Jarwal le lutin (tome 3, chapitre 1)
- Par Thierry LEDRU
- Le 20/11/2012
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Chapitre 1
Jarwal et les enfants s’installèrent à l’abri de leur cercle de pierres. Le petit Lac vert devant leurs yeux comblés de douceurs, les montagnes rayonnantes de soleil, des nuages blancs étirés courant sur les plaines célestes, le silence de la Terre.
Ils avaient œuvré ensemble à la construction de leur refuge, un assemblage de dalles et de roches qu’ils s’étaient acharnés à déplacer, à porter, à réunir, attentifs aux indications de Jarwal, maître d’ouvrage. Des rires et de la sueur, des efforts partagés, un lieu de vie à bâtir, une empreinte dans la nature accueillante, un point de rencontre, un abri offert aux marcheurs, aux voyageurs inconnus, un cadeau pour les jours de vent.
Ils s’étaient engagés dans la tâche sans aucune réticence. Ils avaient appris des Kogis le don de soi. Des escaliers dans la montagne, au cœur de la forêt luxuriante, un ouvrage à préserver, à entretenir, pour soi et tous ceux qu’on ne connaissait pas, des êtres humains qui béniraient les ouvriers disparus, un devoir de mémoire, des générations plus tard. Aucune prétention devant le travail achevé. Juste un bonheur à offrir, le ciment de l’amour.
Jarwal, assis en tailleur, reprit le Livre et l’ouvrit délicatement. Il le posa sur ses jambes et regarda les enfants. Des yeux brillants comme des étoiles, des sourires contenus, une attente délicieuse. Ce regard intérieur qui se posait sur des émotions en croissance, des germes de ravissement qu’il suffisait de laisser grandir, sans jamais devenir la plante elle-même, sans jamais s’identifier à cette joie éphémère.
L’absence de Gwendoline avait étouffé en lui ce bonheur de l’instant. Les enfants lui avaient permis de revenir à la vie. La douleur du passé n’était qu’une tristesse inventée. Il était responsable de son chagrin, de la source de ses émotions, comme un flot auquel il s’était abandonné.
Il devait l’expliquer aux enfants, révéler ses faiblesses pour les valider et les comprendre.
« Vous savez mes amis, j’étais triste tout à l’heure. Et je vous remercie de ce délai que vous m’avez accordé, j’en avais besoin, il fallait que je laisse s’éteindre cette douleur. La disparition de Gwendoline est une souffrance qui rejaillit parfois et les émotions débordent, comme si elles sortaient de leur lit. Je sais que ça ne sert à rien mais il n’est pas toujours simple de maîtriser ses émotions.
-C’est la même chose pour moi, Jarwal, avoua Rémi. Parfois, je me mets en colère et après, quand je suis redevenu calme, je me dis que ça ne servait à rien.
-Si quelqu'un vous insulte, les enfants, si quelqu’un vous fait du mal, la colère que vous ressentez, elle n'est pas venue en vous depuis l'extérieur, ce ne sont pas les mots qui sont tombés en vous comme un chargement néfaste. Cette colère, c'est vous qui lui avez donné vie. C'est une incapacité à maîtriser ce qui se passe en vous. L'autre n'est pas responsable. Les émotions n'ont aucune existence si vous les ignorez. Si vous vous y abandonnez, c'est vous qui leur donnez vie. L'autre, d'ailleurs, est satisfait du mal que vous fabriquez en vous en imaginant qu'il en est le responsable. Vous lui donnez la puissance dont il rêvait. Vous succombez à vous-mêmes. Et non à lui. Si par contre, vous décidez d'observer en vous ce qui survient, vous devenez le maître de vos émotions étant donné qu'au lieu de vous soumettre à leur puissance, vous vous placez au-dessus d'elles. C'est votre conscience qui analyse et qui vous apprend le contrôle. Cette conscience agit comme un Maître intérieur, il est là et il regarde, il s'amuse de cette agitation qui aimerait vous emporter et à laquelle vous ne succombez pas. La colère retombe comme un soufflé qui dégonfle. Votre agresseur s'en trouve d'ailleurs totalement ébahi, stupéfait, vous êtes là, vous le regardez avec un détachement qu'il ne comprend pas parce que ça n'est même pas lui que vous observez mais vous-même. Lui, il a disparu et ses paroles sont tombées dans un puits sans fond. Il n'y a plus de colère parce que votre observation intérieure a pris le pas sur cette émotion insignifiante et inutile. C’est vous que vous observez et pas lui. Et cette agression verbale devient un cadeau inestimable. Vous êtes le Maître intérieur. Mais ça n’est jamais aisé, même avec des centaines d’années d’expérience.
