Jarwal le lutin (tome 2, chapitre 1)

 

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CHAPITRE 1

 

« Vous retournez au Petit Lac Vert, Marine ? C’est la deuxième fois de suite. Vous l’aimez bien ce coin ?

-Oui, Mam, c’est chouette là-haut.

-Mais qu’est-ce que vous y faites toute la journée ?

-On veut construire un abri et cet été on ira dormir là-bas.

-Ah, bon, rien que ça ! Et on pourra venir ?

-Ah, ben oui, bien sûr Mam. Quand ça sera fini, on vous invitera, Pap et toi.

-Et vous voulez faire ça en pierre ?

-Oui, oui, un abri bien solide et confortable. Les garçons sont prêts à travailler comme des forçats, mieux que pour le rangement de leur chambre !

-Dis donc, Marine, t’arrêtes tes allusions perfides, contesta Rémi.

-Et moi, ma chambre, elle est rangée, ajouta Léo, même qu’hier en allant me coucher, j’ai trouvé mon lit tout de suite !

-Oui, et bien, avant de partir, je veux un rangement complet du bazar et je monte vérifier !

-Oh, non, Mam, faut qu’on y aille, c’est pressé !

-Rien du tout, Marine ! Et pressé pourquoi d’abord. Vous avez un rendez-vous ?

-Oui, exactement, lança aussitôt Léo.

-Un rendez-vous avec la montagne, coupa immédiatement Rémi en fusillant son petit frère du regard.

-Oui, et bien, elle n’est pas pressée, la montagne, elle peut vous attendre, et d’ailleurs, chez elle, tout est bien rangée, alors, vous suivez son exemple. Allez, hop, filez, je débarrasse la table, je fais la vaisselle, je range un peu en bas et je monte vérifier votre travail. »

 

Les trois enfants se précipitèrent à l’étage et se retrouvèrent dans l’antre de Léo.

« C’est malin ça, Léo, tu ne pouvais pas te taire non !

-Oh, ça va Rémi hein ! Ta chambre elle n’est pas mieux que la mienne.

-Stop, les garçons, vous n’avez qu’à ranger un peu tous les jours aussi et ça n’arriverait pas !

-Gnagnagna, et voilà madame la donneuse de leçons qui se la ramène ! Et puis dis donc, c’est toi qui as parlé du rangement la première.

-Pfou, vous êtes pénibles, c’est toujours pareil avec vous ! On est là à ranger alors qu’on devrait prendre la route. C’est quand même pas normal que je sois au milieu de votre bazar alors que je m’occupe déjà de mes affaires.

-Bon, on s’y met où on se dispute jusqu’à la nuit ?

-T’as raison Rémi. Léo, va mettre ton linge sale dans la panière, range ton bureau, les bandes dessinées, les bouquins de classe, le matériel d’escalade, les papiers de goûters, Rémi, va faire ton lit, descends tes skis au garage, range tes revues de montagne, essaie de retrouver ton bureau, je m’occupe de la salle de bain, quand y’aura plus rien par terre, je passerai l’aspirateur dans les chambres. »

Léo, incapable d’arrêter de gigoter, se planta devant son frère et sa sœur.

« Et dites donc, vous avez bien entendu comme moi tout à l’heure alors ?

-Oui, Léo, on te l’a déjà dit. »

 

Jarwal.

 

Ils étaient encore emmitouflés dans la chaleur de leur couette, les visions intérieures courant sur les pentes, le souvenir du lutin disparaissant derrière la crête arrondie, la timbale dans le sac de Rémi. Ce désir si fort de le revoir. Et pourtant, cette inquiétude que tout ça ne soit plus jamais possible, comme un voyageur qui serait passé dans leur vie et qui aurait continué son chemin.

Et puis…

Léo avait bondi de son lit et déboulé dans la chambre de Rémi qui enfilait déjà son pantalon des bois, le sourire jusqu’aux oreilles, Marine avait jailli comme une tornade et avait failli s’affaler sur le sac de montagne, abandonné à l’entrée de la chambre.

« Vous aussi ? avait-elle demandé, les yeux pétillants.

-Oui, il a dit qu’il nous attendait, qu’il serait au Lac Vert, répondit Léo.

-Pareil pour moi ! se réjouit Rémi. C’est fou ça, on est relié comme des ordinateurs en réseau.

-Et ben là, c’est gratuit, commenta Léo. Et c’est du haut débit non stop ! »

 

Cette joie dans leur corps, dans leur âme, ce bonheur d’une réalité partagée, d’un secret commun. Cette amitié extraordinaire, cette confiance offerte, par-delà l’appartenance à une espèce humaine, par-delà la raison.

 

« Il va nous raconter une autre histoire alors ?

-J’espère bien Léo.

-De toute façon, même si c’est juste pour discuter avec lui, c’est déjà tellement formidable.

