JUSQU'AU BOUT : avant Kundalini
- Par Thierry LEDRU
- Le 17/12/2018
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JUSQU'AU BOUT
La prochaine publication.
C'est un roman que j'ai écrit il y a une dizaine d'années.
Quelques éléments explorés dans "KUNDALINI" s'y trouvaient déjà.
"Il se réveilla à 9h. Il ne se pressa pas trop, pensant bien que la courte nuit avait dû les inciter à rester couchées. Il déjeuna et partit tranquillement à la plage. Il regretta de ne pas avoir fixé le rendez-vous au bungalow. Il les aurait vues plus vite, elles se seraient senties obligées de se lever pour l’accueillir.
Il marcha pour s’éveiller au monde et sentit qu’il n’était pas seul…
Sous les arbres, quand il approcha de l’océan et qu’il entendit sa rumeur par-delà les dunes, il ôta son tee short. Il aurait voulu se mettre nu pour se présenter devant lui mais les hommes ne l’auraient pas compris. Leurs yeux vicieux auraient pris cela pour une agression ou une perversion quand il ne s’agissait que d’une offrande. Il garda son pantalon et escalada le dôme de sable.
Quand il déboucha au sommet des dunes, il fut saisi par la beauté du paysage. Il s’arrêta.
« Bonjour », dit-il à la mer.
Il en était persuadé désormais, elle était vivante comme lui, comme le soleil, comme les nuages, les oiseaux, les arbres, les poissons cachés, tout rayonnait d’une lumière commune. Il fallait simplement édifier l’osmose, la synergie, la résonance universelle, comme le bouton d’une radio qu’il suffisait de tourner pour trouver les ondes. Il avait toujours aimé cette image, il la comprenait encore mieux. Il inspira une grande bouffée d’air iodé et essaya de visualiser les particules gazeuses dans son être, l’excitation de ses propres cellules au contact de cette vie puissante. En découvrant le large, il constata que la mer n’avait pas d’ombre, c’était l’être vivant le plus grand et il n’avait pas d’ombre. Il n’y avait jamais pensé car il ne l’avait jamais perçue ainsi, il n’avait toujours vu qu’une immensité agitée ou calme, posée devant les hommes. Parfois, il lui avait bien attribué des caractéristiques humaines, pour s’amuser, marquer de son empreinte un espace naturel, mais il ne l’avait jamais ressentie réellement comme un être à part entière. Il comprenait maintenant combien sa vision avait été réductrice. Elle était, sur cette planète, l’être vivant possédant la plus grande énergie lumineuse. Voilà pourquoi des foules considérables se ruaient sur son corps, au bord de sa peau bleue et attirante. Tous, ils cherchaient à ressentir cette lumière mais ils ne le savaient pas. Il aurait fallu y penser, accepter l’idée, s’y plonger réellement, ça ne faisait pas partie de ce monde agité, c’était trop d’efforts, et simultanément trop d’humilité et d’écoute de soi. Chacun se chargeait de la lumière intérieure de la mer, du soleil, du vent, des parfums, des oiseaux blancs du large, pensant simplement à être bronzé, reposé, amusé. Mais pas illuminé…Et pourtant, elle continuait à diffuser sa lumière sans rien attendre en retour. Devant elle, personne ne pouvait réellement se sentir seul ou abandonné. Dans les moments de solitude humaine, il restait toujours cette possibilité de rencontrer un être planétaire. Cet individu assis, seul, sur une plage ou un rocher n’était pas réellement seul. S’il acceptait d’écouter la lumière qui rayonne en lui, s’il s’abandonnait et laissait s’établir le lien, le lien unique, immense, le lien avec la mer, avec l’univers, comment aurait-il pu se sentir seul ! C’était impossible. Il fallait le dire aux hommes, aux enfants d’abord. Oui, d’abord aux enfants. Ils écouteraient immédiatement car ils le savaient déjà mais n’osaient pas le dire. Les adultes sont si réducteurs, si raisonnables…Si coupables aussi. Non… Pas de condamnation…Il fallait développer le bien, ne pas les juger mais les aider. Il étouffa sa colère sous les caresses du soleil. Il descendit sur la plage, s’éloigna de la zone d’accès et se déshabilla. Alors, il sentit pleinement le contact.