-Je ne vais quand même pas remercier celui qui m’a mis en colère ? contesta Rémi.
-Et pourquoi pas ? rétorqua Jarwal. Etant donné qu’il te permet de mieux te connaître, tu peux lui en être reconnaissant.
-Ça risque d’être difficile quand même.
-Et je le comprends bien, Rémi. Moi-même, j’ai du mal à concevoir la disparition de Gwendoline comme quelque chose de positif. Je continue à apprendre. Qu'en est-il maintenant si l'émotion propagée est de la joie ? Est-ce que je dois l'accueillir et la laisser m'emporter ou est-ce que je dois également l'observer ? Il convient pour ma part de la laisser s'étendre en sachant que l'autre n'en est pas responsable et que vous ne pourrez pas lui reprocher de l’abandonner. C'est vous qui avez laissé s'étendre cette joie. Pas l'autre. Un ami qui ne vous offre plus cette joie n'est pas responsable de votre déception. C'est encore vous. C'est votre façon de commenter la vie à travers vos émotions. Ça n'est pas la vie réelle mais ce que vous en faites, une image de la vie peinte par vos émotions. Vous pouvez en profiter tout en restant conscient qu'il ne s'agit que d'une illusion, un jeu éphémère, un moment de bonheur que vous vous accordez mais que l'autre n'a pas à entretenir sinon vous le prenez en otage de votre bonheur alors qu'il n'y est pour rien. La personne dont je dois me méfier, c'est celle qui me fait croire que le bonheur est durable, qui voudrait que cette joie ne disparaisse jamais. Et cette personne, c'est moi-même. Les autres ne sont pas responsables. C'est ce qu'on apprend de plus beau quand on aime.
-Et quand tu as dit tout à l’heure que tu voulais arrêter un peu de lire, j’étais déçu, avoua Rémi.
-Et moi aussi, ajouta Léo.
-Mais c’est nous qui avons créé cette déception, commenta Marine. Ce qui était important en fait, c’était que nous comprenions que tu avais besoin d’une pause.
-Et vous l’avez fait, mes chers amis.
-Et toi alors Jarwal ? Cette tristesse pour Gwendoline. Comment fais-tu ? demanda Marine, un peu gênée de cette intrusion dans la vie du lutin.
-Et bien, parfois, je n’y arrive plus, vous avez pu en juger, cette tristesse me submerge, elle m’emporte. Je ne suis pas infaillible. Alors, j’essaie d’observer cette émotion sans chercher à l’étouffer. Je sais aujourd’hui, avec ma longue expérience, que la vie reprendra le dessus. Ma tristesse ne changera rien à la situation, elle ne ferait que cacher la réalité de l’instant.
-Et donc, quand je suis impatient que tu lises ton histoire, je m’empêche de profiter de l’instant présent, c’est ça ?
-Oui, exactement Rémi. La construction de notre abri aurait pu être gâchée pour toi si tu étais resté attaché à cette pensée de ce qui allait advenir. Et ça n’aurait pas fait arriver plus vite cette lecture. En plus, à chaque minute, tu aurais trouvé que l’abri ne montait pas assez vite, tu te serais peut-être mis en colère, tu aurais reproché à Léo de ne pas travailler assez ou tu aurais travaillé n’importe comment, tu aurais bâclé la tâche.
-Il faut donc observer les émotions et comprendre qu’elles nous appartiennent ?
-Oui, c’est ça Marine. Je ne dis pas qu’il faut les rejeter, ça serait absurde, comme si nous voulions nous défaire d’une partie de nous-mêmes. Il faut comprendre qu’elles viennent de nous et que nous en sommes donc responsables. Ne t’invente pas des armées d’ennemis pour excuser tes propres faiblesses. C’est une devise que je me répète parfois.