-Oui, Marine, tu as raison mais n’empêche qu’on n’a toujours pas osé en parler à d’autres enfants et ça ne va pas être facile de l’avouer.

-On aurait pu le raconter aux parents quand même.

-Tu sais bien Rémi que Jarwal a parlé des enfants. C’est vers eux qu’il nous demande d’aller.

-Ben, disons, qu’avec les parents, ça aurait fait un entraînement. Je suis sûr qu’ils nous écouteraient.

-Je sais bien Rémi mais ça ne changerait rien. Pap et Mam savent déjà tout ça. D’ailleurs, c’est grâce à eux que Jarwal nous a contactés. C’est eux qui nous ont tout appris.

-Et bien, on pourrait au moins leur raconter ce qui nous arrive pour les remercier.

-On doit demander à Jarwal d’abord. »

 

Marine avait saisi l’aspirateur et courait dans les pièces, comme poursuivie par un monstre électrique à roulettes. Léo attrapait au vol ce qu’elle jetait en l’air, chemises, chaussettes et autres vêtements délaissés, Rémi essayait de sauver les photos de ski qu’elle jetait dans la poubelle, c’était une tornade, une avalanche ordonnatrice, un condensé de toutes les ménagères les plus actives.

« Mais bon sang, tu te calmes Marine, on n’a même pas eu le temps de commencer, criait Rémi pour couvrir le hurlement de l’aspirateur. Tu devais faire la salle de bain !

-Et ben, j’ai fini moi ! Et ma chambre, elle est impeccable. Allez, bougez-vous tas de fainéants. Faut qu’on y aille ! »

 

L’objectif les stimula au-delà de toute lassitude, ils ne contestèrent pas les ordres de leur sœur, une motivation inépuisable. Ils s’activèrent comme des forcenés.

 

Retrouver Jarwal.

 

« Et bien, les enfants, alors, là  je dis chapeau bas ! Rarement vu un rangement aussi efficace. Vous êtes déchaînés aujourd’hui !

-Oui, Mam, on veut sortir.

-Et vos devoirs au fait ?

-On a tout fait hier soir. »

Léo ne parla pas de la leçon de géographie qu’il devait réviser, Rémi ne dit rien de son devoir de Français à finir…Trop de risques.

« C’est bon, les garçons alors, vous n’avez plus rien à faire ?

-Une petite révision, juste une lecture parce que je sais déjà tout, annonça Léo en regardant par terre, mais vraiment c’est rien du tout.

-Vous me montrerez ça ce soir quand vous rentrerez.

-Ok, Mam, on peut y aller alors ?

-Oui, filez, j’ai préparé un pique-nique.

-Super ! Merci Mam ! Allez, les garçons, en route. »

 

Les sacs à dos, les casquettes, gourdes, casse-croûte.

La timbale de Jarwal.

 

Ils s’engagèrent sur le chemin qui passait derrière l’église du village et rejoignirent rapidement le sentier qui montait dans la forêt. Il leur fallait dix minutes pour se retrouver dans une nature silencieuse, aucune habitation, aucune route, aucun signe humain, sinon le sentier, au cœur des bois, là où ils aimaient tant courir, éprouver leurs forces, discuter, découvrir des arbres, des plantes, suivre des traces de chevreuils ou une harde de sangliers, jouer à cache-cache, respirer les parfums lourds des mousses épaisses et des tapis de feuilles.

Marine avait engagé un rythme élevé qui ne laissait pas le temps aux garçons de s’amuser comme ils avaient l’habitude de le faire. Ils ne s’en plaignirent pas. L’objectif était différent et rien ne les aurait détournés de cette euphorie des retrouvailles. Tellement de choses à demander, cette impatience qui bouillonnait en eux, une nouvelle histoire, peut-être Jackmor, dans un autre lieu, et Gwendoline et d’autres personnages, une autre aventure, « des leçons de vie » avait dit Jarwal.

 

Toutes ces discussions entre eux depuis cette rencontre. Ils avaient cherché à établir une liste de progrès essentiellement positifs. Mais sur quels critères pouvaient-ils juger d’un aspect favorable ou d’une utilisation négative ? C’était si compliqué. Même la médecine leur posait problème. Marine avait dit que les progrès scientifiques avaient amené les gens à se détourner de leur propre capacité à rester en bonne santé parce qu’ils savaient que la médecine était là pour les prendre en charge. Il était pourtant indéniable qu’un chirurgien capable de réduire une simple fracture évitait au blessé de devenir impotent. Ce progrès-là était évident. Combien de pays pauvres auraient eu besoin de ces soins ? Combien d’enfants mourraient parce qu’ils ne bénéficieraient pas des soins vitaux ? Mais combien de Français se tuaient à petit feu en se gavant de médicaments ? Et combien d’Américains mourraient obèses parce qu’ils profitaient à outrance d’une nourriture trop riche ? Les progrès alimentaires, la surexploitation des ressources naturelles, le développement des réseaux de distribution, les concentrations commerciales, les publicités déployées à longueur de journée, tout cela n’assurait pas nécessairement le bien être des consommateurs et les manques alimentaires condamnaient de leur côté les enfants d’Afrique. Un progrès réel aurait été de pouvoir octroyer à toutes les populations les mêmes aménagements. Au lieu de ça, certains pays occidentaux croulaient sous l’opulence et d’autres populations à travers le Monde survivaient douloureusement.

