, générations après générations, ils se sont transformés jusqu’à devenir ceci. »

Marine tendit sa main sur laquelle l’escargot tentait une fuite timide.

« Un peuple rampant, voilà les Darmiens d’aujourd’hui. Et tous les vers de terre, limaces et escargots qu’on pourrait trouver par ici appartiennent sans doute à ce peuple maudit.

-Mais comment tu fais pour les reconnaître, interrogea Rémi, estomaqué par les connaissances de sa sœur.

-Je t’ai déjà dit Rémi qu’il faut lire tous les jours si tu veux apprendre mais pas tes bandes dessinées ridicules, sacré bon sang, des vrais livres, des grimoires, des légendes, des épopées, des quêtes magiques ! Ces livres-là contiennent beaucoup plus de choses que ce qu’on croit. Il faut savoir écouter entre les lignes. Tous ces personnages mythiques sont éternels et leurs esprits virevoltent au cœur des mots. Ça se lit avec le cœur et pas qu’avec la tête.

-Je comprends rien, murmura Léo.

-Moi, non plus, avoua son grand frère.

-Pfff, vous me faites pitié, tiens, on dirait vraiment deux ignares. J’essaie de

vous faire comprendre que certains livres se lisent avec de l’amour. C’est comme ça que les personnages vous racontent bien plus de choses que ce que l’écrivain a bien voulu vous dire dans son histoire.

-Ouais, tu imagines quoi !

-N’importe quoi Rémi, je n’imagine pas, contesta vivement Marine, j’ai longtemps travaillé pour arriver à ça et si tu lisais au moins l’Odyssée d’Ulysse, tu verrais que tout ce que je dis est exact. Autrefois, les sorciers, les druides, et tous les magiciens pouvaient changer des hommes en pierre, en statue, ou en cochon !

-Ah, ah, en cochon, s’esclaffa Léo.

-Oui, parfaitement, repris Marine excédée par les doutes de ses frères. Tout ça est vrai et authentifié par les plus grands spécialistes. Et moi, un jour, je serai la plus grande spécialiste du monde.

-Ouah, la plus grande spécialiste du monde, dis donc, tu vas être vachement célèbre alors ! s’exclama Rémi.

-Ben, oui, bien sûr, qu’est-ce que tu crois, c’est sérieux tout ça, ajouta Marine, dédaigneuse. Je ne fais pas ça pour m’amuser, c’est du travail toutes ces recherches.

-Oui, bon, ça va, ne t’énerve pas. Nous aussi, on veut bien apprendre. Mais, bon, c’est mieux si tu nous racontes.

-Et bien, commencez déjà par arrêter d’être sceptiques. Sinon, c’est certain que les esprits des livres ne vous enseigneront jamais rien.

-Je veux bien moi, mais je ne sais pas qui c’est ces tiques, avoua Léo, piteusement.

-Sceptiques, bougre d’ignorant. Ça veut dire que tu ne veux pas croire ce que je te raconte.

-Ah, ben, si moi je veux bien, elles sont chouettes tes histoires.

-Et bien, depuis que je vous en raconte, il serait temps que vous compreniez que c’est du sérieux.

-Bon et tu peux nous dire pourquoi cet escargot Darmien joue de la musique ? demanda Rémi.

-C’est une complainte qui doit raconter la tragédie de ce peuple et la nostalgie du temps passé.

-Ben, en même temps, ils n’avaient qu’à accueillir les Froggs aussi et ça ne serait pas arrivé.

-Et oui mais la peur fait commettre bien des bêtises. Et quand on s’intéresse un peu à l’histoire de l’humanité, c’est pas les exemples qui manquent.

-Ah oui alors, ils sont forts les adultes pour se taper dessus dès qu’ils ont peur. A l’école, on a travaillé sur les deux guerres mondiales. Quelle boucherie.

-Tu me raconteras Rémi ? demanda Léo, intéressé. On en a causé aussi à l’école et ça m’intéresse.

-Ouais, si tu veux mais c’est pas joli, joli.

-Sûr que mes histoires sont moins terribles que celle-là, finit Marine en reposant l’escargot dans l’herbe. Allez, en route, faut qu’on avance si on veut arriver au sommet. J’ai dit à maman qu’on rentrerait en fin d’après-midi. »

 

Ils reprirent le chemin.  