-Et bien, moi, l’émotion que je vois, c’est l’envie de connaître la suite de l’histoire et là, c’est tout de suite ! lança Léo.
-Ah, ah, cher Léo, on y vient, on y vient. »
Les garçons s’allongèrent, Marine s’assit en tailleur. Jarwal tourna les pages, lentement, toujours avec cette précaution respectueuse. Il lissa le papier, une caresse délicate, il fixa les mots, silencieux, comme s’il devait rétablir un contact, accorder son esprit à ce qui allait suivre.
Il respira profondément et commença.
« Jarwal s’était réveillé en sursaut.
Il ne lui restait que très peu d’images de son rêve. Il devinait un visage très marqué, comme un parchemin millénaire labouré par le temps, des yeux perçants et pourtant très doux, des jets de fumée projetés sur son front. Un choc intérieur à chaque fois, comme une lutte engagée dans les tréfonds de son âme. Une voix qui répétait inlassablement une mélopée envoûtante.
La forêt vibrait sous des effluves de lumières naissantes. Les oiseaux de nuit entamaient leur silence diurne. D’autres les remplaçaient en accueillant la clarté.
Gwendoline bougea à ses côtés. Jarwal la regarda dormir. Des rayons délicats, glissant entre les feuillages qui les protégeaient, dessinaient des reflets apaisants sur ses joues, des aubes pâles qui habillaient sa peau.
Elle lui avait dit qu’il s’appelait Jarwal, qu’il était un lutin, qu’il avait déjà combattu Jackmor, qu’un Indien Kogi était venu de Colombie lui demander de l’aide. Et qu’elle était venue le rejoindre parce qu’elle avait senti qu’il était en danger. Elle lui avait dit qu’ils s’aimaient. Il ne s’en souvenait pas et il avait pourtant ouvert les bras dans le lit de la rivière, une force incompréhensible, quelque chose qui le dépassait, au-delà de la raison. Et elle était apparue au milieu d’une gerbe d’eau.
Elle poussa un petit soupir et s’étira en ouvrant les yeux.
« Bonjour Gwendoline.
-Bonjour mon amour.
-Tu as bien dormi ?
-Parfaitement bien puisque je t’ai retrouvé. »
Une question le taraudait, ce vide en lui qu’il devait combler, toutes ces données inconnues qui se bousculaient.
« Je voulais te demander quelque chose ? Comment es-tu arrivé ici ?
-Comme toi mon amour, en suivant le chemin de l’eau. C’est Kalén qui te l’a enseigné et j’ai retenu tout ce qu’il te disait, sans que tu le saches. Et Léontine aussi.
-Pourquoi l’as-tu fait sans me le dire ?
-Parce que tu ne voulais pas que je prenne le risque de venir ici. Ce voyage comporte des risques.
-En quoi ça consiste ?
-Il s’agit de se fragmenter pour rejoindre les particules d’eau qui enveloppent la Terre. Elles agissent comme des chemins.
-Se fragmenter ?
-Oui, reprendre notre forme initiale en quelque sorte. Nous sommes constitués principalement d’eau comme tout ce qui vit. Et cette eau a une mémoire. Chaque particule contient la totalité de ce que nous sommes. Et pour reprendre notre forme terrestre, il est nécessaire de trouver un point d’eau. Comme un placenta.
-En quoi est-ce dangereux ?
-Kalén disait que l’âme, parfois, préfère ne plus s’incorporer, elle reste à l’état d’âme et l’individu n’existe plus.
-Qui est Kalén ? Tu m’as juste dit qu’il s’agissait d’un jeune Kogi. Mais qui est ce peuple ?
-Kalén est un chaman, le fis d’Izel qui était le plus grand chaman de ce peuple. Ils vivent dans les forêts et les montagnes, nous sommes en Colombie. Jackmor est venu avec une armée de Conquistadors pour les voler. Voler leur or. Ils les font travailler dans une mine, ils les maltraitent. Jackmor a tué Izel parce qu’il contestait ses ordres.
-Pourquoi Kalén est-il venu demander mon aide ? Qu’est-ce qu’il attendait de moi ?