Il marcha sur le sable mouillé. C’était incroyable cette surface d’échange, incessamment excitée, ces caresses entre l’eau et la terre, ce contact permanent…Contact… Il sentit soudainement l’importance de ce mot. Il chercha si la terre en possédait un autre plus vaste encore et pensa à l’atmosphère. La planète et son atmosphère. C’était comme cette vague sur cette plage. L’atmosphère se couchait sur le corps de la Terre l’enlaçant totalement, la caressant, la protégeant et cette atmosphère, elle-même, baignait dans un environnement plus vaste. Il pensa que nous étions tous protégés par plus grand que nous et tous reliés par cette lumière commune, que la plupart des scientifiques, trop présomptueux, trop limités par leurs connaissances, ne parviendraient jamais ni à identifier, ni à situer, ni même à comprendre. L’humilité restait le fondement de l’amour.
Il marcha sur le sable mouillé comme sur un lit défait, le point de rencontre de deux amants suprêmes. Chaque vague étirait son grand corps vers la plage lascive, étendait des nappes mouvantes, écumeuses et pétillantes comme autant de langues curieuses et il sentait émaner du sable mouillé des parfums subtils, des envolées d’essences délicates. Son corps, enveloppé dans ces baumes inconnus, se revigorait et se renforçait. Il suffisait d’être là, ouvert au monde, réceptif, oublier d’être l’homme pour devenir le complice.
« Pierre !! »
Il se retourna. C’étaient elles. Nues et belles. Elles marchaient les pieds dans l’eau. Le soleil matinal teintait de rose le satin de leurs corps et la vie les illuminait ! Immobile, il les regarda s’approcher. Il crut discerner au creux de leurs ventres un nœud brillant, un cristal éclatant, quelque chose qui irradiait au-delà de la lumière visible. Il voulait bouger mais sentit ses pieds soudés au sable alors, il laissa le bonheur venir à lui. Il eut l’impression que son ventre s’ouvrait pour les accueillir, que l’amour en sortait pour les envelopper, que des flots de joie toujours retenus s’élançaient enfin.
Birgitt le toucha la première. Elle passa ses bras autour de son cou et l’embrassa sur les deux joues. Yolanda l’entoura à son tour. Il sentit la pointe de ses seins contre son torse. Aucune excitation ne s’éveilla. Il en fut heureux. Il était au-delà de cet amour humain. Il savait qu’il lui restait à découvrir une autre dimension, un état supérieur, qu’il était sur le seuil de ce monde et que rien ne l’obligerait à faire demi-tour. Elles lui parlèrent mais il n’entendit rien. Il suivit le mouvement de leurs lèvres mais n’en perçut que le parfum. C’était délicieux, une liqueur sucrée coulait en lui, un bonheur d’enfant, la quiétude du bébé dans le ventre de sa mère, un sourire intérieur. Il avança d’un pas, les enlaça par la taille, les rapprochant l’une l’autre, jusqu’à joindre leurs épaules. Elles le regardèrent sans inquiétude et se laissèrent guider. Leurs deux corps serrés, unis peau à peau, il appuya sa joue sur l’épaule de Birgitt et respira la douceur de Yolanda. Silencieuses, elles posèrent une main dans son dos et ne bougèrent plus. Alors, il laissa la musique du monde entrer en lui. Les vagues, le vent léger, les rayons solaires, l’eau sur ses pieds, leur peau si douce, la musique du monde comme une seule note maintenue, suspendue, la note parfaite, la vibration de l’univers, la palpitation de la lumière…Il vit une larme couler doucement sur la joue de Yolanda. Il la regarda descendre lentement, suivre la courbe du nez, piqueter le tissu tendu de la lèvre. La pointe de la langue la saisit.
Il releva la tête. Elles pleuraient toutes les deux en souriant.
« Pourquoi ? demanda-t-il.
« C’est beau tout ça, murmura Birgitt. C’est si beau…On pensait plus c’est possible, avoua-t-elle. C’est beaucoup de toi on a parlé ce matin avec Birgitt. C’est beau tout ça. On va marcher tous les trois ?