Toutes ces questions, toutes ces différences les étourdissaient et ils n’arrivaient pas à tirer de conclusions définitives de ces multiples échanges.

 

 

Ils montaient vers le torrent du Bens. Le chemin était large et leur permettait de marcher côte à côte. Les débats avaient repris. Toujours ce progrès qui les tourneboulait.

« Moi, je l’aime bien mon sac à dos que j’ai eu à mon anniversaire alors que l’autre que j’avais avant, il me faisait mal aux épaules. C’est bien, ce progrès-là.

-Oui, bien sûr, Léo, je ne dis pas le contraire, évidemment qu’on peut trouver plein d’exemples comme ceux-là.

-Ben, tiens, enchaîna Rémi, mon VTT avec les vitesses à cliquets, c’est quand même sacrément mieux que les poignées tournantes que je n’arrivais même pas à utiliser.

-Oui, oui, les garçons, je ne dis pas le contraire. Moi aussi, je suis contente de mon nouvel appareil photo, rien à voir avec celui que j’avais avant. Mais le problème, c’est de savoir déjà si c’est nécessaire et deuxièmement si ça ne conduit pas à une destruction de la Nature. J’ai lu par exemple que tous les ordinateurs sont très polluants à cause des microprocesseurs qui ne sont pas recyclés. Et pourtant tout le monde veut en avoir un. C’est ça qui me déplaît. Je ne suis pas sûre qu’on soit capable de ne pas succomber à des modes de toutes sortes. Et que par ignorance, on ne connaît pas les effets secondaires de ces modes. Et ça fait très longtemps que ça dure. Et puis il y a autre chose qui me gêne, c’est l’absence d’attachement à tous ces objets qui nous entourent. On sait que dans peu de temps, il y aura un produit encore plus performant qui sortira alors on n’a aucun scrupule à démolir celui qu’on a maintenant. Cette amélioration constante amène les gens à ne pas préserver autant les objets qu’ils possèdent. Je pense qu’autrefois Mémé Crédou par exemple, elle prenait plus de soin de ses affaires. Maintenant, on balance ou alors on jalouse son voisin jusqu’à ce qu’on achète un produit plus récent. C’est une course à la possession mais au final, je me demande si ça n’est pas les gens qui sont possédés par leurs objets.

-Je pense plutôt qu’ils appartiennent à l’objet qu’ils n’ont pas encore mais dont ils ont envie. Quitte à oublier celui qu’ils ont déjà.

-Ah oui, bravo Rémi, c’est exactement ça. Ils appartiennent à leurs désirs en quelque sorte.

-Mais cette fois, c’est un désir qui n’est pas amené par un manque, c’est plutôt un désir artificiel qui finit par devenir un manque. C’est juste commercial. Tout est à l’envers. On est juste des pigeons quoi.

-Et bien, dis donc, Rémi, tu vas plus vite que moi aujourd’hui, c’est chouette tout ce que tu dis.

-Merci ma grande sœur, mais je suis motivé aussi ! Je veux faire des progrès et arrêter de tout gober ce qui se raconte à droite à gauche. Et puis, il y a Jarwal aussi. La dernière fois, il y a trop de choses que je n’arrivais pas à suivre alors je me suis mis à cogiter sec et je trouve que plus je réfléchis et plus c’est facile de réfléchir.

-Ah, ouais, ben si tu pouvais me filer un coup de main, ça m’arrangerait, coupa Léo, un peu dépité, parce que moi, plus j’essaie de réfléchir et plus je me trouve nul.

-Mais arrête de te dévaloriser Léo, tu te rends pas compte de tout ce que tu sais déjà parce que tu voudrais en savoir comme nous. Tu te compares et du coup tu te trouves nul. C’est comme à l’école ça. Il y a toujours quelqu’un de plus fort que toi quelque part mais tu t’en fiches. Ce qui compte, c’est que tu continues à faire mieux que toi, mieux que ce que tu faisais la veille. Le seul point de repère, c’est toi et pas les autres autour de toi. Sinon, c’est comme si tu t’accrochais un boulet aux pieds et tu ne peux plus avancer ou beaucoup moins vite. Comme si tous les gens autour de toi étaient accrochés à toi et que tu les tirais jusqu’à t’épuiser. C’est l’école qui nous apprend à agir comme ça mais c’est une grosse bêtise.

