Je suis oublié
- Par Thierry LEDRU
- Le 13/01/2015
- 2 commentaires
Oui, je sais, pour vous, je ne suis qu'une épave, une ombre, une image qui s'efface. Pour d'autres, je suis de la tristesse, de la compassion ou de la colère, de l'impuissance ou du mépris, je ne suis en eux qu'une émotion mais je ne suis pas pour autant redevenu un Humain à leurs yeux. Je ne suis que ce que mon image génère en eux.
Ils sont quelques-uns pourtant à se battre pour moi, je ne les oublie pas. Ils veillent sur moi, avec peu de moyens et beaucoup de coeur.
Je suis celui dont vous avez peur, quelle que soit la forme prise par cette peur.
Je suis même peut-être une caricature,
"Déformation grotesque et outrée de certains faits./ Personne ridicule."
Je suis la caricature d'un système dans lequel je n'ai pas su ou pas pu trouver une place.
Une caricature qui n'entraîne aucun mouvement de masse.
Momo est mort la semaine dernière. Il était parti dormir dans le square, dans la maison en bois du parc, la petite cabane pour les enfants. Il disait que ça lui rappelait son enfance au Bled.
Il est mort de froid.
Mitraillé par des terroristes financiers. Sous les yeux détournés des foules.
Dimanche, y'avait un monde fou dans les rues de la ville. Même que pas mal de monde est venu causer avec moi. J'étais assis sur mon carton, près de la boulangerie et des jeunes sont venus me filer un sandwich. Ils étaient beaux ces jeunes. Y'avait plein de lumière dans leurs yeux, ça brillait comme des ampoules de Noël. Une belle émotion, ça m'a fait plaisir, ça m'a rappelé ma jeunesse. Moi aussi j'étais enthousiaste, plein de rêves et d'amour pour les gens. J'avais des potes, avec des filles qu'on faisait rire. Je leur ai raconté un peu tout ça. Et puis la dégringolade aussi. Délocalisation, qu'on nous a dit. L'usine qui ferme. C'était toute ma vie. J'ai fait le con, là. J'ai pas su rebondir, j'avais que de la colère en moi et j'ai tout envoyé balader. Je leur ai dit aux jeunes qu'il faut faire gaffe, qu'ils devaient apprendre à ne pas faire confiance aveuglément. Puis surtout, surtout, je leur ai dit qu'ils ne devaient jamais oublier de s'aimer les uns les autres. Parce que c'est le seul moyen de survivre dans la jungle. Et ici, maintenant, c'est vraiment une jungle humaine.
Chacun pour soi et moi avant les autres.
Alors, c'est vrai que dimanche, c'était beau tous ces gens réunis. Mais là, aujourd'hui, y'a plus personne. Enfin, si, y'a du monde, comme tous les jours, mais la différence, cette putain de différence, c'est que tout le monde est tout seul à l'intérieur de lui.
Le système fonctionne toujours. Et les Guignols qui étaient en tête du défilé dans leurs costumes trois pièces, ils ont même réussi à aspirer toute cette belle énergie du Peuple. Vous voyez, braves gens, imaginez ce vol, comme si les Maîtres étaient venus vous sucer le sang. Ils ont aspiré l'Amour qui vibrait en vous et ils en ont fait une arme d'élection massive, ils en ont fait un programme politique, ils ont pris toute cette émotion et ils ont décidé à votre place de l'usage qu'ils en auraient.
Je repense aux Jeunes. Ils étaient beaux, ils étaient plein d'amour et de joie, ça faisait comme une bulle au-dessus de la ville, c'était chaud.
Je sais même que j'ai ri. Pourtant, c'était un triste événement. Mais tout cet Amour unifié, c'était comme un radiateur.
Je ne comprends pas pourtant qu'il soit nécessaire de pleurer des morts pour honorer cet Amour en nous. Je ne comprends pas.
Momo, non plus, ne comprenait plus. Il m'a dit ce soir-là qu'il aimerait bien partir. Qu'il en avait trop marre. Je suis sûr pourtant que dimanche, s'il avait senti tout ça, tout cet amour entre les gens, ça l'aurait réchauffé pour le reste de l'hiver.
Putain, il a fait froid cette nuit...
Commentaires
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- 1. Thierry Le 13/01/2015
Mille mercis pour ton commentaire JM, c'est puissant et revigorant. Cette émotion, c'est bien ce que je ressens, ce besoin de partage et de communion. La rage, elle oblige à faire des choix sinon tu t'y perds. Les choix sur la façon de s'y prendre pour agir et tout cela selon ses moyens, sa raison, son coeur, ses tripes, selon nos capacités. C'est bien pour ça qu'il y a aussi des millions de Charlie qui sont restés chez eux ou qui sont allés marcher en forêt, parce que c'est leur façon de faire. J'aimerais que les "endorphines" dont tu parles se propagent et ne retombent jamais. -
- 2. JM Le 13/01/2015
Salut Thierry
Dimanche, oui une foule, considérable, immense, spontanée et surprenante... Pas de meneurs, pas de haut parleurs, pas de slogans politiques, pas de drapeaux de syndicats, pas de récupération de quiconque...juste un moment partagé ensemble, sereinement, une présence rassurante : ouf on n'est pas complètement chloroformés !
J'ai parlé à mes voisins, je suis certains qu'on ne partageait pas tout mais on a eu la pudeur de ne pas tout mélanger et sur l'essentiel, sur le motif de notre présence il y avait accord, tacite , à peine exprimé mais largement suffisant. Une marche tranquille, des vagues d'applaudissements, enfin on est ensemble ! Je partage nombre de tes points de vue mais, pour moi, rester encore cloîtré dans mon intellect , à penser que ce n'est pas suffisant, qu'il y a d'autres cas plus graves pour lesquels on ne se lève pas, que tout est pourri, manipulé, perverti...ça ne me semblait pas la bonne réponse. Ma présence physique disait plus que des mots dont tout le monde se foutra parce que je n'ai ni blog, ni puissance littéraire, ni ambition d'avoir raison... "Foule sentimentale", c'est tout ce que nous étions mais c'était beaucoup déjà. Pour le reste, je m'interroge, trouver la sérénité en ayant la rage au cœur en permanence me semble un défi pas banal, je crains qu'il faille en passer par de l'intériorisation, de "l’égoïsme ciblé" pour reprendre pied "chez soi" avant d'attaquer tous les problèmes du monde. Accepter que la réalité ne soit pas une amie, que l'homme soit capable du meilleur et du pire, que peut-être la notion de bien et de mal est réelle et qu'ils s'affrontent , intimement liés. Qui suis-je moi qui m'énerve tant pour demander aux autres de n'être qu'amour ? Tu vois, dans mon boulot, je rencontre "le peuple", lundi, après la marche, j'ai ressenti comme un impression que tout le monde s'efforçait d'être gentil poli, attentif... Etais-je encore sous l'emprise d'endorphines de la veille ? Va savoir... En tous cas j'ai cru ressentir un peu plus d'amour, et si ça pouvait nous inspirer collectivement (parce que 4 millions de personnes dans la rue ça fait tout de même réfléchir), ce serait un bon premier pas. Tu vois lundi soir je suis allé voir deux SDF tchèque et polonais qui dormaient dans une station service automatisée à Chambé, je tais le détail, mais tout ça inspire...Je suis(entre autre Charlie). ;O)
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