- Pas trois, répondit Yolanda. Tous. »
Ils se sourirent encore, du sourire de la lumière. La lumière. Il sut qu’il ne la perdrait plus jamais. Il aurait peut-être du mal à la retrouver mais elle serait là, en lui, au cœur de l’amour et de s’en savoir habité diffusait déjà une immense sérénité.
Ils avancèrent sur la terre et la terre bougea dans l’univers. Mouvements communs dans le même apaisement, dans la même unité. Ils échangèrent leurs paroles comme on échange des nourritures, ils s’en délectèrent, jamais rassasiés, toujours curieux d’une nouvelle saveur.
Ils dépassèrent les endroits connus, alternant les grandes étendues désertes avec des plages fréquentées. Sans y penser, ils abandonnèrent les séances d’habillage déshabillage et restèrent nus.
Ils atteignirent un lieu étrange, vaste courbure de la côte les isolant de toute vision humaine.
Birgitt demanda à s’asseoir. Elle semblait bouleversée.
« Je voudrais vivre dans un endroit comme celui-là, murmura-t-elle. Je verrais pas les hommes, que ceux ils feraient l’effort de venir ici. Je serais sûre de rencontrer des gens comme moi et comme vous deux. On serait bien ici, ça serait vraiment la paix. »
Ils ne répondirent pas mais lui sourirent. Elle s’allongea directement sur le sable.
Il scruta l’horizon en pensant aux enfants.
Comment leur montrer tout cela, comment leur prouver que la vie est là et nulle part ailleurs ?
Comment leur faire ressentir la lumière sans les immerger au creux de cet amour ?
Est-ce que quelques jours à Pen Hir seraient suffisants ? L’importance de sa mission, un serment à vivre, pour se supporter, pour grandir et rejeter l’hébétude de la vie quotidienne.
Il suivit longuement les vagues du large et leurs grandes ondulations, élégantes et répétitives, comme une respiration profonde. Il crut discerner dans ces soulèvements majestueux des regards d’enfants curieux. Il se sentit observé. Le monde nous étudiait, il en était certain désormais, c’était évident. Nous étions regardés comme le monde regardait les insectes éphémères et les arbres majestueux, les brins d’herbe légers et les baleines bleues, les oiseaux pélagiques et les enfants rieurs. Et toutes les choses du monde se regardaient les unes les autres.
Yolanda posa une main sur son épaule. Il tourna la tête. Des yeux, elle lui désigna Birgitt.
Elle avait posé les mains sur son ventre, elle avait fermé les yeux, sa poitrine montait et descendait doucement. Rien d’autre ne bougeait.
« Elle est dans le calme, murmura Yolanda penchée sur son épaule. Tu veux faire aussi ?
- Oui, indiqua-t-il de la tête.
- Allonge-toi, je vais t’expliquer. »
Elle colla sa bouche à son oreille, il suivit ses indications. Sa voix, comme des souffles câlins, glissait en lui et l’envahissait. Elle parlait par phrases courtes lui permettant de s’installer dans chaque période, d’abandonner peu à peu les sournoises résistances, les pudeurs éducatives. Nu, les yeux fermés, allongé sur une plage, aux côtés d’une jeune fille dévêtue, il se laissa pleinement guider, sans aucun autre intérêt que la délicieuse petite voix dans son oreille.
Elle lui avait dit de poser les mains le long de son corps. Elle lui avait appris à respirer. Il n’y parvint pas tout de suite mais elle l’avait prévenu, il ne devait pas s’en inquiéter. Il lui obéit et ne s’en affola pas. Il continua comme elle le disait, avec la même patience. Quand il ne ressentit plus le moindre désir d’y parvenir, ni la moindre volonté de réussir, quand il atteignit l’oubli de tout sauf de son souffle, et que la petite voix s’était retirée en toute confiance, en lui conseillant une dernière fois de « laisser partir », alors il put suivre dans son être le souffle de la vie. Une présence inconnue. C’était partout et impossible à placer, ni dedans, ni dehors. Partout.
Puis ça disparut.