-Il espérait que tu l’aides à transporter son peuple dans une vallée perdue, loin de Jackmor et de ses hommes. Il n’a pas suffisamment de connaissances et d’énergie pour user du voyage de l’eau tout seul et personne de son peuple ne peut l’aider. Il n’y a qu’un chaman et c’était Izel. Kalén n’avait pas fini sa formation auprès de son père. Et le voyage de l’eau réclame une immense énergie spirituelle.»
Jarwal retomba dans le silence, les yeux dans le vague. Une lourde tristesse.
Comment pourrait-il aider Kalén alors qu’il ne se souvenait plus de rien, qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il fallait faire pour déclencher cette fragmentation ? Il n’était qu’une enveloppe vide, un ectoplasme translucide.
« Je ne peux rien pour Kalén et son peuple. Je n’ai plus aucune connaissance. Je ne suis plus le Jarwal que tu as connu.
-Non, c’est faux, s’érigea immédiatement Gwendoline. Totalement faux. Tu es toujours le lutin que j’aime. Je suis persuadée que cette perte de mémoire ne durera pas. Il faut retrouver Kalén. Il pourra nous aider. Allez, levons-nous et cherchons ce village dont tu as parlé hier. Est-ce que tu te souviens du chemin que tu as suivi pour arriver ici ? »
Ils quittèrent leur abri sommaire et s’étirèrent au soleil.
« Oui, je m’en souviens. C’est ce qu’il y avait avant que j’ai oublié. Un peu comme si je venais de naître alors qu’au contraire, j’ai disparu.
-Tu n’as pas disparu. Tu es toujours là, tu es bien réel. Ta mémoire n’est pas ce que tu es. Quelle soit alourdie par les drames, enjôlée par les bonheurs ou vide de tout, elle n’est qu’un message que tu portes. Elle n’est pas la vie.»
Elle le serra dans ses bras.
« Le lutin que j’aime est bien réel. Il est là, même si une partie de son passé a disparu. Et pour moi, rien n’a changé dans cette réalité. »
Jarwal laissa vibrer en lui cette reconnaissance inconditionnelle, comme une existence inaltérable, une vie préservée par-delà les épreuves, par-delà les effacements. Le bonheur de l’amour.
Léontine vint bourdonner devant leurs yeux.
« Bonjour petite mouche, lança Gwendoline.
-Bonjour mes amis ! Il y a par ici des fruits délicieusement sucrés. Je ne regrette pas d’être venue. Mais ils sont hors de portée pour vous, j’en suis désolée.
-Et bien, nous nous contenterons des galettes que j’ai apportées.
-Et je les adore, s’extasia Jarwal.
-Ce sont tes préférées, je les ai faites juste avant de partir, je savais que ça te ferait plaisir.
-Et bien, je les aime sans m’en souvenir. L’impression que je n’en avais jamais mangées avant.
-C’est d’ailleurs bien ce qu’on devrait faire à chaque fois qu’on mange. Faire comme si c’était la première fois et ne pas se servir des émotions passées. Sinon, on finit par manger sans même en apprécier les délices. On mange ce dont on se souvient.
-Tu vas me dire que c’est un bienfait que ma mémoire se soit évaporée ?
-Et pourquoi pas ? C’est peut-être bien souvent un fardeau au lieu d’être une chance.
-Ou alors, c’est qu’on ne sait pas réellement en user et qu’on oublie de la maîtriser.
-Et voilà, je savais bien que tu étais toujours le lutin que j’aime ! s’exclama Gwendoline. Tu aimes toujours autant raisonner ! »
Elle lui souriait de tout son être, une lumière qui émanait de ses yeux, comme une marée de joie, une certitude validée.
Ils descendirent à la rivière et accueillirent la fraîcheur de l’eau comme un courant de vie. Ils laissèrent couler les ruisselets sur leur visage. Des retrouvailles. Cette eau qui les avait transportés, cette eau qui les constituait, cette mémoire encapsulée dans chaque particule, elle était la source et gardait en elle l’énergie initiale, cette intention insaisissable, incompréhensible qui s’était dressée dans les temps immémoriaux pour propulser la Création.
Ils prirent enfin le chemin vers les hauteurs.
Sur l’étroit chemin, Jarwal sentit rapidement remonter en lui cette colère indomptable. Malgré lui. Comme s’il lui était désormais impossible de rester serti par cet amour de Gwendoline, comme si l’existence à saisir était définitivement enkystée par cette tumeur temporelle, ce passé disparu qui se voulait plus présent que l’instant.