 

A travers les dentelles des résineux impassibles, des coulées de soleil tombaient en rayons flamboyants. Ils s’amusaient à courir de l’un à l’autre en imaginant qu’ils ne devaient pas rester trop longtemps dans l’ombre dévoreuse. La lumière les sauvait des noirceurs cannibales. Rémi disait que des monstres anthropophages les guettaient dans les replis des pénombres. Seule la lumière céleste dispensait les refuges salvateurs. Marine ajoutait, en grande scientifique, que la vie végétale montait vers l’astre pour montrer aux humains la voie à suivre. La Terre était l’ancrage, le Ciel était l’aimant. On ne pouvait échapper à l’attraction de la Terre, on se devait d’apprendre à vivre avec elle, à la connaître, la comprendre, la respecter mais le Ciel, pour sa part, créait une attirance, un désir d’éveil, une évolution spirituelle. C’est pour ça qu’ils aimaient tant monter vers les sommets. Les montagnes établissaient un point de jonction. Les pieds au sol, la tête en haut.

 

Ils s’arrêtèrent à l’orée d’une clairière.  

« Bon, voilà, vous connaissez la méthode. Cherchons chacun une pierre plate. »

 

La trouée de verdure était un passage obligé mais dès leur première venue en ce lieu gorgé de soleil, Marine avait imposé une traversée toute particulière. Les garçons se souvenaient bien de ses explications.

 

« Il y a trop de lumière pour nous ici, les rayons solaires sont trop éblouissants, on n’a pas encore la capacité à en supporter autant. Il n’y a que les Anciens Sages qui savent en user. Nous, on risque d’en ressortir aveuglés. C’est trop puissant, vous comprenez. La lumière peut aussi être un danger quand on ne sait pas la recevoir. Certains se sont crus prêts et sont devenus fous. Il faut qu’on trouve chacun une pierre plate et qu’on la tienne au-dessus de notre tête et qu’on traverse en courant. Mais il faut attendre aussi un signal de départ.

-C’est quoi ce signal déjà ? demanda Léo, attentif.

-On doit attendre de voir un insecte s’engager dans le pré. C’est le signe que les rayons sont supportables sur une courte durée. Les animaux le savent, ils le sentent.»

 

Ils avaient franchi deux fois ce gué vers les hauteurs. Un jeu très sérieux que les garçons n’auraient jamais contesté. 

 

À cet instant, l’étendue, saturée de lumière, somnolait dans l’apathie des chaleurs écrasantes. Nul insecte, aucune brise, pas un mouvement d’herbe. 

 

Ils s’engagèrent sous les frondaisons et fouillèrent sous les mousses épaisses, au pied des talus, entre les arabesques des racines.

« J’en ai une, annonça Léo. »

Il la déposa au seuil de l’ombre et retourna aider son grand frère.

« Moi aussi, dit Marine, une bien belle en plus. »

Elle ajouta son bouclier improvisé aux côtés de celui de Léo et reprit ses recherches. Elle suivit le liseré d’ombre et de lumière et pensa secrètement à ce jour béni où elle aurait en elle assez de sagesse pour entrer librement au cœur des lumières les plus vives. Elle savait qu’elle y parviendrait. Elle pensa avec amour à ses parents qui lui avaient lu des milliers de livres et à son père qui lui avait raconté des milliers d’histoires, et à tous ces ouvrages savants qu’elle dévorait depuis qu’elle avait compris le langage des lettres. Elle n’aimait pas vraiment l’école et tout ce temps perdu. L’essentiel n’était pas dans les livres de classe. Ceux-là ne parlaient que rarement de la vie. Il n’y avait que les sciences qu’elle aimait passionnément. Elle voulait tout savoir. Même les livres de français avaient fini par la lasser. Toujours de la technique, de la technique, des exercices et encore des exercices…Comme s’il suffisait d’apprendre à un jardinier à se servir d’une bêche pour savoir cultiver. C’est l’amour qu’il faut saisir avant tout et elle aimait les livres sans avoir besoin d’en connaître les techniques d’écriture. Et c’est en aimant les histoires qu’elle avait fini par savoir les créer. Ça s’était fait tout seul parce qu’en elle, les mots se savaient accueillis avec amour. Pas comme de simples outils. Mais comme des êtres à comprendre.

Elle s’accrochait pourtant aux leçons de géographie même si elle savait très bien que les voyages étaient la seule possibilité de connaître la Terre. Les livres n’étaient que des produits de substitution nécessairement insuffisants. Juste des pistes pour plus tard.