-Merci Marine, tu es gentille. Je vais essayer de faire comme tu dis. »

 

Le printemps dans toute sa puissance, des feuilles goulues épanouies comme des soleils, affamées de sève, luisantes de jus nourricier, les cimes des arbres dressées vers la lumière, des racines pompant avidement les sucs fondateurs, toute la nature en éveil, tendue vers l’astre, aimantée, fascinée, exacerbée par les lumières et les chaleurs.

Ils marchaient les yeux attirés par les palettes de couleurs, des parfums flamboyants vagabondaient sous les frondaisons, des senteurs humides montaient de la terre grasse, des mousses chatoyantes éparpillaient leur tapis moelleux, des oiseaux invisibles dans les feuillages entamaient des parades affriolantes, des désirs d’union insatiables, des déclarations enflammées courant de branches en branches, les insectes fureteurs cavalaient de toutes parts, des foules de carapaces bigarrées, scarabées et fourmis, scolopendres et bousiers, capricornes et lucanes comme une euphorie communicative, une agitation frénétique, boulimique, une ardeur vivace.

Les trois enfants grimpaient sur un rythme effréné, envahis eux aussi par ce courant vertical, ce désir de s’élever, de monter vers les cimes. Cette joie en eux, ils la connaissaient depuis longtemps, ce foisonnement sensoriel, cette exaltation de la vie qui réjouit l’âme, ce sourire qui se dessine sans que rien ne l’amène, aucune intention, aucune raison, juste un flamboiement intérieur comme si toute cette nature magnifiée cascadait dans les fibres, jaillissait dans les muscles, déboulait dans les corps, une fusion inaltérable, insoumise, inévitable.

Ce bonheur en eux.

 

Ils sortirent de la forêt plus rapidement qu’ils ne l’avaient jamais fait. La traversée de la clairière, munis des pierres protectrices s’était faite au pas de charge.

« Eh oh, on peut boire un coup quand même, réclama Léo, en sueur.

-C’est pas de refus, acquiesça Rémi. »

Ils posèrent les sacs à dos et sortirent les gourdes. Rémi se servit dans la timbale de Jarwal.

« Je suis sacrément content qu’elle soit là cette tasse cabossée ! Je sais que tout ça n’est pas qu’une illusion et que notre ami est bien réel.

-Ce qui est réel aussi, enchaîna Marine, c’est que cette histoire nous a projetés dans une espèce d’ascension, comme si maintenant, on ne pouvait que progresser, mieux comprendre tout ce qui se passe en nous et autour de nous, comme si Jarwal nous ouvrait les yeux.

-Les yeux ou la tête.

-Oui, Rémi, bien entendu. Les yeux, c’est un peu une façon de parler. Surtout qu’en fait, quand on se contente de regarder avec les yeux, on manque tout le reste.

-Ça veut dire quoi ça Marine ?

-Je pense qu’on utilise trop notre regard Léo. Qu’on oublie nos autres perceptions et pas seulement les autres sens. Comme si on était enfermé dans des habitudes, comme si la réalité qui nous entoure ne prenait forme qu’à travers notre façon d’observer. Mais, regarde Jarwal, c’est une réalité qu’on n’aurait jamais imaginée ! Alors, dans ce cas-là, pourquoi est-ce que tout le reste serait la réalité entière. Peut-être qu’on n’arrive pas à la percevoir parce qu’on croit qu’on regarde de la bonne façon.

-Et comment il faudrait regarder alors ?

-Saint-Exupéry disait qu’on ne peut voir qu’avec le cœur, que l’essentiel est invisible pour les yeux.

-C’est dans « le petit Prince » ça ?

-Exact Rémi.

-Ah, je l’ai lu ce livre-là ! C’est chouette et j’ai l’impression que quand je vais le relire, je vais encore trouver de belles choses.

-C’est un livre qu’on n’a jamais fini de lire Léo, parce que quand on grandit, on découvre dedans les choses que la vie nous a enseignées mais dont on n’avait pas vraiment conscience. Et du coup, on comprend mieux la vie. Les vrais livres sont ceux qui aident à mieux vivre. 

-C’est un bon livre alors.

-C’est comme ça que je le vois, Rémi. Et ils ne sont pas nombreux, ces livres-là.

-Dites donc, ça serait bien qu’un jour on retape la cabane de Prodin.

-Pourquoi, tu penses à ça maintenant Léo ?

-On pourrait y inviter Jarwal. C’est un peu notre maison à nous quand même. Et j’aimerais bien qu’il nous lise ses histoires là-bas.