Il pensa à la petite voix et recommença à compter, comme elle le lui avait appris. Premier souffle, un, deuxième souffle, deux, troisième souffle, trois, quatrième souffle, quatre. Il recommença encore puis de nouveau, puis ne sut plus quand il recommençait, puis ne pensa plus qu’il comptait, puis ne reconnut que le souffle répété. Longtemps répété. Et la présence réapparut. C’était comme une lumière qui ne cessait de s’étendre dans un espace clos, tout était déjà rempli mais la lumière continuait à s’éloigner et faisant cela elle semblait toujours plus proche. Simultanément, elle gagnait en densité. Cette densité étrangement légère le suspendit à l’intérieur de lui-même, ni dans son crâne, ni dans son corps. Elle le maintenait hors de tout contact et à la fois il ressentait la lumière comme si elle le touchait, s’étendait sur lui comme une eau apaisante. Il pensa qu’il s’agissait peut être de sa conscience…Sa conscience seule, sans les apparats habituels, les camouflages grotesques, les substitutions ordinaires, les déviances quotidiennes…
Ce rappel brutal de la faiblesse des hommes effaça tout et la présence disparut.
Il n’aurait pas dû laisser la colère revenir. Il le comprit immédiatement. Oui, il y avait des mensonges, il ne fallait plus s’en préoccuper, c’était le mal, il devait penser au bien, uniquement au bien.
Il ramena les yeux à la lumière extérieure. Ébloui, il posa une main en visière. Il tourna la tête. Birgitt était toujours allongée, les yeux fermés. De l’autre côté, Yolanda le regardait.
« C’est bien, très bien, murmura-t-elle ravie. Tu es resté longtemps. C’est beaucoup pour une première fois.
- Tu n’as pas fait comme nous ?
- Non, je t’ai regardé tout le temps, j’ai pensé à ton calme, pour t’aider à le trouver. On ne sait pas si ça fait quelque chose mais on fait ça avec Birgitt. Tu as vu comment c’était ?
- J’ai perdu le contact une fois et puis en comptant c’est revenu. Je ne saurais même pas dire ce que c’était. J’ai pensé à ma conscience et là tout est parti.
- Il ne faut rien se dire, juste compter et puis après vivre sa respiration. Si tu fais venir une pensée, même si c’est une bonne pensée, tu perds tout. »
Birgitt avait ouvert les yeux et les regardait murmurer.
« J’avais besoin de ça », dit-elle au bout d’un moment.
Pierre tourna la tête.
« J’ai fait comme toi tu sais ! dit-t-il enthousiaste. Yolanda m’a expliqué et j’ai trouvé quelque chose de calme, une sensation étrange, comme du vide mais ce n’était pas vide. Je voyais par-dedans, ça grandissait tout le temps. »
Birgitt sourit à son amie.
« Tu apprends vraiment vite, affirma-t-elle.
- Je suis certaine que tu as déjà vécu des moments comme ça mais tu ne contrôlais rien alors c’était moins fort, ajouta Yolanda. Tu es rapidement resté calme. »
Il pensa à ces séances de cannabis pendant lesquelles il tombait dans une absence étrange. Ça n’avait été qu’une fuite, une dérive de plus. Maintenant, il allait apprendre à maîtriser ce voyage.
Il ferma la porte de la geôle et n’en dit rien.
Ils échangèrent encore leurs idées, longtemps, sur la conscience, la méditation, l’univers, la philosophie…La chaleur du soleil les invita finalement à la baignade. Ils jouèrent dans les rouleaux. Birgitt, surprise par une vague puissante s’accrocha à la taille de Pierre qui s’efforça de la retenir. Il la serra totalement contre lui, sans penser à autre chose qu’au jeu. Quand la vague se retira, elle les laissa enlacés, ventre contre ventre, peau contre peau, les bras joints dans le dos. Yolanda les regarda. Ils sourirent et se séparèrent.
« Vous étiez très beaux tous les deux », dit-elle, gentiment.
Il baissa la tête et remonta sur la plage.
Elles échangèrent un regard étonné. Elles le rejoignirent. Il s’était assis et laissait couler du sable entre ses doigts.
