JUSQU'AU BOUT : Exécution
- Par Thierry LEDRU
- Le 30/01/2020
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"Le petit pont constituait une sorte de frontière entre la forêt humanisée par de multiples sentiers et « les Marais du bout du monde. » Au-delà de ce passage, le promeneur s’aventurait. La richesse de la faune s’expliquait par l’inextricable fouillis d’arbres, de roseaux, de mares, de plantes de toutes espèces. En fait de pont, il s’agissait simplement de trois troncs posés au-dessus d’un étroit couloir. A cet endroit, la zone marécageuse était considérablement rétrécie. Le pont, un mètre au-dessus de l’eau stagnante, formait la jonction entre les deux parties. De chaque côté s’étendait un gué naturel, renforcé par de nombreuses pierres et branchages de toutes tailles. Cet aménagement permettait de continuer la marche pour un promeneur bien chaussé.
C’était le passage obligatoire pour tout chasseur de sarcelle ou de colvert.
En franchissant les trois troncs, Brohou avait l’habitude d’uriner sur l’eau immobile. Le fusil en bandoulière, il s’arrêta, dégrafa son pantalon, plongea une main avide. Elle fouilla laborieusement avant de ressortir une verge ratatinée. Le jet, peu puissant, décrivit une courbe décevante. Quand il était jeune, il s’en souvenait, il pissait beaucoup plus loin. Il se sentit envahi d’une profonde fatigue.
Le premier projectile le frappa à la tempe. La main droite chercha aussitôt à protéger le crâne. La gauche, curieusement, essaya de ranger le sexe. Le deuxième projectile éclata l’œil droit.
Un cri horrible. Un pigeon affolé traversa le couvert des arbres. L’épagneul, revenu sur ses pas, aboya à la vue de son maître gémissant qui vacillait, la bouche ouverte. L’œil lui coula dans la main. Un pied glissa. Il bascula lentement, les bras battant le vide. Le corps s’écroula lourdement dans l’eau terreuse. Aussitôt, avec des gestes heurtés, il chercha à se redresser. En quelques secondes la vase qui tapissait les fonds l’avala jusqu’aux genoux. Les mains tendues essayèrent de s’agripper aux troncs mais ils étaient déjà inaccessibles. Les jambes tentèrent de s’arracher à l’emprise de la vase. Chaque effort enfonça davantage le corps, comme dans un vide gluant. La vase froide coulait déjà par la braguette ouverte. Un borborygme pitoyable se forma, sans aucune force, comme pétrifié. Les bras plongeant jusqu’aux épaules, il essaya de ramer vers le talus mais il s’affala. Son menton goûta la fraîcheur de l’eau salie. Il se releva aussitôt et s’enfonça encore. Des sanglots d’enfant roulèrent dans sa gorge nouée. Il enleva le fusil de l’épaule et voulut s’en servir comme appui. La crosse disparut comme une cuillère dans un pot de confiture. Le chien aboya avec une énergie redoublée. On aurait pu croire à une naissance mais là tout était inversé. Le visage au ras de l’eau. La terreur qui l’étouffe. Il réussit enfin à prononcer un faible « non » lorsque le menton entra une nouvelle fois en contact avec l’eau noire. La bouche s’ouvrit tellement que le jus de l’œil y coula. La langue lécha le liquide translucide comme si elle cherchait à sauver quelque chose.
Pierre sortit des buissons et s’engagea sur les trois troncs. Brohou essaya de l’appeler mais l’eau terreuse lui coula dans la gorge. L’œil intact hurlait son dégoût. Les mains tendues comme une prière. Rencontrant miraculeusement une surface légèrement plus solide, les pieds parvinrent à prendre appui et le visage remonta de quelques centimètres.
Impassible. Juste un sourire moqueur.
Il sortit son sexe et urina. Brohou ne put rien faire pour éviter le jet dru et puissant qui l’aspergea. La croûte solide sous les pieds céda d’un coup. Le visage congestionné disparut brusquement accompagné par un gargouillis infâme. Les doigts se tendirent vers le ciel, happèrent le vide plusieurs fois de suite et se relâchèrent enfin. Ce sont eux qui quittèrent la surface en dernier. La vase effaça aussitôt toute trace de ce repas comme si cet homme n’avait jamais existé. L’eau se calma lentement. Le chien cessa d’aboyer. Il tourna sur les bords du marais en reniflant. Il leva la patte et pissa.
« Voilà un beau geste d’adieu. Sur ce point de vue, on est d’accord. »
Il n’eut aucune peine à reprendre le rythme habituel de sa vie d’instituteur. Il ne se considérait pas comme un meurtrier mais comme un justicier. Il fallait bien que quelqu’un fasse le travail. Il profita du soleil de l’après-midi pour sortir en vélo. Le soir, il prépara la classe.