Les romans n’entraient pas dans cet espace de travail. Elle les lisait comme autant de rencontres avec des compagnons de vie. C’était un cadeau immense. Inestimable.   

 

« J’en ai un ! » cria Rémi.

Elle sortit de ses pensées et rejoignit ses frères.

Debout, à la frontière des arbres, ils observèrent la clairière et le chemin qui la traversait en ligne droite, comme un fil conducteur. Le peuple des résineux et des quelques feuillus épars formaient une parade respectueuse, des élancées de branches, comme des parasols aventureux, avançaient prudemment dans le champ de lumière, les aiguilles assommées de chaleurs tenaces réclamaient certainement des quantités précieuses de résine, des flux obstinés sous le flot ardent. A leurs côtés, le tronc immense d’un hêtre séculaire dressait vers les azurs des houles de verdure figée. Marine sourit en observant Léo qui caressait machinalement l’écorce. Elle était si heureuse de sentir gonfler dans l’esprit de ses deux frères adorés cet amour de la vie, tout ce qui vibrait en elle depuis si longtemps.

« Faut qu’on voit un animal traverser alors, c’est ça Marine ? demanda Léo, les yeux aux aguets.

-Oui, c’est ça, et un papillon, ça serait l’idéal.

-Pourquoi ça ? interrogea Rémi immédiatement.

- Les papillons sont des animaux très sages. Chez les Grecs autrefois, le papillon symbolisait l’immortalité de l’âme. J’aime bien l’idée surtout que la chenille sait en elle qu’elle doit se couper de la vie rampante pour devenir un esprit ailé.

-C’est quoi l’âme ? demanda Léo.

-L’immortalité en tout cas, je sais ce que c’est, annonça Rémi fièrement. C’est quand on ne meurt jamais.

-Et bien l’âme, continua Marine, c’est peut-être ce qui ne meurt jamais. Dans tout ce qui vit. Mais je dois lire encore pour en savoir davantage.

-Tu nous diras après alors ?

-Vous pouvez lire aussi les garçons. Faudrait peut-être commencer à ne plus compter que sur moi pour découvrir ce qui vous attire.

-Ben, on lit, dis donc. Y’a pas que toi, s’insurgea Rémi. J’ai fini « Sa majesté des mouches », cette nuit.

-Ah, une très bonne lecture ça, félicitations petit frère.

-Ça parle de la reine des mouches ? demanda Léo.

-Mais non, c’est une bande d’enfants qui se retrouvent sur une île, tous les adultes sont morts quand le bateau a coulé alors ils doivent s’organiser mais il y a des disputes.

-Et ça finit comment ?

-Ah, ben si je te le dis, c’est nul. Je te le passerai et tu verras bien. 

-Chut, » ordonna Marine.

 

Une brise légère murmurait aux branches des parfums d’altitude. Une caresse invisible et délicate, une haleine aux couleurs de nuages.

Ils entendaient frissonner les arbres.

 

« Là, cria Marine, un papillon ! »

Ils saisirent chacun leur pierre et les posèrent au-dessus de leur tête. Marine s’élança sur le chemin. Les garçons la suivirent de près. Rémi fermait la course folle. Ils n’avaient même pas vu le papillon mais accordait une confiance absolue à leur grande sœur. Ils couraient éperdument dans ses pas. Léo gardant à l’esprit la peur de l’aveuglement. Et au creux de son ventre le plaisir ineffable de sentir bouillir dans ses entrailles la force de son courage. « Plus fort que la peur », c’était sa devise.

Courir avec les bras levés tenant une pierre n’était pas chose aisée. Ils parvinrent de l’autre côté de la clairière les poumons en feu. Ils cachèrent précieusement leur bouclier en reprenant leur souffle.

« Comment tu savais qu’un papillon allait arriver Marine ?  Tu nous as dit « chut » et juste après il est arrivé. Comment tu fais ça ?

-Il y avait un peu de vent. Je me doutais qu’un insecte allait en profiter pour traverser le champ. Il faut toujours écouter la nature. C’est elle qui dirige. Il y a toujours des signes quand on fait attention. Mais pour écouter la Nature, il faut se taire dans sa tête et arrêtez de penser en homme. Il faut devenir papillon par exemple.

-Et ben, c’est pas à l’école qu’on va apprendre ça, se plaignit Léo.