« C’est quoi le problème, Pierre ? demanda Yolanda. Tu as l’air triste. C’est quand tu as serré Birgitt ? C’est pas un problème pour moi. C’est pas la jalousie entre nous deux si tu serres Birgitt. C’est bien avec toi et rien peut casser ça. C’est personne qui pense faire l’amour. Toi non plus, on le sait bien, ça se voit. »
Il releva les yeux.
« C’est bien comme ça nous trois, il faut pas mettre des choses qui font du mal… Il faut pas aller vite avec l’amour. On le sait, c’est important prendre le temps. Nous deux, on veut plus avoir du mal comme avant, c’était beaucoup, beaucoup de douleurs, c’est heureux comme ça pour nous trois. On veut pas penser faire l’amour et on veut continuer à t’aimer. »
Ces mots incendièrent son ventre mais la chaleur, trop forte, ne forma aucun mot. Il la regarda intensément. Puis il se tourna vers Birgitt. Il tendit les mains en avant, paumes vers le ciel. Elles les saisirent et les serrèrent.
«C’est vrai, c’est mieux comme ça. Il ne faut rien casser… Je vous aime toutes les deux. »
Et disant cela, il comprit que ce n’était pas l’amour qu’il avait connu avec Nolwenn. Cet amour-là était humain. Il était à un autre degré maintenant, ni supérieur, ni inférieur. Autre chose. Il pensa aux ondes circulaires formées par une pierre jetée dans l’eau. Il était parti du centre, il avait atteint par des efforts constants le premier cercle, puis le deuxième et un autre, avançant avec une volonté tenace et une curiosité sans cesse renforcée, abandonnant sa lourdeur humaine pour une évanescence plus favorable à une progression régulière. Rien ne le ramènerait vers le centre. Il continuerait à tendre sa conscience vers les ondes sans cesse éloignées, en expansion constante, tel un univers. Cette image qu’il aimait tant éveilla un prolongement qui le surprit. Il tenta de l’expliquer.
« Si notre conscience a la possibilité de grandir à l’intérieur de notre espace clos, c’est sans doute que nous ne l’avions pas développée auparavant et qu’il reste de la place mais se pourrait-il aussi que cette conscience soit extérieure à nous-mêmes, comme une conscience commune dans l’Univers et qu’il s’agisse simplement de la saisir pour l’inviter à occuper notre espace intérieur et que cet espace intérieur soit à la dimension de l’Univers ou l’Univers lui-même ? La plupart des hommes vivrait sans conscience, ce qui pourrait expliquer aussi les déviances de l’humanité. À la place de cette conscience universelle jamais rappelée, l’esprit s’emplirait de valeurs intrinsèquement humaines, totalement détachées de la source commune et ces valeurs, nombreuses et variées, incessamment renforcées pour le maintien du mensonge, donneraient l’impression à l’humanité entière qu’elle est sur la bonne voie…La manipulation de la masse par la masse elle-même nous a entraînés sur une fausse route. Nous ne sommes pas sur la voie de l’univers. Nous ne sommes plus en expansion avec lui. Nous sommes perdus parce que nous vivons dans une enveloppe de chair à laquelle nous sommes identifiés alors qu’il s’agit de l’Univers. »
Il s’aperçut à travers le silence retombé qu’il n’avait pas parlé aux filles mais à lui-même.
Il tourna la tête vers Birgitt.
« J’ai pas tout bien compris. C’est des mots difficiles, il faut tu apprends le hollandais !
- Ouh la ! Je suis déjà nul en anglais alors le hollandais, ça va me prendre vingt ans.
- Je veux bien t’apprendre pendant vingt ans, » continua Birgitt sérieusement.
Il lui sourit. Autant d’années que celles déjà vécues. Elle s’imaginait dans vingt ans toujours à ses côtés. Il aurait quarante-deux ans. La situation importait peu, il s’en apercevait pleinement. Il ne s’agissait pas, nécessairement, de constituer un couple et une vie sociale mais de continuer sur la voie de la connaissance, le reste, si ça devenait bon pour eux, se ferait naturellement. Ce n’était pas la finalité, ce serait juste une étape.
Il tenait toujours leurs mains. Sans les lâcher, il se leva et les invita à le suivre.