Cabral, Le chef des Conquistadors portugais avait décidé de retourner à la côte pour renforcer son contingent de soldats. Le combat contre les Espagnols avait été fatal à quarante-sept d’entre eux. Vingt-neuf avaient succombé sous les coups de ce géant invincible qui les commandait. Un lieutenant avait pourtant affirmé l’avoir atteint avec son mousquet. Un coup de feu qui semblait avoir rebondi sur lui comme un vulgaire caillou. Incompréhensible, totalement déconcertant. Il fallait une armée encore plus puissante. Deux jours de marche effrénée pour rejoindre le port d’attache et reconstituer les troupes. Trois hommes avaient été chargés de suivre la piste des Espagnols et de venir ensuite lui indiquer leur repaire. Ce maudit pays contenait des richesses fabuleuses, des réserves d’or pouvant lui assurer une vie de luxe. Il ne pouvait laisser passer cette chance. Les Espagnols avaient certainement mis la main sur un gisement important pour lutter avec une telle énergie. Il fallait les retrouver, les abattre, saisir tout ce qu’ils avaient pu amasser. Rentrer à Lisbonne avec des sacs d’or, acheter quatre vaisseaux armés, envoyer des équipages piller tout ce qui pouvait l’être sans avoir à supporter cette vie périlleuse, être l’armateur qui paie les explorateurs et s’enrichir de leurs prises, la meilleure situation. Une vie paisible, loin des dangers. D’autres seraient toujours prêts à partir. Il lui fallait cet or.
Jackmor avait organisé l’exploitation du nouveau filon. Il avait instauré un roulement de plusieurs équipes afin que l’énergie déployée soit la plus efficace, il voulait maintenir une extraction frénétique, qu’aucune perte de temps ne soit autorisée. Il avait immédiatement planifié la défense du village en piégeant la gorge étroite qui donnait accès au plateau. Les falaises qui dominaient le chemin étaient minées pour faire ébouler sur les Portugais des tonnes de roches. Il avait personnellement installé des charges de poudre à divers endroits. Six tonnelets sous des blocs monumentaux. Un cataclysme à venir. Il faudrait deux équipes pour allumer les mèches une fois que les Portugais seraient engagés entre les parois, qu’ils n’aient aucune chance d’en réchapper, qu’ils soient écrasés par les avalanches de pierres. Il suffirait de massacrer dans la panique les quelques survivants éventuels et ils seraient libérés de cette menace. Personne ne lui volerait son or. Personne ne le priverait de cette vie rêvée. Rien ne l’arrêterait.
Les tueries à venir ne seraient que des souvenirs éblouissants.
Gwendoline était émerveillée par l’exubérance de la forêt. Tellement de plantes, de tels enchevêtrements, cette multitude infinie. L’imagination de la Nature la stupéfiait. Des regards émerveillés vers les grands arbres aux cimes invisibles, les fougères déployées, les fleurs rutilantes, les arbustes touffus, des plantes grasses, vivaces, rampantes, grimpant sur les troncs, enlaçant chaque tuteur, tous ces fruits inconnus, les fenêtres étroites sur le bleu du ciel, tous ces chants d’oiseaux invisibles, des animaux qu’elle était incapable de nommer, elle voyait parfois des animaux poilus sauter de branches en branches en poussant des cris aigus, les parfums de cette végétation ruisselante de vie, des effluves moites qui s’étiraient comme des risées dans les cieux, le tapis moelleux du sol couvert de mousses, de feuilles putréfiées, des ferments ingérés goulûment par une nature euphorique.
Un émerveillement constant.
Jarwal marchait devant elle. Sans un mot. Elle devinait ses douleurs. Léontine était venue lui murmurer à l’oreille que le lutin était rongé par la perte de sa mémoire, cette impression de n’être plus rien, une brûlure sourde qui se nourrissait inéluctablement de la peur tenace de ne jamais retrouver le chemin de sa vie passée. Comme une injustice qui le taraudait. Il avait choisi d’œuvrer pour la paix du monde et il était privé désormais de tout ce qui avait construit la paix en lui.