-Ah, ouais, ça serait sympa, c’est vrai, bonne idée Léo. »

 

Leur cabane. Un havre de paix, niché au milieu d’un chêne, un poste d’observation construit de leurs mains, sans aucun clou, l’interdiction de blesser l’arbre porteur, juste des ficelles, des planches, des branchages, un travail de longue haleine qui les avait comblés de bonheur. Rémi avait taillé des encoches dans les poutres maîtresses, celles qui soutenaient la structure, son couteau d’anniversaire avait fait merveille. Ils avaient emprunté un livre à la bibliothèque, « Ma vie dans les bois », un documentaire écrit par un Canadien. Il expliquait toutes les techniques pour construire un abri solide, étanche, en utilisant ce que la nature procurait, savoir identifier l’emplacement idéal, choisir les bois les plus résistants, monter une cloison en croisillons, installer un toit imperméable, pas de plastique, juste des végétaux, ce livre-là était une mine d’or. Ils s’étaient uniquement accordé le droit de monter quatre poutres et des planches que leur père leur avait données. Un sacré exploit de traîner tout ça aussi haut dans la forêt. Leurs parents étaient venus pendre la crémaillère, ils avaient été estomaqués par la qualité de la construction. Ils tenaient à cinq à l’intérieur. Avec deux petits bancs et une table. Deux petites fenêtres qui se fermaient avec des panneaux de bois. Ils utilisaient une corde lisse pour atteindre la première fourche. Il fallait la lancer par-dessus la branche la plus basse, passer l’extrémité dans une boucle fermée par un collier en métal, resserrer le tout et grimper. Pas besoin de l’emporter à chaque fois. Ils avaient trouvé une cachette parfaite dans une vieille souche. Personne ne pouvait accéder à leur perchoir sans ce cordon ombilical.

 

Le premier été de cette construction, ils avaient même eu le droit de rester y dormir. Ça n’était pas la première fois qu’ils passaient la nuit dehors, dans un abri. Ils connaissaient déjà le bonheur de la tente et celui des nuits à la belle étoile. Mais, là, c’était leur installation, leur camp, leur construction.

Ils en étaient fiers.

 

« La nature, on ne peut pas dire qu’on la connaît tant qu’on n’a pas passé une nuit dehors, » avait dit Marine.

Ils avaient dormi sur des tapis de sol, enroulés dans des duvets. Avant de se coucher, ils avaient longuement observé les flocons d’étoiles punaisées sur les noirceurs d’univers. Léo avait dit qu’il allait apprendre les noms des galaxies.

« Peut-être qu’un jour, une autre forme de vie viendra nous voir. Des extraterrestres, ça serait génial non ?

-C’est sûr, Léo, commenta son frère. Et j’aimerais vraiment être encore là. Je crois qu’il est impossible d’imaginer ce que ça déclencherait chez les hommes.

-Je pense que les hommes auraient peur.

-Pourquoi Marine ?

-Parce qu’ils ont toujours peur de ce qu’ils ne connaissent pas. Quand tu vois que les Blancs ont parfois peur des Noirs, imagine avec une autre forme de vie. Pour certains, ça serait la panique.

-Et puis le cinéma ne les a jamais présentés comme des êtres bons en plus.

-A part, « Rencontres du troisième type. »

-Ah, ouais, c’est trop bien ce film. »

 

Ils avaient eu du mal à quitter le spectacle. Même à travers les frondaisons, les astres les captivaient.

« Je voudrais aller dans l’espace un jour et voir la Terre de plus haut, plus loin que l’atmosphère.

-Oui, Léo, c’est sûr que ça doit être inoubliable, bouleversant.

-Tu imagines Marine un lever de soleil depuis l’espace, le soleil qui apparaît derrière la Terre, qui illumine l’atmosphère et puis qui monte dans l’espace. Je voudrais voir ça.

-Et pourquoi pas Léo ? Peut-être un jour, si tu fais ce qu’il faut pour ça.

-J’y pense Marine, j’y pense. »

 

Ils s’étaient allongés, les yeux déjà envahis par leurs rêves. Une chouette avait accueilli la lune par des hululements sonores.

 

 

Les corps toujours engagés dans la pente, les pensées volages errant dans les souvenirs lumineux. Cette joie immense d’une vie en mouvement.

« C’est vraiment une bonne idée Léo. On va inviter Jarwal à la cabane.

-Je suis content que ça vous plaise. J’espère qu’il voudra bien.

-Ça ne sert à rien que tu l’espères Léo. Tu ne changeras pas la réalité en espérant. Mais tu risques de te décevoir tout seul. Laisse faire comme ça doit se faire. Toi, tu as eu l’idée, le reste ne t’appartient pas.

-Merci Marine. Je vais grandir, répondit Léo en souriant à sa sœur.