-A l’école, on désapprend principalement ce qui fait de nous des êtres de nature, pour finir par nous convaincre qu’on vaut bien mieux qu’elle et qu’on doit la dominer absolument, et même jusqu’à la détruire. Il y a des jours où j’aurais aimé naître dans la jungle amazonienne ou chez les Aborigènes. Pour moi, l’école, il faut surtout apprendre à lutter contre elle et pourtant on doit y passer. C’est comme si on tombait dans une moulinette et qu’on devait s’efforcer d’arriver entier de l’autre côté.

-Franchement, le nombre de fois où je me demande ce que je fais dans la classe, ajouta Rémi. Je regarde les forêts par la fenêtre et je pense à tout ce que je pourrais faire là-bas. Et au lieu de ça, j’apprends l’histoire de France ou les fractions ou les conjonctions de coordination, ça me saoule.

-On n’a pas le choix Rémi, tu le sais bien. Faut essayer de retirer le bon de tout ça, faut faire du tri, apprendre tes leçons pour qu’on te fiche la paix. Essayer de ne pas laisser passer les choses les plus intéressantes, faut pas s’enfermer dans la colère, sinon, c’est comme si tu avais les oreilles bouchées. Un jour, ça s’arrêtera et on pourra commencer à vivre vraiment. Disons que l’école nous donne la possibilité d’être un jour autonome, qu’on puisse se débrouiller, avoir un métier. Mais le plus important pour l’instant, c’est quand même d’apprendre, juste pour savoir. Et puis parfois, y’a des profs chouettes au collège, ils sont rares, c’est certain mais c’est important de ne pas briser leur passion.

-Ouais, faut des diplômes et tout le tralala, je connais la rengaine. Mais, bon, en attendant, c’est quand même sacrément long.

-Et moi, si je veux être aventurier ou alpiniste, j’ai pas besoin de diplômes, contesta Léo. Je peux bien arrêter si c’est que pour ça. J’apprendrai plus de chose en courant en montagne.

-Et avec quoi, tu vas gagner des sous pour voyager ? rétorqua Marine, en grande sœur inquiète.

-Ouais, des sous, toujours des sous…Ça aussi, ça me saoule, répliqua Rémi.

- Bon, allez les garçons, on monte, on a encore du chemin. On parlera de ça une autre fois.

-Oui, ben, moi il faut que je boive un coup d’abord, ça m’a donné soif cette course, annonça Rémi.

-Oui, d’accord, de toute façon il y a le torrent du Bens plus haut, on remplira les gourdes. »

 

Marcher droit dans la pente lorsque le chemin oubliait de tracer des diagonales, enjamber des troncs couchés, se glisser sous les frondaisons basses des feuillus échevelés, des buissons enlacés, le chemin devenait sentier puis une sente discrète, juste marqué par les pas appliqués des chevreuils et des biches, des cerfs et des sangliers.

« On n’est plus très loin des alpages, hein Marine ?

-Non, on arrive bientôt. »

 

Ils étaient souvent venus sur la Grande Montagne. En toutes saisons et même en hiver avec les raquettes à neige. Mais lorsque les parents les guidaient, ils n’attachaient pas vraiment d’importance au cheminement et aux distances. C’est depuis qu’ils avaient l’autorisation de monter eux trois vers les hauteurs qu’ils avaient pris conscience des distances incroyables qu’ils avaient pu parcourir depuis qu’ils savaient marcher.

Ils avaient sans doute passé davantage de temps dehors qu’à l’intérieur d’une habitation et ils en étaient immensément heureux.

Léo avait quatre ans quand il avait atteint le sommet de l’Arclusaz, les derniers mètres en escalade, avec son frère et sa sœur, encordés comme de vrais alpinistes entre les deux parents. Des adultes les avaient félicités tous les trois. Ils avaient fait une sieste à la descente, à l’ombre d’un hêtre. Sept heures aller-retour. C’était le début d’une éblouissante aventure sur les pentes. Ils avaient tant de souvenirs épiques en mémoire ! Le ski de fond sur les grands plateaux du Vercors, leur père les tirait avec une corde  quand ils étaient fatigués, ils devenaient mushers et lui Torok, le bon husky, les raquettes à neige en Chartreuse, dans les forêts de résineux, ils se glissaient sous les parures enneigées et suivaient les traces des animaux, l’escalade au soleil et les sommets qui s’égrenaient comme autant de tremplins à leurs envols, toujours cette nature à étreindre pour apprendre à ouvrir ses bras, tout son corps, et son cœur, et son âme. Le nombre de fois où ils s’étaient perdus, leurs parents étaient très forts pour ça, quelles rigolades ça donnait ! Ils se retrouvaient dans des pentes ravinées où il fallait sortir la corde, ils suivaient des pistes de chevreuils ou de chamois, discutaient sur une direction à prendre, découvraient par hasard un ruisseau perdu, une grotte, un torrent, une doline moussue où ils faisaient la sieste, un chaos rocheux où ils s’amusaient à grimper, ils étaient surpris parfois par des averses soudaines, cette sortie en Chartreuse où l’eau de pluie leur sortait par les chaussures et où ils avaient eu le droit de sauter à pieds joints dans toutes les flaques, trempés jusqu’au slip, quelle rigolade, des balades de six heures quand ils partaient pour une promenade tranquille, ils se méfiaient des « promenades tranquilles » des parents, elles devenaient bien souvent des galères épiques qui les remplissaient de souvenirs inoubliables, même s’ils rejoignaient la voiture les pieds en feu, les cuisses carbonisées, les dos fourbus. Toutes ces heures merveilleuses là-haut. La tête en altitude.