« Je ne m’approche pas trop, avait expliqué Léontine, parce que toutes ses pensées crient si fort en lui qu’elles m’assourdissent. »
Une douleur dans le cœur de Gwendoline, une détresse insondable, comme une pierre qui coule dans un abîme. Et un espoir pourtant, une issue favorable qu’elle s’efforçait d’imaginer, Kalén ou un compagnon trouvant la clé de cette mémoire enfermée dans un carcan opaque, il devait y avoir une solution. L’amour de sa vie s’étiolait dans une mort inventée. Jarwal n’était plus avec elle mais avec celui qu’il avait été et dont il cherchait les traces. Un présent brisé par un passé disparu. Elle percevait dans sa démarche alourdie des fardeaux de pensées sombres.
« Tu connais toutes les plantes de la forêt, tu fabriques des potions de guérison, tu inventes sans cesse de nouveaux mélanges, tout le Petit Peuple connaît ton immense talent. »
Jarwal se répétait les paroles de sa bien-aimée.
Les phrases tournaient en boucle comme un amas de feuilles dans un courant circulaire. Il ne pouvait s’en défaire, ni libérer le courant et les regarder disparaître. Il essayait de se concentrer sur la nature, la lumière, le chemin, les parfums, sur l’amour de sa princesse mais immanquablement, des résidus de pensées fragmentées reprenaient leur farandole, attiraient d’autres débris, l’amalgame se reconstituait, les émotions renforçaient encore la force du mælström, comme un entonnoir dans lequel il s’enfonçait inexorablement, le souffle court, haché, une peur sans nom, cette incompréhension insurmontable devant son incapacité à maîtriser les assauts de ses pensées insoumises. Il n’était plus ce fameux Jarwal et il n’était même plus un individu capable de réguler en lui la boue putride des pensées rebelles. Comme une vase qui le fossilisait, le raidissait inéluctablement. Gwendoline lui avait pourtant assuré qu’il était un esprit élevé, un maître de sagesse, pas seulement un puits de connaissances mais également un observateur lucide et impartial des espaces intérieurs, de tous les phénomènes spirituels, un explorateur des mondes invisibles, il avait déjà vaincu Jackmor, son courage et sa détermination étaient infaillibles.
Tout avait disparu. Les débris de sa mémoire sectionnée étaient si ténus qu’il lui était impossible d’en renouer les fibres.
Et les quelques rappels de sa vie passée entretenaient les marées de douleur. Il aurait préféré que Gwendoline se taise, qu’elle le laisse dans ce néant inerte plutôt que de le projeter dans cette vie perdue. Mais le mal était fait. Son présent était souillé désormais d’un passé effacé. Les mots comme des rappels incessants, infatigables, irréductibles.
Effrayant que cette absence de soi dans une histoire ancienne puisse à ce point briser la plénitude de l’instant. Il n’y avait donc aucune issue. Inadmissible. Il devait souffrir de n’être plus dans ce temps fini et d’en être si troublé que son présent ne soit qu’un temps gâché. Il ne pouvait même pas se construire, comme un temple qu’un architecte bâtirait jour après jour. Les gravats de sa vie perdue jonchaient l’espace disponible en lui. Tenter de s’élever sur un sol instable était voué à l’échec.
Aucune issue. Le dégoût de lui-même.
Il buta contre une racine et s’étala sur le chemin. Gwendoline se précipita.
« Jarwal, tu ne t’es pas fait mal ? »
Il se releva promptement, envahi de honte, il repoussa d’un geste brusque la main tendue de Gwendoline et il s’engagea furieusement sur le chemin.
Elle le regarda s’éloigner. Figée, consternée, ébahie, effondrée. Jarwal l’avait repoussée. Ça n’était jamais arrivé. Il n’avait jamais eu le moindre geste de colère envers elle. Jamais une parole cassante, jamais, sans doute, la moindre pensée néfaste.
Il n’était plus le même et elle réalisait soudainement à quel point elle avait sous-estimé la détresse de son compagnon.
Il ne se retourna même pas. Une démarche heurtée, aucune fluidité, des gestes saccadés comme des interférences dans la machinerie. Elle avait l’impression d’observer un pantin sans fils directeurs. Les pensées anarchiques déclenchant des luttes intestines et des déséquilibres visibles. Un complet désarroi en elle, la peur de le perdre et d’en succomber tout autant.
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