-Je sais petit frère. »

 

Ils sortirent de la forêt et s’engagèrent dans les alpages. Les horizons découverts. Les sommets dressés comme des appels irrésistibles, les nuages dessinant des paysages mouvants, vagues éthérées écumant l’océan azuré, des vents fouineurs courant dans tous les recoins des montagnes ravinées, les couloirs ruiniformes, les piliers majestueux, sur les crêtes dentelées.  

     

Ils passèrent de bosses en creux, naviguant sur les reliefs figés, au gré du chemin, une ligne de vie étirée vers l’horizon, ils regardèrent avec tendresse les blocs épars sur lesquels ils grimpaient habituellement, l’impression de devoir s’excuser de cette précipitation, ne pas blesser les attentes, ne pas décevoir sans se justifier, ne pas se satisfaire des non-dits, communiquer pour ne pas faire mal, ils expliquèrent aux roches qu’ils reviendraient plus tard, qu’aujourd’hui ils avaient un rendez-vous important.

 

A chaque crête franchie, dans les horizons découverts, ils espéraient apercevoir le lutin, ils projetaient leurs regards au plus loin, le petit Lac vert approchait, ils le savaient, ils auraient voulu s’envoler. L’impatience était plus forte que toutes leurs résolutions, l’espoir les tourmentait.

 

Ils devinèrent enfin une silhouette posée sur un rocher.

« C’est Jarwal ?

-Je ne sais pas Léo, on est trop loin, mais je crois bien qu’il y a quelqu’un en tout cas. »

 

La fébrilité mêlée à l'empressement. La sueur dans leurs yeux, les dos mouillés, les sacs qui collent au tee-shirt, la gorge sèche et pourtant cette volonté butée de ne pas ralentir.  

 

Léo tenta un signe de la main mais n’obtint aucune réponse, l’impression que le personnage était tourné vers la crête dans son dos, une observation attentive d’un point précis du paysage.

« Il ne nous regarde pas, dit Léo. »

Ils levèrent les yeux et scrutèrent la silhouette.

 

Elle disparut.

Le vide à la place, comme si rien n’avait existé, comme une illusion envolée.

Ils se frottèrent les yeux et les écarquillèrent.

 

« Où il est ? lança Rémi, totalement éberlué.

-Mais, c’est fou ça, il était là, on n’a pas rêvé, on l’a vu tous les trois, il était là, sur le rocher.

-Allons voir les garçons, il y a sûrement une explication. »

 

Le souffle court, haletant, les regards passant du chemin à la pierre ronde, les questions fusant comme des éclairs, la peur que tout ça ne soit qu’un rêve achevé et le refus de l’accepter.

A chaque fois qu’ils levaient les yeux, ils espéraient retrouver la silhouette, le lutin assis et souriant, un geste de sa main, un salut qui aurait effacé cette douleur de l’incertitude. Un espoir qu’il ne pouvait taire.

Ils arrivèrent ensemble et tournèrent rapidement autour du bloc.

Rien, aucune trace. Un bloc de deux mètres de haut sans aucune aspérité, aussi lisse que l’eau du lac. Nulle empreinte de pas dans le sol humide.

Ils cherchèrent du regard, la main en visière.

 

« Jarwal !! appela Léo.

-Chut, Léo, je ne sais pas si ça lui plairait qu’on crie son nom à la volée. S’il était là et qu’il est parti, il doit y avoir une raison. »

 

Ils posèrent les sacs, sortirent les gourdes et reprirent leur souffle en buvant quelques gorgées d’eau fraîche. Inspectant des yeux chaque recoin de la montagne.

« Là ! cria Rémi en indiquant une direction de l’index.

-Ils sont deux ! s’exclama Marine.

-C’est pas Jarwal. Trop grands. C’est des randonneurs.

-C’est pour ça qu’il est parti. »

 

Deux hommes qui venaient de passer la ligne de crête, à trois cents mètres, invisibles jusqu’alors. Il était impossible de les apercevoir, ni même de les entendre. Si Jarwal était bien là, comment avait-il deviné leur survenue ? Et où était-il passé, comment avait-il fait pour disparaître ? Les interrogations qui s’enchaînaient comme des respirations hachées.

 

Les deux marcheurs descendaient vers le lac.

Les trois enfants firent mine de s’installer pour un pique-nique.

 

« C’est un homme et une femme en fait, vous avez vu ?

-Oui et ils sont bien chargés.

-Ils font sans doute un raid sur plusieurs jours.

-C’est bizarre qu’ils passent par là, pas vraiment un itinéraire balisé, » s’étonna Rémi.

 

La cinquantaine  pensa  Marine. L’homme avait les cheveux grisonnants. Ils posèrent leurs sacs et s’étirèrent le dos en grimaçant.

 

« Bonjour les enfants. Ça fait plaisir de voir de la jeunesse en montagne, c’est plutôt rare. »

 

Un visage souriant, le teint hâlé. Il sortit une gourde et la tendit à la femme.