Quand ils rencontrèrent un tronc, lisse et blanc, échoué sur le sable, rejeté à mi-hauteur par une grande marée, ils posèrent les sacs et mangèrent.
Pour la première fois, c’est Birgitt qui étala la crème solaire dans le dos de Pierre. Jusqu’ici, il s’était débrouillé. Il proposa ensuite de lui en faire autant. Il passa doucement ses mains sur la peau bronzée et n’en ressentit aucune excitation, juste le plaisir d’une volupté partagée. Il sentit combien cette pression des corps et cette retenue pour éviter des gestes apparemment suspicieux limitaient les relations humaines. On revenait à cette sexualité omniprésente quant il ne s’agissait que d’attention et de partage, on pouvait être accusé de perversité ou d’obsession maladive quand on désirait ce simple apaisement de l’autre, l’éveil joyeux de son sourire. C’était ridicule. Les hommes, encore une fois, s’étaient fourvoyés dans une impasse. À considérer que l’acte sexuel était la finalité d’une rencontre, le passage obligé, on attribuait à tous les gestes attentionnés une connotation sexuelle. Les enfants perdaient la grâce et la simplicité de leurs relations en imitant un monde adulte dénaturé et tortueux. Il songea aux difficultés qu’il avait rencontrées pour que les enfants acceptent de s’allonger dans la classe pour écouter tranquillement de la musique. C’était pourtant si simple, être ensemble, se laisser aller, s’abandonner et vivre…Tout simplement. Et si pour partager les moments de bonheur, si pour aider l’autre à le goûter pleinement, les contacts physiques s’avéraient utiles, pour quelle raison devrions-nous retenir nos gestes ? Seule la morale était perverse, c’est elle qui véhiculait ces dérives. L’amour était bien au-delà d’un seuil physique, à ce stade, on n’entrevoyait qu’à peine le bord de l’espace à découvrir, il le savait maintenant, il ne désirait pas faire l’amour avec Birgitt, ni avec Yolanda. Ils étaient déjà dans l’amour, ils avaient dépassé le seuil et avançaient dans des horizons lumineux.
Il continua à masser le dos de Birgitt en s’attardant sur la nuque.
Il revit en flashs rapides des périodes de l’année et la multiplicité des rencontres… Comme s’il était possible d’y trouver un équilibre, une plénitude permanente, c’était juste un égarement supplémentaire, une fuite inhérente aux images véhiculées par le monde adulte, la sexualité comme une fin en soi, l’aboutissement d’une relation. Ridicule. Il ne ressentait ni honte, ni colère envers lui-même mais une infinie tristesse. Tant de relations égarées dès le départ, tant de prolongements possibles, de complicités profondes arrêtées dans leurs élans par des objectifs sexuels à atteindre.
Il ferait peut-être l’amour un jour avec Birgitt ou avec Yolanda mais il se laisserait simplement guider par le bonheur. Pour l’instant, le but était ailleurs. Les événements à venir parleraient pour eux.
Ce fut une nouvelle journée de calme, de jeux, d’échanges, de regards et de sourires. Une journée heureuse, toute simple.
Alors qu’ils rejoignaient le bungalow en fin d’après-midi, le propriétaire du centre leur annonça que la météo pour le lendemain n’était pas très optimiste.
« Et si je vous emmenais en balade ? Vous êtes déjà allé à la dune du Pilat ?
- C’est tous les ans quand on était petite, avec nos parents, s’exclama Birgitt en riant.
- On connaît tous les grains de sable ! » ajouta Yolanda.
Il n’insista pas.
« Et faire de la voile, ça vous plairait ?
- Avec un bateau et des voiles ? interrogea Birgitt incertaine d’avoir compris.
- Oui, ça s’appelle un dériveur. Vers Arcachon, il doit bien y avoir moyen d’en louer un.
- On n’a jamais fait ça ! dit Yolanda.
- C’est pas grave, moi je connais. Je peux très bien mener le bateau tout seul mais je suis certain que ça va vous plaire. Et autour du banc d’Arguin, ça doit être magnifique.
- Moi, c’est d’accord, confirma Birgitt.
- Moi aussi !
- Super, on va aller demander si le patron du camp connaît un loueur de bateau. »
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