 

Depuis qu’ils avaient le droit de monter seuls, ils usaient de tout le savoir transmis. Avec une infinie reconnaissance pour leurs parents.

 

Ils y pensaient immanquablement, chacun dans le secret de leur mémoire enflammée, dès qu’ils s’engageaient en forêt. Leur père disait que les arbres  gardaient dans le frémissement de leurs feuillages, sous les écorces tendues, dans les racines opiniâtres, dans les flux obstinés de résine, toutes les histoires du Petit Peuple. Toutes ces aventures que leur père avait racontées à chaque sortie. Il disait n’entendre parler en lui les êtres magiques qu’en altitude. Alors, personne ne rechignait à se lever au petit matin. Dès les premiers pas sur le chemin, ils attendaient la première phrase avec une impatience fébrile.

« Il était une fois… »

Et la journée entière s’égrenait au fil des mots. Il y avait bien entendu des pauses pour se désaltérer, des jeux, des silences attentifs à la recherche d’un chevreuil au cœur d’un sous-bois, l’étude de la carte, l’observation prolongée d’une fourmilière, un écureuil bondissant, une sieste dans le babillage hypnotique d’un ruisseau glougloutant, un feu de camp, le bonheur des flammes dans le creuset des pierres en rond, l’odeur entêtante d’une vieille cabane, le bois chargé du parfum des saisons, l’exhalaison pénétrante d’un marais, le frissonnement des feuilles sèches sous les pas, un bout de pain avec un saucisson sec coupé en rondelles, des noisettes, une barre de chocolat, le thé chaud, des bonheurs en chapelets interminables. L’histoire, elle, ne s’égarait jamais en cours de route.

 

« C’est pas ici qu’on avait fait une bataille de pommes de pin ? demanda Léo.

-Oui, je crois bien, quel fou rire, confirma Rémi. Et un peu plus loin, il y a une vieille cabane. On avait mangé là, l’hiver dernier.

-Oui, oui, c’était génial, on avait pris les luges pelles pour la descente !

-Oh, moi, je trouve que la plus belle descente en luge, c’est celle du Champet.

-Tu te souviens du vol plané que tu as fait Marine ?

-Tu parles que je m’en souviens, j’ai décollé sur le talus et je me suis écrabouillée trois mètres plus loin.

-Je me souviendrai toujours de ta tête quand tu étais en l’air !

-Tiens, l’hiver prochain, on remontera ici en raquettes et on fera la descente en luge. Maintenant, on connaît le chemin.

-Yeahh ! trop chouette ça !! lança Léo, enthousiaste.

 

Ils montèrent encore sans jamais éprouver la moindre lassitude, ils gardaient en tête l’objectif du jour. La Grande Montagne. C’est pour l’atteindre qu’ils étaient partis au petit matin. Un périple réservé aux vrais marcheurs. Pas ceux qui se plaignent de la pente ou que c’est trop long ou qu’il fait trop chaud ou trop froid ou trop tiède. Eux, ils savaient marcher sans s’arrêter dans leur tête à la première plainte. C’est leur corps qui commandait, c’est lui qui les entraînait en altitude. Un bonheur physique, un besoin irrépressible, une nourriture indispensable.