« Bonjour. On aime bien la montagne nous, répondit Marine.

-Vous êtes tout seul ? demanda la femme, un peu surprise.

-Oui, oui. Mais on connaît bien la montagne, c’est nos parents qui nous ont appris.

-Oh, c’est bien ça. Ils ont de la chance d’avoir des enfants montagnards. Nous, on a deux garçons et ils n’aiment plus ça. On les a dégoûtés à trop les faire marcher. »

Une tristesse dans la voix, une désillusion persistante, une révélation indomptable, comme une brûlure dans la gorge…

« Vous venez d’où ? interrogea Rémi.

-On a traversé la chaîne de Belledonne, on va redescendre sur La Rochette, des amis viennent nous récupérer ce soir.

-Nous aussi, on a déjà fait ça des randonnées à pied ou en VTT, c’est génial de partir plusieurs jours, lança Léo, enthousiaste.

-Continuez comme ça les enfants, vous avez bien raison. Marcher, découvrir des paysages, rencontrer du monde.

-Se rencontrer soi-même également, ajouta Marine. »

 

Un regard appuyé des deux marcheurs, un étonnement dans leurs yeux. Un silence maintenu. 

La femme baissa les yeux soudainement, le visage alourdi par une infinie désolation.

 

« Vos parents ont de la chance les enfants, murmura-t-elle.  

-Et nous de les avoir, » reprit Marine.

 

La femme reprit son sac, le chargea sur ses épaules. L’homme l’imita, sans un mot. Un départ précipité, le poids de l’insupportable comparaison.

 

« Et bien, bonne journée à vous trois.

-Merci, » répondirent-ils.

 

Il ne fallait pas prolonger la discussion, ne pas leur donner envie de s’installer. Les trois enfants y pensaient simultanément, sans même avoir pu se concerter.

 

Jarwal. Peut-être qu’il reviendrait.

 

Ils regardèrent les deux marcheurs s’éloigner vers la vallée.

 

« Vous croyez que nous aussi un jour, on n’aimera plus la montagne ? demanda Léo.

-Je ne sais pas Léo. Mais le problème de ces gens-là, c’est pas ce que leurs enfants ont décidé de devenir, c’est ce que leurs parents espéraient. C’est eux qui ont fabriqué leur tristesse et si en plus, ils la font ressentir à leurs enfants, ils feront encore plus de mal. C’est toujours pareil en fait.

-Toujours ce fichu espoir, hein, Marine, c’est à ça que tu penses ?

-Oui, Rémi. J’ai vraiment l’impression que beaucoup de gens ne vivent pas vraiment mais qu’ils espèrent vivre. Comme ces deux parents qui espéraient continuer à vivre des randonnées avec leurs enfants. Peut-être même qu’ils finiront par se reprocher l’un à l’autre la tournure des évènements. C’est incroyable toute cette douleur. Tout ça parce que les gens espèrent vivre ou espèrent revivre ce qu’ils ont déjà vécu.

-Nous aussi, Marine on espère en ce moment, coupa Rémi. On espère revoir Jarwal.

-Oui, Rémi, je sais bien. Je pense que c’est impossible de ne pas espérer à un moment donné. Par contre, on peut toujours avoir conscience que ça ne sert à rien, en dehors de créer les conditions favorables à la désillusion. Il faut savoir quand on espère pour ne pas être aveuglé par cet espoir. Et ne pas reprocher à la vie ou aux gens cette tristesse qui risque de survenir.

-Comme il est bon d’entendre des paroles aussi sages, les enfants. »

 

Ils se retournèrent en sursautant.

 

Il était là, de nouveau, debout sur le rocher qui les dominait.

 

« Jarwal ! » crièrent-ils en choeur.

 

Ils bondirent, comme électrifiés, les deux garçons sautèrent sur place, Marine se joignit à eux, des vagues de chaleur en eux, un magma de bonheur en fusion.

 

« C’était toi tout à l’heure, Jarwal, avant que les deux marcheurs arrivent ?

-Oui Marine, c’était bien moi mais je ne voulais pas qu’ils me voient.

-Mais où étais-tu passé, Comment tu as fait pour disparaître ? demanda Léo, surexcité.

-Et comment as-tu fait pour réapparaître aussi rapidement ? On ne t’a même pas entendu, renchérit Rémi.

-Et comment as-tu deviné qu’ils arrivaient ? On ne les voyait même pas quand tu as disparu.

-Doucement, les enfants, doucement, je vais tout vous expliquer. »

 

Le lutin exécuta une pirouette dont il avait le secret et atterrit au pied du rocher. Il ouvrit les bras et les enfants se joignirent pour l’enlacer. Il leur fit une bise appuyée à chacun. 