Il se réjouissait particulièrement que sa première exécution ait eu pour cadre la forêt. Il repensa avec plaisir à son attente dans les buissons, aux variations de la lumière dans le frissonnement des arbres, aux chants des oiseaux, aux parfums lourds qui émanaient des marais.
Quinze jours de filature. Brohou utilisait toujours le même parcours et, approximativement, aux mêmes horaires. Quelle vie passionnante ! Il avait suffi de trouver le piège idéal. Ce temps d’observation lui avait permis de clarifier ses pensées et de se persuader qu’il avait pleinement raison. Aucune autre solution.
Ce n’était pas un acte contraire à l’harmonie de la nature. C’était bien pour préserver cette beauté qu’il devait éliminer Brohou. Une espèce de sélection naturelle.
Il devenait le tueur à gages de la terre.
Et ses gages consistaient simplement à ce qu’il se supporte lui-même et qu’il puisse s’autoriser à se présenter devant les enfants.
Ce sentiment de puissance. C’était si bon. Le début d’érection en lui pissant dessus. Cette chaleur dans son ventre, ces frissons de bonheur.
L’élimination du dégoût, de toutes les rancœurs, des colères ravalées.
Il se félicita d’avoir été dans son adolescence un champion du lance-pierre et de ne pas avoir perdu ce don. Il savait depuis longtemps que des écrous bien tirés pouvaient faire beaucoup de dégâts.
Le lundi fut une journée normale, celle d’un instituteur dans une classe unique. Chaque instant, chaque effort, chaque pensée, entièrement voués aux enfants. En fin d’après-midi, il corrigea les cahiers et prépara la classe du lendemain. A dix-neuf heures, il mangea en écoutant les informations. La radio ne parlait que de guerres, d’attentats, de meurtres, de viols, d’enlèvements d’enfants, de pollution et de disparitions d’espèces.
Il ferma les volets et prit son cahier.
« Je ne regrette rien et je suis même prêt à recommencer. Un bon maître se doit de travailler pour l’humanité, une humanité épurée. Moi, je suis celui qui débarrasse le genre humain d’un danger, d’un exemple pervers. Désormais aucun enfant, en grandissant, ne sera tenté d’imiter Brohou. Et si le fondement de l’humanité est ainsi protégé, le mal en disparaîtra. Tuer, dès lors, n’est pas contraire à l’ordre de la nature. Je rétablis une sélection naturelle à laquelle l’homme a échappé. J’apprends aux enfants à respecter la vie lorsque celle-ci mérite d’être respectée. On ne guérit pas un adulte pervers. C’est une plante qu’il faut détruire avant qu’elle ne fasse des pousses. »
Plus aucun doute mais la conscience affolante du travail gigantesque que cela représentait. Des noms, des visages, des souvenirs, des faits divers lus ou entendus défilèrent dans sa tête. Allers-retours rapides dans la pièce. Le ventre noué. Il se servit un verre de jus d’orange et reprit son cahier.
« J’ai toujours eu ces idées en moi mais je les ai toujours refoulées. J’ai toujours détesté les adultes, leur médiocrité, leurs faiblesses, leur lâcheté, leur sentiment de supériorité sur la nature et sur les enfants. L’adulte, très souvent, n’est qu’un état de dégénérescence de l’état de pureté dans lequel nous vivions enfant.
Toutes les confrontations et les rencontres que l’enfant a avec le monde adulte sont une atteinte à sa pureté originelle et l’entraîne vers la bassesse, la suffisance, la mollesse et l’arrogance, tout ce qui caractérise l’espèce humaine. L’enfant, lui, fait d’abord partie de la nature. C’est en grandissant qu’il s’intègre à l’espèce humaine qui, durant des années, l’attire par quantités d’artifices, par une vie superficielle et apparemment idéale.
L’école est le support essentiel, et le plus pervers, à cette dénaturation.
Tout ça n’est que mensonge. Seule la vie en contact permanent avec la terre est réelle et a une valeur profonde. L’adulte fait tout son possible pour que l’enfant l’oublie. Seuls quelques individus parviennent à préserver leur véritable identité. Ils résistent et vivent douloureusement dans un monde de rentabilité et de modèles créés par les gouvernants, non ceux qui pensent détenir par la politique un quelconque pouvoir, mais ceux qui, derrière ces vulgaires pions, manipulent par l’argent des masses aveugles. Ce monde-là n’est pas vrai. C’est une pure illusion. Un assemblage artificiel terriblement bien construit puisque l’humanité, dans sa grande majorité, y souscrit avec délectation et envie. Il est temps de construire une nouvelle humanité et ça passera nécessairement par les enfants.»
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