 

Depuis qu’il avait appris à skier, Rémi rêvait de longues courbes dans des neiges pulvérulentes. Depuis qu’il avait appris l’escalade, Léo rêvait de piliers granitiques montant jusqu’au ciel. Depuis qu’elle avait senti vibrer en elle une vie insatiable, Marine rêvait d’en connaître tous les mystères. Monter vers les airs purifiés insufflait en eux les ferments nécessaires. Leurs muscles s’étaient forgés dans les désirs d’horizons, leurs forces s’étaient sustentées dans les levers du soleil, dans les trains de nuages courant sur les crêtes, la rosée du matin perlant les champs d’herbes, les ronflements du vent sur les arêtes, les offrandes infinies de cette nature adorée.

 

Ils approchèrent des alpages. Les arbres se dispersaient comme des éclaireurs en mission. Des trouées d’herbes drues parsemaient leurs tapis verdoyants. Des peuples de pierres enchâssés dans la terre observaient ce mélange des genres avec un détachement millénaire. Léo s’amusa à grimper sur les blocs imposants. Sentir sous ses doigts les grains rugueux, deviner les mouvements, équilibrer son corps, se hisser posément, se dresser fièrement, des bonheurs à saisir, sans chercher à les expliquer, juste aimer cette joie toute simple d’un corps qui s’enflamme.

 

« Dis donc Marine, pourquoi quand on est au soleil ici, on ne risque rien avec la lumière ? Alors qu’en bas, tout à l’heure, tu as dit qu’on devait se protéger. Papa a toujours dit quand on montait qu’on devait mettre des lunettes de soleil.

-Ça n’est pas la même lumière, Rémi. Moi, je parle de la lumière de la sagesse. Ici, on est en altitude. C’est une lumière totalement pure. En bas, c’est pollué par les pensées des hommes. C’est pour ça que les Sages vivaient souvent sur des montagnes. Ils montaient pour apprendre et quand ils étaient prêts, ils pouvaient redescendre parmi les hommes sans risquer d’être intoxiqués.

-Il n’y en a plus des Sages ?

-Si, sûrement mais ils ne redescendent plus, ça ne sert à rien, plus personne ne les écoute.

-Pourquoi ? demanda Léo.

-Les gens sont aveuglés. Ils croient que leur progrès est une lumière favorable. Ils n’ont pas su apprendre l’essentiel. C’est pas parce que les villes sont éclairées la nuit que les gens y voient clair. Tout ça, c’est de l’orgueil. Les êtres humains sont des prétentieux.

-C’est triste quand même, ajouta Rémi.

-Surtout que c’est une prétention destructrice. C’est ça le pire. J’ai lu un livre sur les forêts tropicales. C’est un massacre. Des arbres coupés, des animaux tués, tout leur territoire qui est saccagé. C’est épouvantable.  Ça m’a fait pleurer. Il y avait la photo d’un gorille et dans ses yeux, c’était plein de tristesse. Les animaux ne peuvent pas comprendre ce qui se passe et ils ne peuvent rien faire.

-Pfou, c’est des salauds ces hommes-là, lança Rémi furieusement.

- Des aveuglés, rectifia Marine. Trop de lumière d’un coup. Des lumières artificielles.

-C’est pour ça qu’on est toujours tout seul par ici ? interrogea Léo.

-Oui, Léo, c’est un peu comme si certains êtres humains étaient devenus des évadés. C’est pour ça qu’il faut monter en altitude. Il faut apprendre la vraie lumière.

-C’est quoi ?

- Pour moi, c’est l’amour de la vie. Je veux comprendre la vie.

- Je ne comprends rien, dit Léo piteusement.

-Mais si Léo, tu comprends avec ton corps, c’est pour ça que tu es ici. C’est ça que papa et maman nous ont appris. C’est notre corps qui peut nous sauver, sentir vibrer la vie et aimer ce qui est réel en abandonnant les valeurs artificielles. Tu verras, ça va s’éclaircir avec le temps. Comme pour moi. »

 

Monter vers les hauteurs. La Grande Montagne au-dessus de leurs corps obstinés. Le chemin comme une ligne de vie, serpentant entre les pierres, cette pureté indéfinissable de la lumière d’en haut, des nuages chatoyants punaisés sur la toile cirée du bleu du ciel, les yeux courant sur les pentes, les cris aigus d’une buse, une goutte de sueur perlant au bout du nez, les rires, boire au torrent une eau cristalline, surprendre la course pataude d’une marmotte prudente, s’éblouir des rubans de neige étincelants dans les couloirs encaissés, saisir au vol les parfums libérés, écouter parfois dans un silence respectueux le tournoiement de la Terre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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