Il s’écarta et les regarda un par un, une émotion si forte au fond de ses yeux. Les trois enfants en furent troublés, comme si le bonheur du lutin fondait en eux, comme s’ils étaient envahis par cette joie profonde en lui.

 

"Quand tu auras désappris à espérer, je t'apprendrai à vouloir. »  C’est une phrase de Sénèque, un grand philosophe très ancien. Je pense que c’est une citation qui peut beaucoup vous éclairer.

-Tu lis des livres écrits par des hommes Jarwal ?

-Non Marine, je n’ai aucun livre. Ce sont les Sages qui nous transmettent depuis des millénaires ce que certains humains ont écrit de plus profond. Nous sommes toujours surpris d’ailleurs du peu d’importance que la majorité des gens accordent à ces esprits éveillés que sont certains écrivains. Il existe parmi vous des êtres remarquables mais beaucoup d’individus refusent de les rencontrer. Comme si la lucidité que ces penseurs proposaient les effrayait, comme s’il leur était plus doux de vivre dans l’illusion et l’aveuglement. C’est vraiment désolant tout ça. Il est même arrivé que les Sages s’adressent aux hommes, à certains hommes, pour que ce savoir ancestral soit réactivé, qu’il ne disparaisse pas.

-Comment ça Jarwal ? Je ne comprends pas.

-Tolkien par exemple, Marine. Il a rencontré les bonnes personnes. Parce que les Sages le voulaient bien.

-Tu veux dire que les histoires écrites par Tolkien sont des histoires transmises par les Sages.

-Tolkien en a repris les éléments fondateurs et il a brodé autour. Admirablement bien brodé d’ailleurs. Un grand nombre de philosophes, d’écrivains, de conteurs de légendes sont des humains contactés par les Sages.

-Ils les ont rencontrés ?

-Ça n’est pas toujours nécessaire Rémi. Les rêves sont là pour ça. Dès lors que ces esprits ont la capacité à recevoir, qu’ils cessent de se contenter de la pensée commune et qu’ils regardent avec leur cœur. Comme l’a écrit Antoine de Saint-Exupéry.

-Le petit Prince, Jarwal, c’était un Sage du Petit Peuple ?

-Tu comprends vite Léo, félicitations.

-Qui d’autre encore Jarwal ?

-Tous ceux ou celles qui ont trouvé dans la Nature, la source de leur inspiration, tous ceux qui ne se sont jamais retirés du flux vital et qui ont cherché à l’honorer. Je pourrai vous citer Siddhârta par exemple, Lao tseu, Standing Bear, Henry David Thoreau, Ma Ananda Moyi, Gandhi, Marc Aurèle, Sénèque. Ils sont très nombreux si nous remontons vers les origines de l’humanité.

-Mais alors pourquoi ce monde moderne va-t-il si mal, pourquoi les hommes ne se servent pas de ce savoir millénaire ?

-Certains le font Rémi. D’autres pas. C’est peut-être la voie ultime de cette humanité. S’éveiller un jour à la vérité.

-Une seule vérité Jarwal ?

-L’amour de la vie Marine et non pas simplement des conditions de vie. »

 

Le silence. Suivre le fil de la pensée, explorer au plus loin.

 

« Parce que si on se contente d’aimer les conditions de vie, lorsque celles-ci deviennent pénibles, on risque de ne plus aimer la vie, c’est ça ?

-Exactement Marine. Les conditions de vie ne sont pas la vie, tout comme les pensées ne sont pas la vie, elles ne font que la commenter. Et les commentaires ou les interprétations fluctuent énormément d’une personne à une autre. La perdition des hommes s’enclenche dès lors qu’ils perdent de vue la source et se mettent à suivre fébrilement les cours d’eau. Les cours d’eau sont innombrables, ils proposent des voies différentes. Mais ils viennent tous du même lieu. Plutôt que de se laisser porter mollement par le courant, il faut remonter à la source. C’est ce que font les grands philosophes et les grands écrivains. »

 

Le lutin alla s’asseoir sur une belle dalle et invita les enfants.

 

« Comment tu as fait pour disparaître alors ?

-Je n’ai pas disparu Léo. Je suis juste allé dans un autre endroit. Je me suis déplacé.

-Mais tu n’as pas bougé. On te voyait sur le rocher et puis en une seconde, tu n’étais plus là.

-Mais j’étais ailleurs. Je vous expliquerai, ne vous inquiétez pas. Mais dites-moi d’abord ce qui s’est passé depuis notre première rencontre. »

 

Une gêne immédiate, un malaise partagé. Les regards qui se cherchent comme une aide réclamée. Aucun des trois enfants ne sachant comment raconter.

 

« Et bien Jarwal…C’est difficile en fait, commença Marine.

-On n’ose pas en parler, continua Rémi.

-C’est pas facile, intervint Léo.

 

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